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Requiem pour Ballard par Jérôme Leroy
Il y a dix ans, le 19 avril 2009,
disparaissait James Graham Ballard. Incorporé dans les bataillons de la
littérature de science-fiction, il laissait une œuvre composite bien éloignée
des canons du genre. Aux ouvrages surréalistes sur fond d’apocalypses ou de banlieues
exotiques succédait l’inventaire des rites d’une société étrange, la nôtre.
Avec l’aimable autorisation de la
rédaction du magazine Causeur, je
reproduis ici un texte de Jérôme Leroy paru le 27 avril 2009.
Requiem pour Ballard
James Graham Ballard est mort le 19 avril, à soixante-dix-huit
ans et ce n’est pas très grave.
Il avait fait le plus important pour un écrivain, il
avait transformé son nom en adjectif, comme Kafka, Orwell ou Sade. La dernière
édition de l’English Collins Dictionnary nous apprend ainsi que l’adjectif
ballardien se définit comme « une ressemblance avec les conditions de vie
décrites dans les romans et les nouvelles de J. G. Ballard, spécialement la
modernité dystopique, les paysages de déréliction créés par l’homme lui-même
ainsi que les effets psychologiques des récents développements technologiques sociaux
et environnementaux ».
J. G. Ballard est mort sur le front et c’est très
courageux. Il a en effet terminé sa vie à Shepperton, dans un pavillon de
banlieue moche comme tout, en vieux veuf malade et inconsolable. On y trouvait
bien une toile de Delvaux mais malgré tout, on se dit qu’un écrivain de son
envergure aurait pu choisir pour tutoyer la faucheuse un endroit un peu plus
glamour. Mais le glamour, ce n’était pas le genre de la maison Ballard. À
Shepperton, on était dans ce que Marc Augé appelle un non-lieu. Les non-lieux,
ce sont les zones résidentielles, les centres-villes rénovés, les aires
d’autoroute, les halls d’aéroports, les centres commerciaux. Ils n’ont ni passé
ni avenir, ils prolifèrent à notre époque, comme les cellules cancéreuses qui
ont emporté Ballard. C’est dans les non-lieux que les choses se passent,
effectivement, et Ballard, comme tous les écrivains qui en ont, voulait être là
où les choses se passent. Plus besoin d’aller mourir en Espagne avec Hemingway,
le cauchemar commence avec un barbecue dominical et un adultère sous poutres
apparentes pendant que les enfants zappent sur les trois cent chaînes de la
fibre optique.
Ça nous a donné, ce courage et cette intelligence du
non-lieu, des romans inoubliables : IGH, pour immeuble de grande hauteur, qui
décrivait dès les années 1960 les psychoses maniaco-dépressives qui se
déclenchent immanquablement quand on commence à entasser des citoyens dans des
tours formatées comme dans un cauchemar debordien. Super Cannes où la vie dans
un ghetto ultrasécurisé pour cadres supérieurs qui évitent la lutte des classes
avec des clôtures électrifiées et des caméras de surveillance mais qui vont,
manière de justice immanente, se massacrer dans l’endogamie la plus complète. Sauvagerie,
la récente réédition chez Tristram du Massacre de Pangbourne, où, dans un très
joli quartier pour riches, les enfants sages ont tous tué leurs parents le même
jour.
Parce qu’il était un sociologue du désastre en cours
depuis quarante ans dans les sociétés libérales, on a souvent dit qu’il était
un auteur de science-fiction en espérant que cette étiquette infamante pour les
esthètes et les imbéciles suffirait à l’exclure du champ de littérature. C’est
évidemment absurde. Les romans et nouvelles qui ressortissent purement à la
science-fiction chez Ballard sont assez minoritaires dans son œuvre et de toute
manière sont eux aussi de parfaites réussites. Ballard a notamment dans ce
domaine inventé un genre à part entière, la fin du monde intimiste. Il la
décline dans des variations atroces, réalistes et poétiques : dans La forêt de
cristal, le monde se minéralise, dans Le vent de nulle part, il est emporté par
un ouragan gigantesque, dans Le monde englouti, il est noyé comme l’Atlantide
et dans Sècheresse, comme son titre l’indique, c’est le contraire. À chaque
fois, cela est vécu par quelques individus contradictoires, attachants et
désespérément humains, et Ballard évite ainsi soigneusement la superproduction
déréalisante à l’américaine.
