samedi 21 décembre 2024

La Collection invisible

Stefan Zweig - La Collection invisible - Editions Sillage

 

 


Dans l’Allemagne des années 20, à l’époque où l’achat d’un bout de pain se monnayait contre une brouette de deutschemark, un marchand d’art berlinois raconte une bien curieuse histoire. Epluchant son livre de compte à la recherche d’une bonne affaire, il avait retrouvé la trace d’un très vieux client qui avait fait l’acquisition en plus de soixante ans d’une collection impressionnante de gravures signées entre autres Rembrandt et Dürer, avant de cesser de donner brutalement tout signe de vie. Il lui rend visite, quelque part en Saxe, et trouve l’explication : le vieil homme est devenu aveugle. Quand il décline son identité le vieillard exulte et se propose aussitôt de lui montrer les merveilles accumulées au prix d’ années de privations. C’est alors que sa femme et sa fille révèlent au commerçant avoir vendu toutes les gravures et les avoir remplacé par de simples papiers pour survivre, en laissant l’infortuné dans l’ignorance de leur funeste trafic :

 

« Avec une précaution infinie, comme s'il touchait un objet fragile, il tira du carton un passe-partout qui encadrait une feuille de papier vide et jaunie. Prudemment, du bout des doigts, il la souleva devant ses yeux éteints et la contempla avec enthousiasme, sans la voir. Tout son visage exprimait l'extase magique de l'admiration. »

 

Les éditions Sillage proposent des textes classiques et rares, alternant nouvelles et formats longs. Ont d’ailleurs  été chroniqués ici de courts récits de Tolstoï ou Conrad. Avec La Collection invisible elles optent pour la simplicité se contentant en annexe de quelques repères chronologiques. C’est dommage car cette gouteuse petite fiction oscille entre Le Père Goriot et Le Nom de la Rose : un père dépossédé de ses trésors ayant mémorisé comme le doyen aveugle leur emplacement exact et leur contenu. Un passage assez fabuleux montre le vieil homme et le marchand - qui joue le jeu - s’extasier sur une feuille vierge et jaunie du travail d’un artiste. Les deux femmes ébahies contemplent alors la bibliothèque aux merveilles disparues comme les apôtres la grotte de La Résurrection.

 

Dans une lettre rédigée avant son suicide, Zweig écrivait « le monde de mon langage a disparu ».Tel n’est pas l’avis de ce collectionneur éternellement habité par ses gravures, évoquant par certains aspects Borges, au point que l’on se demande si dans l’enchevêtrement du réel et de la littérature, l’auteur de L'Aleph n’est pas ici une création de Zweig. 

jeudi 19 décembre 2024

La Maison des Jeux - Le Serpent

Claire North - La Maison des Jeux - Le Serpent - Le Bélial’

 

A Vera Menchik

 

« Quel destin n’est pas pendu entre le caprice d’un inconnu et le mépris de l’univers ? »

 

 

Venise début du XVIIe siècle. Thene, fille d’un riche marchand est mariée à 15 ans à un aristocrate vénitien. Jacamo de Orcelo est un homme violent, qui ne cesse d’accumuler des dettes de jeux au point d’entamer la fortune de sa belle-famille. Le couple débarque un soir dans un Etablissement mystérieux. Thene s’y découvre une passion pour le jeu d’échecs ; elle collectionne au fil des jours les victoires au point de se voir admise dans un cercle restreint de la Maison, la Haute Loge. La Maitresse des lieux propose aux impétrants une partie dont l’enjeu bien réel n’est rien moins que la nomination d’un inquisiteur au sein du Tribunal Supreme de la Cité des Doges. Chaque Joueur est le champion d’un candidat et bénéficie de l’aide de personnages identifiés par des cartes de tarots.

 


Publiées initialement en plusieurs volumes dans la collection Une Heure-Lumière, les trois  novella (1) de Claire North reviennent dans un recueil relié du plus bel effet. Cette Maison des Jeux qui semble s’affranchir du Temps et de l’Espace s’inscrit dans une thématique tellement ample que l’on se contentera de citer L’Echiquier du Mal de Dan Simmons et La Ville est un Echiquier de John Brunner. Un narrateur extradiégétique commente les péripéties de la partie. Thene a échangé son visage victimaire contre un Masque d’indifférence. Le Jeu et rien que le Jeu, un but, la victoire. Si les Mythes grecs passent sous silence les passions des Dieux et dévoilent sans complaisance celles des hommes qu’ils manipulent, à l’inverse, Claire North place sa narration à hauteur d’une Joueuse froide et déterminée sous l’œil d’un chœur antique réduit à une voix off, les pièces (humaines) étant réduites à leur valeur utilitaire. Thriller original situé dans la ville des Masques, « Le Serpent » se lit aussi comme l’histoire de l’émancipation d’une femme, inspirée de la série Le Jeu de la dame.

