samedi 1 juin 2019

Le quatuor de Jérusalem - 3


Edward Whittemore - Ombres sur le Nil - Ailleurs & Demain






Ombres sur le Nil est le troisième volet d’une saga pseudo-historique qui a principalement pour cadre le Proche-Orient des XIXe et XXe siècle. L’action se déroule cette fois en 1942 alors que les troupes de Rommel foncent vers Tobrouk menaçant de s’emparer de l’Egypte. Dans un bar du Caire, Stern, fils de l’inénarrable Lord Strongbow, est tué par une grenade lancée à l’improviste. La narration se poursuit en flash-back quelques mois auparavant à l’instant où les services secrets alliés vont dénicher en Arizona Joe O ‘Sullivan, l’un des protagonistes de la grande partie de Poker. Ils le chargent de retrouver son ami Stern, craignant que celui-ci ne communique aux nazis des informations très sensibles.



A la différence des deux premiers volumes le récit d’Ombres sur le Nil emprunte la voie d’un roman d’espionnage. Encore que cette indication, comme tant d’autres, soit à prendre avec des pincettes. Les péripéties sont bien souvent noyées dans des flots de monologues. Conversations avinées nocturnes diront les uns, réflexions sur l’Histoire et la sauvagerie humaine estimeront les autres :



« Mais c'est là un autre sujet, dit Stern, qui nous amène tout droit aux massacres et à la folie où Sivi a sombré à ce moment-là. Une sagesse aussi profonde est souvent trop fragile pour pouvoir survivre à la brutalité de la vie, à la peur qui nous ronge. Celle de Sivi y a échoué, et il est devenu fou...
Bien entendu, cette nuit sur le balcon date d'il y a longtemps, de l'époque où je commençais tout juste à devenir un homme. Et en y repensant, ainsi qu'à ce qui a suivi, j'ai pris conscience des efforts que nous faisons pour grandir. Avec quel désespoir nous gardons à cœur les certitudes de l'enfance, affrontant cou­rageusement le monde avec cette armure pathétique. Je sais, disons-nous, peut-être que je n'arrive pas à l'expliquer mais je sais ce que je veux dire.
Et cependant, si nous ne pouvons pas l'expliquer, poursuivit Stern, personne ne peut comprendre. Il ne reste alors que des rêves raides morts, les châteaux de sable de notre enfance aux­quels nous avons ajouté une ou deux tourelles pendant l'ado­lescence, quelques remparts de plus avant notre mort, transmettant à nos enfants le même édifice d'allure onirique, mais dont la structure interne demeure intriquée et incompré­hensible.
Stem fronça les sourcils. Il fixa le comptoir des yeux et sa voix se fit tendue, étouffée.
Pourquoi ne comprenons-nous pas que s'accrocher aux choses n'apporte que la destruction ? Pourquoi ne comprenons-nous pas que même les révolutionnaires commettent cette faute, qu'il n'y a parfois pas plus réactionnaire qu'un révolution­naire ? Un homme dont la soif d'ordre, souvent innocente, l'amène à justifier la violence, le meurtre et la répression tout ça parce qu'il désire ardemment la symétrie imaginaire, la beauté imaginaire d'un château de sable dans un esprit d'enfant ?
Les images, dit Stern... les choses que nous imaginons. Ces armées de merveilles éthérées et d'horribles monstruosités nées de notre insondable imagination. La plaie de notre époque, c’est la croyance en tout et en rien. Bardés de vertu et d'arrogance, nous jouons en esprit avec le zèle des ermites confits de piété qui n'ont jamais rien vu du monde, qui refusent de le connaître, refusent même d'entendre l'écho de ce qui les a précédés. Si grande, si pathétique est notre arrogance que nous affirmons même pouvoir larguer notre passé et faire de nous ce que nous voulons, simplement en disant que cela est vrai.
Sauf que ce n'est pas vrai et que nous ne le pouvons point, parce que nous en savons encore moins que nous ne le pensons sur la liberté de l'homme, et sa responsabilité, et sa culpabilité. Et pourtant, nous continuons à le prétendre, imbus de notre arrogance, et à entretenir de terribles préjugés dont les victimes se comptent par centaines de milliers, voire par millions. Les victimes dont notre époque semble avoir envie... pire, dont elle semble avoir besoin.
Pourquoi ? Pourquoi notre culpabilité est-elle si forte, au point de nous pousser au sacrifice humain à grande échelle ? Et à quoi sacrifions-nous ? Pourquoi ressentons-nous cette culpabilité avec une implacabilité telle qu'elle nous amène à créer un Hitler, un Staline, pour accomplir des massacres en notre nom ? La liberté est-elle une notion si terrifiante en ce XXe siècle que nous ayons besoin de camps de concentration et de systèmes politiques équivalents à des prisons à l'échelle nationale ? Ces inhumaines machines à broyer que les gens vénèrent en masse, pour lesquelles ils sont prêts à mourir, qu'ils baptisent avenir ? Sommes-nous terrorisés par la liberté au point de faire du monde une gigantesque colonie pénitentiaire ? Désirons-nous si ardemment retrouver l'ordre du royaume animal... notre innocence perdue, notre ignorance perdue ? »



Au Caire, sur les pistes de Stern, Joe fait la connaissance d’Ahmad tenancier d’un hôtel miteux et de Liffy personnage fantasque, tous deux liés au « Monastère » nom de code du QG des services secrets britanniques. Ils se lieront d’amitié alors même qu’un ennemi mystérieux tente de les éliminer. L’amitié mot clef de cette saga, celle qui unissait autrefois Strongbow et Ménélik, aujourd’hui Stern et Joe.



Tel quel Ombres sur le Nil, dans la mouvance des deux précédents, se lit comme un rêve de fraternité universelle. Les amateurs de curiosités littéraires dont je m'enorgueillis y trouveront leur compte. Par contre les afficionados de littérature de genre pure et dure freineront des quatre fers, le graphisme de la couverture n’arrangeant pas les choses.

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