En fait, le génie de Ballard était dans cette coalescence
entre un présent déjà cauchemardesque et un futur épouvantable. Un futur qui
métastase le présent, un cauchemar à venir dont on ne se réveillerait plus au
matin car il n’y aurait plus de matin. Ballard avait perdu sa femme très tôt,
dans un accident de voiture. Il ne s’en était jamais remis et la littérature a
gagné un texte majeur, expérimental et fondateur, La foire aux atrocités, sorte
de matrice des livres à venir, où se déclinaient en fragments élégamment gore
et pornographiques les aspects les plus schizophréniques de notre modernité
obscène : l’hypermédiatisation, les guerres périphériques, le voyeurisme
chirurgical, le règne sans partage de l’automobile. Ce dernier thème qui avait
des échos si biographiques pour Ballard a donné naissance à un de ses romans
les plus célèbres mais pas forcément le meilleur, Crash, où l’on voit des gens
tout à fait normaux ne pouvoir jouir sexuellement qu’en ayant des accidents de
la route dont ils ressortent plus ou moins mutilés.
En tout cas, cela a donné une extraordinaire adaptation
cinématographique de Cronenberg, crépusculaire et érotique, avec dans un des
premiers rôles la somptueuse Deborah Unger qui, à elle seule, donne envie de
rentrer violemment dans toutes les grandes blondes avec une grosse cylindrée.
Plus généralement, Ballard fut bien servi par le cinéma et son roman
autobiographique, L’empire du soleil, où il racontait comment il avait été
emprisonné par les Japonais en 1942, à 12 ans, alors qu’il vivait à Shanghaï
avec sa famille, a donné un des très grands films de Spielberg.
La mort de ce génie discret peut être également
l’occasion de nous interroger sur ce paradoxe anglais, qui fait d’un pays à la
fois l’inventeur de l’habeas corpus et de la télésurveillance généralisée, des
libertés individuelles jalousement proclamées et de Big Brother attendant son
heure, dans l’ombre, sous le sourire en plastique du post-travaillisme
blairiste.
Parce qu’il
avait compris ce paradoxe qui rend fou, Ballard était dans la lignée directe de
Swift et d’Orwell et compagnon de route de Brian Aldiss et John Brunner.
Docteur en apocalypse ordinaire, théologien de la banalité du mal totalitaire,
antipoète des technologies mortifères et quotidiennes, Ballard était celui par
qui arrive les mauvaises nouvelles, c’est-à-dire, très précisément, ce qui
définit depuis toujours les grands écrivains.
8 commentaires:
oui eloigne du canon du genre mais grace au genre pour débuter et ses revues et aussi un booster pour la speculative
si priest existe en auteur contemporain c est toute la speculative anglaise qui lui doit.
grand bonhomme de ma jeunesse a jamais .
jean pierre frey
Le monde englouti, La plage ultime, Vermillion Sands et tant d'autres romans ou nouvelles furent mes opiacés. J'adorais son écriture. En passant, celle de Jérôme Leroy est ici flamboyante.
Mon Dieu mon Dieu, quel magnifique papier de ce journaliste de Causeur. Je n'ai jamais lu Ballard, mais d'après l'article, n'aurait-il pas un côté Houellebecq ? Vivre au milieu de ces endroits immondes pour être là où ca se passe et non dans le glamour, montrer le tragique du présent et le futur apocalyptique de la société libérale. Je n'en sais rien, mais j'y vois des similitudes, même si le genre littéraire est différent bien sûr.
Original, je n'avais jamais pensé à cela. Jusqu' à présent je faisais un lien avec l'essai de Roland Barthes Mythologies
Et sinon, oui ce papier est fabuleux
Ce papier est magnifique, peut être parce que Jérôme Leroy est écrivain lui-même.
Ben … celle là émanant d'un bifrostien était pas mal du tout
http://yossarian.over-blog.com/article-7348333.html
Sinon c'est drôle mais le thème des bonnes et des mauvaises nouvelles avait inspiré ceci :
http://www.lefigaro.fr/livres/2010/12/31/03005-20101231ARTFIG00502-touche-pas-au-gatsby.php
Ici chaque phrase est un uppercut.
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