 

 

(1)   « Le Serpent », « Le Voleur », « Le Maitre ».

 

dimanche 15 décembre 2024

Quelques lectures sous le sapin


Les fins d’années étant propices aux récapitulatifs, voici quelques coups de cœur qu’il me faut expliciter. Tout d’abord les ouvrages chroniqués dans ce blog sont, à mon avis et à de rares exceptions près, de bons voir de très bons recueils ou romans. Ils constituent en quelque sorte une présélection. Ensuite, j’ai pris la mauvaise habitude de ne pas me focaliser sur l’actualité littéraire, aimant relire quelques vieux classiques ; des rééditions parues en 2024 figureront dans ce panier. Enfin seul l’imaginaire est pris en compte.

 

Numéro 1 : La Sonde et la Taille de Laurent Mantese chez AMI. Personnellement j’aurais titré Affreux, Sales et Méchants ce requiem pour Conan rédigé dans une langue festive, qui s’autorise tout et domine la quasi-totalité des publications françaises de l’année, mainstream compris.

 

Numéro 2 :  Karin Boye - Kallocaïne - Folio SF, le grand livre d’une poétesse scandinave paru en 1940, traduit en 1947 et précurseur de 1984.

 

Numéro 3 : Robert Sheckley - Deux hommes dans les confins - Argyll : nonsense et histoires loufoques des deux As de la Décontamination Planétaire, plus aptes à générer des problèmes qu’à les résoudre. Des auteurs passeront, Sheckley restera.







Extrait de la Playlist de Yossarian, un titre des Cure qui rappelle que si la Littérature est le lieu de tous les possibles, et le Futur le mirage de tous les espoirs, Nothing is Forever.




mercredi 11 décembre 2024

La Montagne dans la mer

Ray Nayler - La Montagne dans la mer - Le Bélial’

 

 

 

Les lecteurs français ont découvert en 2023 l’auteur américain Ray Nayler avec le recueil de nouvelles Protectorats. Il contenait des récits de science-fiction se déroulant au sein d’un monde légèrement alternatif, dans une tonalité Eganienne, où prédominait l’inquiétude mémorielle et identitaire. L’écrivain récidive cette année avec un roman, La Montagne dans la mer situé dans le même contexte géopolitique. Il relate la découverte d’un peuplement de pieuvres très intelligentes, Octopus Habilis, dans un cargo échoué au large de l’archipel vietnamien de Con Dao - et les enjeux qui en découlent. L’entreprise DIANIMA spécialisée dans l’ingénierie biologique, l’intelligence artificielle, et récente propriétaire de l’ile compte exploiter cette trouvaille. Elle fait appel au docteur Ha Nguyen pour épauler une équipe comprenant un androïde conçu par DIANIMA. C’est plus qu’il n’en faut pour éveiller des convoitises malfaisantes et faire disparaitre quelques témoins gênants.

  

Ce techno-thriller que l’on pressent emprunter le chemin tracé par Ted Chiang dans « L’histoire de ta vie », adapté au cinéma sous le titre Premier contact, explore en effet le thème de la communication avec une espèce résolument étrangère. Mais loin de laisser filer son sujet à poulpe abattu, Ray Nayler propulse son récit dans trois directions différentes, trois voies appelées à converger. L’archipel de Con Dao donc puis Astrakhan et Istanbul où un hacker est chargé par une mystérieuse et menaçante commanditaire de pirater un réseau neuronal, les fameux « connectomes» de Protectorats, supports des dernières générations d’IA ; enfin, une odyssée maritime mettant aux prises des pêcheurs esclaves d’un cargo automatisé avec leurs geôliers humains ou non.

