Franz Kafka - La Métamorphose - Folio classique
Gregor Samsa, représentant de commerce de son état, se réveille un matin dans sa chambre, affublé d’un nouveau corps. Une carapace recouvre son dos et de multiples pattes se sont substituées à ses bras et jambes. Le constat de l’incongruité et de l’horreur de la situation n’envahit pas son esprit dans un premier temps. Le jeune homme sort d’un rêve agité et savoure quelques instants son immobilité forcée. A l'image d'un Bartleby, il la salue même comme une trêve dans sa lutte quotidienne pour sauver sa famille de la précarité et assurer un avenir convenable à sa jeune sœur. Mais l’arrivée de son patron, le fondé de pouvoir, mécontent de son absence matinale, et les réactions de rejets de son entourage vont replacer la monstruosité au cœur du drame.
J’ai découvert ce court roman au cours de ma scolarité. De
mémoire mon enseignant avait mis au premier plan un film sorti quelques courtes
années auparavant, Johnny s’en va en guerre, odyssée tragique d’un
soldat amputé de ses quatre membres et privé de la parole, de la vue, de l'ouïe
et de l'odorat, n’ayant que la sensibilité de peau comme moyen de
communication. Ce thème du corps étranger, du corps prison repris en 1997 dans Le
Scaphandre et le Papillon semble aujourd’hui sans intérêt. Car c’est bien
d’un drame familial dont il s’agit.
La préface de Claude David, dans cette édition bon marché, complétée/supplantée dans quelques jours par une vague de réédition des œuvres de l’auteur à l’occasion du centenaire de son décès, résume bien l’état des réflexions à ce jour : un dispositif scénique, calquant la disposition de l’appartement des Samsa sur celle des Kafka, l’inversion du regard porté sur le monstre, rôle désormais dévolu au trio père-mère-sœur, quelques allusions sexuelles ou freudiennes comme le tableau de la dame au manchon et l’apparition de la mère effrayée et demi-nue, le père dominateur etc. L’édition scrupuleuse des écrits de l’écrivain dont sa correspondance permet d’établir la genèse de la création de La Métamorphose incluant des textes antérieurs tels Préparatifs de noce. On ne saurait reprocher au travail de Claude David que quelques notes de bas de page, sans doute destinées à un jeune public cœur de cible de ce volume vendu à un prix très modique.
Rien n’interdit d’élargir le cercle de lecture du récit, de se débarrasser provisoirement de l’adjectif kafkaïen pour céder à l’émotion devant le destin d’un être puni pour on ne sait quel méfait par des Dieux grecs dont les victimes peuplent la faune ou le ciel, et dont la mort pour ainsi dire sacrificielle conditionne l’émergence d’un nouvel espoir pour ses proches. Respectant un protocole induit par la structure en trois parties de La Métamorphose, Gregor Samsa, ce frère lointain d’Elephant man, franchit les portes successives de l’exclusion, l’univers professionnel, l’univers familial, l’espace vital tout en ne cessant de porter toute son attention sur ses bourreaux au détriment de sa survie.
Rien n’interdit de pousser encore plus l’exploration, d’abandonner le carré vertueux de l’exégèse où toute création artistique cristallise un parcours, des rencontres, des influences pour considérer ce court roman non comme un point de chute, mais comme un point de départ dans des dimensions dont les clefs d’entrées échoient à quelques rares élus. Alberto Manguel dirait plus simplement que certains livres s'affranchissent de leur date de publication et éclairent le présent. Franz Kafka disparait en 1924, « victime vraisemblablement de malnutrition ainsi que de tuberculose » dans un sanatorium près de Vienne. Autrement dit il meurt pratiquement d’inanition comme son personnage. Ce faisant il échappe, écrit Pierre Assouline « au second acte de la catastrophe civilisationnelle. Il ne saura pas que ses trois sœurs mourront dans des camps de concentration auquel son oncle n’échappera qu’en se donnant lui-même la mort. Les quatre femmes qui avaient été ses amies de cœur seront exterminées dans des camps nazis. Son propre frère et ses meilleurs amis également. Un entourage comme une hécatombe. »
Les Dieux cependant ne sont pas rassasiés. Dans le numéro 669 de la Revue historique 2014/1, une étude de Johann Chapoutot Éradiquer le typhus : imaginaire médical et discours sanitaire nazi dans le gouvernement général de Pologne (1939-1944), relate les observations et mesures prises en 1941 à Varsovie par les autorités sanitaires allemandes au sein du Gouvernement général de Pologne (Pologne occupée non annexée au Reich). Le Dr. Joseph Ruppert « affirme que l’expérience de la Pologne « dépasse de loin nos anticipations les plus folles. Tenter d’exprimer par des mots ce que nous avons vu est inutile […]. En un mot : saleté, saleté et encore saleté ». Le pire est à trouver dans le « Judenmilieu », véritable « cuve d’incubation pour la vermine, la saleté, la maladie », où ne vivent que des insectes et des criminels, où les enfants sont décrits, par un jeu de mots intraduisible, comme un « élevage de pustules » ». La solution définitive sera trouvée en 1942… Heureusement pour le lecteur, grâce à Max Brod et contrairement aux vœux de Kafka (!), le récit de l’existence de la "vermine" Gregor Samsa et d’autres écrits ont miraculeusement survécu.