  

Au fil de ces narrations que d’aucuns pourraient assimiler à tort à des chemins de traverse, se dessine une trame sur l’impuissance des hommes à s’affranchir de leurs démons. Au chapitre 31 une responsable de DIANIMA fait la remarque suivante : « Il y a quelque chose de grand et de terrible chez les humains : nous ferons toujours ce que nous sommes capables de faire ». Phrase terrible qui renvoie à un conte ancien où un serpent demande à un batracien ou un oiseau - ma mémoire est faible – de l’aider à traverser une rivière. Au milieu du gué le serpent mord son transporteur qui avant de mourir lui fait remarquer qu’ils vont périr tous les deux. « Je le sais bien dit le serpent mais c’est dans ma nature ». Sentence qui révèle l’inaptitude humaine à entrevoir l’au-delà du monde, à affronter l’étrangeté du réel car condamnée à reproduire éternellement et à se réfugier dans la technologie. L’échange symbolique avec les pieuvres n’est que la clef de voute d’un roman sur l’ incompréhension et l’incommunicabilité. Plus besoin d'aller chercher les extra-terrestres au fond de l’univers. Ils sont ici et se nomment Algorithme, IA, ChatGPT, Sensitive Readers, Humains. Plus concis, les Kloetzer concluaient la lecture des Insulaires de Christopher Priest par ces mots « Chaque homme est une ile. »

 

La Montagne dans la mer est un beau livre, dans tous les sens du terme, les illustrations de couverture ayant bénéficié, nous dit Olivier Girard, d’un pelliculage « soft touch » ou « peau de pêche ».


vendredi 29 novembre 2024

Moi ce que j’aime c’est les monstres - Livre deuxième

Emil Ferris - Moi ce que j’aime c’est les monstres - Livre deuxième - Monsieur Toussaint Louverture

 

 

 

Il aura fallu attendre cinq ans pour connaitre la suite des aventures de la petite Karen Reyes, jeune fille résidente d’Uptown à Chicago dans les années 60. Le premier tome a eu un grand succès commercial et a reçu une pluie de récompenses. On y laissait l’héroïne désemparée par la mort de sa mère, on la retrouve au sein de ce même quartier glauque, dans l’appartement du sous-sol qu’elle partage avec son frère ainé Deeze. Un frère protecteur, caïd et artiste, qu’Emil Ferris croque sous les traits hybrides de Tony Montana et Franck Zappa. Tous deux fréquentent les musées, ce qui nous vaut au passage de somptueux dessins, imitations de Courbet, du Caravage, de Goya, de Toulouse Lautrec à côté de crayonnés à la Crumb.


Ebloui une nouvelle fois par ce festival graphique où chaque page réserve une surprise on en oublierait presque l’intrigue, assez molle en fait. Karen enquête sur la mort de Mme Anka Silverberg, découvre son passé de déportée, apprend l’existence d’un frère disparu prématurément, sympathise avec Jeffrey Alvarez, un écrivain afro-américain de science-fiction engagé dans les luttes pour les droits civiques avant de tomber sur un tripot souterrain.

 

Mais ce n’est pas très important. Karen a depuis longtemps troqué le réel contre une vie imaginaire peuplée de gentils monstres. Pourquoi ? Le hachurage dit Emil Ferris est une façon de combler le vide, avant de lâcher par l’intermédiaire de son personnage : « L’art est une protection ». L’artiste n’a pu se rendre aux Utopiales. On aimerait la voir à l’œuvre, découvrir le secret de ses somptueux portraits. Un troisième, voir un quatrième roman graphique seraient en route.




D'après "Le sommeil" de Gustave Courbet








mercredi 27 novembre 2024

Pour patrie l’espace

Francis Carsac - Pour patrie l’espace - L’Arbre vengeur

 

 

Soldat d’un Empire belliqueux en déroute, le lieutenant Tinkar est éjecté d’un vaisseau spatial saboté. Les Stelliens, un peuple vivant dans des cités nomades, le recueille juste à temps. D’essence pacifique, lointains descendants de pionniers incluant des religieux persécutés qui ont fui la Terre impériale, ils ignorent les conflits secouant leur antique patrie mais luttent eux-mêmes contre une espèce prédatrice les Mpfisfis. En butte à l’hostilité traditionnelle des habitants du Tilsin contre ceux qu’ils nomment les planétaires, le militaire essaye de se trouver un chemin d’existence, partagé entre ses anciennes fidélités et la perspective d’un nouveau destin.

 

Publié la même année que Ce monde est notre, Pour Patrie l’espace est contemporain des Villes nomades de James Blish dont il partage le world building. Space opera classique, bourré d’adrénaline, il raconte, en dehors des péripéties propres au genre, l’odyssée d’un individu en crise existentielle et morale qui ne cesse de réajuster ses convictions au long de son parcours. Un homme qui doute, qui se transforme, il faudra attendre le Silverberg des années 70 pour voir se généraliser ce thème. Cerise sur le gâteau, à l’inverse de ses homologues américains, Carsac crée des personnages féminins autonomes, éloignés du stéréotype de supplétives masculines en vigueur alors.

  

Le final (pages 267-281) - à lire et relire et qu’il faudrait citer tout entier - est parsemé de réflexions magnifiques comme celle-ci « Le plus important est la conquête de l’intelligence par elle-même » ; il parachève le récit d’une envolée métaphysique voire mystique rappelant l’aphorisme de Nietzche « Si tu plonges longtemps ton regard dans l'abîme, l'abîme te regarde aussi ». Une profession de foi en quelque sorte du professeur François Bordes. Etonnante lecture d’un roman remarquable dont la première phrase flirte subtilement avec « Le Bateau ivre » de Rimbaud et qui nous gratifie en bout de course d’une nébuleuse planétaire, écho lointain de « L’étoile » d’Arthur C. Clarke.


jeudi 21 novembre 2024

Ce monde est nôtre

Francis Carsac - Ce monde est nôtre - L’Arbre vengeur

 

 

Dans un lointain futur deux représentants de la Ligue des Terres Humaines débarquent sur la planète Nérat pour statuer sur le sort de ses populations. La Ligue regroupe une infinité de mondes coalisés contre un ennemi très puissant dont le sport favori est l’extinction des étoiles.  Explorant l’univers, elle s’efforce par l’entremise de ses coordinateurs d’arbitrer des conflits locaux en appliquant la « Loi d’acier » : toute planète habitable est attribuée, à la suite d’un jugement, à une et une seule espèce intelligente, les autres faisant l’objet d’une délocalisation sur un monde de leur choix.

 

Trois races humanoïdes se partagent - difficilement - les territoires de Nérat. Des humains rescapés d’une expédition vers le Nuage de Magellan à l’époque où la Terre n’avait pas intégrée La Ligue, une autre implantation humaine, plus ancienne, les Vasks et enfin les Brinns. Trois peuples, trois organisations sociales différentes. Une société féodale, agressive, une société pastorale, et semble-t-il une population indigène. L’irruption des coordinateurs et leur déclaration d’intention provoque le déclenchement d’une guerre menée par un jeune noble du Duché de Bérandie.

 

Francis Carsac (1919-1981) est le pseudonyme de François Bordes, éminent paléontologue français de la seconde moitié du XXe siècle. Dans l’intervalle de ses travaux il a rédigé quelques romans et nouvelles de science-fiction dont certains ont pris rang de classiques. Ce monde est nôtre, suite de Ceux de nulle part, aborde sur le canevas d’un space opera ordinaire, la difficile question « de la légitimé de l’occupation d’une terre » (Gérard Klein). Et bien que l’auteur s’en soit défendu, la publication d’un tel ouvrage en 1962 au Rayon Fantastique ne pouvait manquer de renvoyer à la guerre d’indépendance algérienne comme le rappelle la préfacière Natacha Vas-Deyres. Mais le lecteur contemporain n’a nul besoin de ce pesant rappel historique pour apprécier l’intemporalité de l’ouvrage de Francis Carsac : la colonisation, la difficulté du vivre ensemble, bref les revendications territoriales, écharpent aujourd’hui le monde que ce soit en Nouvelle-Calédonie, en Ukraine, au Proche-Orient. On ne peut que reprendre à propos de Ce monde est nôtre l’assertion d’Italo Calvino : « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire ».

 

Cette Ligue des Terres humaines annonce La Culture, la toute puissante civilisation imaginée par le  regretté Iain M. Banks. Elle l’annonce par son ambiguïté, une formidable technologie au service d’une société démocratique - libertaire, anarchiste chez Banks - qui s’arroge le droit d’étendre son modèle social (sa bienveillance diront les exégètes de La Culture) à tout l’univers. Relativement rares sont les fictions ethnologiques, anthropologiques, à thématique religieuse, de cette intelligence. On pense au Blish d’Un cas de conscience, au Cycle du Midi des frères Strougatski, à Le Guin …


vendredi 15 novembre 2024

Chien du Heaume

Justine Niogret - Chien du Heaume - J’ai lu

 

 



Les quelques lecteurs de ce blog se souviendront peut-être que Mordred de Justine Niogret avait fait l’objet il y a quelques années d’une fiche de lecture – un peu sévère – ici même. Il aurait été injuste de ne pas relire et chroniquer Chien du Heaume qui révéla en 2010 ses qualités d’autrice, doublement récompensées par le Grand prix de l’imaginaire et le Prix des imaginales. Au risque de se répéter, mais autant enfoncer le clou, Jean-Philippe Jaworski et Justine Niogret sont à mon avis les têtes de pont d’une « école » de fantasy française qui ne dit pas son nom et dont la principale vertu réside en une revivification de la langue française inspirée par le parler médiéval et l’exploration des mythes chrétiens voire scandinaves. L’auteur de ces lignes garde en mémoire les premiers paragraphes de La guerre du feu dictés jadis en classe de 6ème et ce n’est pas folie d’imaginer que les textes des deux écrivains précités fassent l’objet du même traitement au profit des nouvelles générations.

 

Chien du Heaume est le surnom d’une mercenaire qui subsiste en faisant le commerce de peaux ou en offrant ses services de guerrière. Elle a acquis une certaine expérience dans le maniement de la hache et un archer dépêché par un commanditaire inconnu pour l’éliminer en fait la désastreuse expérience dès le premier chapitre. La jeune femme arpente un monde évoquant un haut Moyen-Age que la chrétienté n’aurait pas encore conquis, même si l’on y trouve à l’instar de La Sonde et la Taille quelques moines esseulés ou regroupés en rares confréries. Tout est Bois et Hivers rigoureux dans ce rude univers que Chien du Heaume parcourt animée par une quête, celle de son nom. Quelques rares souvenirs et l’image des serpents entrelacés gravés sur son arme entretiennent ses errances à défaut de lui fournir des pistes sérieuses. C’est ainsi qu’elle trouve refuge dans le castel du seigneur de Broe.

 

Ce qui aurait pu constituer l’achèvement d’une Geste s’éparpille alors en récits enchâssés d’hommes de guerre vieillis, cloitrés dans l’hiver et les souvenirs, malgré l’ire d’une fillette trop tôt mariée et résolue à se venger. La littérature générale est plus tolérante en ce domaine que la littérature de genre. Mais on se souviendra de quelques beaux personnages et de cet aphorisme « L’amour ne se love en cœur que pour mieux y mordre ».

samedi 9 novembre 2024

Impossibles adieux

Han Kang - Impossibles adieux - Grasset

 

 

« Un matin de décembre, Gyeongha reçoit un message de son amie Inseon. Suite à une grave blessure à la main, celle-ci a été transférée d'urgence à Séoul, laissant derrière elle son île natale et son perroquet blanc. Alitée, elle demande à Gyeongha de prendre le premier avion à destination de Jeju pour nourrir son oiseau, avant qu'il ne soit trop tard.

Mais le soir même, une violente tempête s'abat sur l’ile. Le vent glacé et les chutes de neige ralentissent Gyeongha au moment où la nuit se met à tomber. Parviendra-t-elle à rejoindre la maison de son amie ? Là-bas, l'attend bien plus qu'une vie qui vacille. Compilée de manière minutieuse, l'histoire de la famille d'Inseon a envahi les lieux, des archives réunies par centaines pour documenter l’un des pires massacres que la Corée ait connu - 30 000 civils assassinés entre novembre 1948 et début 1949. » 

  

Ecrivaine sud-coréenne peu connue du grand public français, Han Kang a construit une œuvre dont la renommée n’a cessé de s’étendre depuis une dizaine d’années, récoltant au passage un International Booker Prize en 2016 pour La Végétarienne, le Médicis étranger 2023 pour le présent roman et le Nobel en 2024. Sa plume parcourt les registres de la solitude, de la douleur et de la mémoire. C’est le cas avec Impossibles adieux et on remarquera au passage que les récents Prix Goncourt et Renaudot relatent également des parcours mémoriels. A la source de l’œuvre, un séjour de l’autrice sur l’ile de Jeju et la révélation par une insulaire d’un massacre commis en 1948 par les autorités sud-coréenne à la suite d'une révolte paysanne, juste avant la guerre de Corée.

 

Arrivée à Jeju, Gyeongha découvre les travaux préparatoires d’Inseon relatifs à un documentaire sur ces exactions que les deux amies, respectivement journaliste et photographe, devait réaliser. L’intrigue romanesque se mue en un récit traumatique dans lequel les révélations d’un journal surgissent comme les ilots d’un passé de cruauté au sein d’un présent réduit à sa forme symbolique: l’enlisement nocturne de Gyeongha dans un paysage de neige insulaire, les piqures sur les doigts amputés et suturés d’Inseon, et surtout le rêve récurent de la narratrice, un champ peuplé d’arbres morts menacé par l’envahissement de la mer, cimetière marin hanté par Les Croix de bois de Dorgelès.

 

La seconde partie d’ Impossibles adieux bascule dans un onirisme total rompant avec le déroulé de la narration, n'épargnant pas les deux jeunes femmes dont la présence se fait de plus en plus évanescente. Ce multivers de la douleur ralentit la lecture tout autant qu’il la magnifie dans un espèce de chuchotement Bergmanien à l’image du phrasé de la récipiendaire du Nobel.


vendredi 1 novembre 2024

La Sonde et la Taille

Laurent Mantese - La Sonde et la Taille - Albin Michel Imaginaire

 

 

Le légendaire Conan a vieilli, beaucoup vieilli. L’octogénaire roi des Sept Nations de l’Hyperborée, repu de batailles dont les épisodes sanglants hantent ses rêves, régente désormais son Royaume depuis la citadelle de Kaldré devenue le siège d’une énorme administration. Depuis trop longtemps peut-être. Tout semble échapper à sa vigilance et à celle de ses conseillers. Son corps aussi le trahit ; les années ont bien entamé la vigueur du colosse et une néphrite enflamme son bas-ventre. Alors que ses vassaux présentent leurs doléances lors de la Septaine, une congrégation religieuse vitupère contre le monarque et prophétise des Temps de désordre et de renouveau. Pire, dans la foulée de l’opération chirurgicale décidée et exécutée par ses médecins, des troupes insurrectionnelles débarquent dans son fief.

 

Surgi du diable Vauvert, ou presque - nonobstant plusieurs recueils de nouvelles fantastiques dont un alléchant hommage à Jean Ray - Laurent Mantese entre d’emblée dans la cour des Jaworski, Niogret et autres Ferric avec un ouvrage de dark fantasy tout simplement incroyable. Un tour d’horizon éclair dévoile un personnage hors norme, Conan vieux, un pitch assez simple, la traque d’un roi fugitif, le tout porté par une écriture paroxystique attelée à la description d’un univers organique infiniment cruel. Le premier chapitre happe le lecteur avec un récit horrifique. Ce registre fantastique qui ressurgit à la fin du roman n’éclipse pas la tonalité fantasy de l’ensemble. La remarque judicieuse du xeelee Weirdaholic sur quelque parentèle avec Gargantua, pourrait laisser entrevoir la naissance d’une école française de l’imaginaire dont les pères fondateurs auraient pour nom Rabelais et quelques Parnassiens: Leconte de l’Isle n’aurait pas renié les sonnets disséminés ici et là par Laurent Mantese. On ne saurait nier non plus l’influence anglo-saxonne, en particulier arthurienne voire tolkienne dans la thématique du déclin de la nature et des êtres consécutif à celle du roi, considéré non plus comme un pacificateur mais l’Ordonnanceur de toutes choses :

« La vie immémoriale, la vie sans long questionnement ni palabre inutile, la vie que des milliers de générations avaient vécue sans colère et sans peine parce qu'il n'y en avait pas d'autres et que cela était très bien ainsi, la vie d'avant la mort, la vie des semailles et des courtils où l'on retournait la terre à la bêche et qu'on engraissait joyeusement avec toutes sortes de déchets, la vie du miel à la couleur ambrée qu'on ne puisait qu'à moitié dans les maisons des mouchettes pour leur permettre de passer l'hiver, la vie des champignons levés sous les fougères et des fruits sauvages cueillis dans la forêt, la vie foisonnante et criarde des basses-cours et des mies à qui l'on donnait des prénoms, la vie des épis de blé vigoureusement fauchés à la faucille par les hommes et liés en bottes par les femmes, la vie des chaumes enflammés sous le soleil de midi et qui finissaient de brûler sous le grand ciel infini constellé d'étoiles blanches, la vie des moissons ruisselant en poussière d'or sous le piétinement des mulets et les volées du fléau, cette vie-là n'était plus. Nul ne curait plus les fossés à la houe ; nul ne tondait plus les moutons qui se perdaient affolés, à la merci du loup, dans les col­lines ensauvagées ; nul ne tirait plus le lait des vaches, qui beuglaient sans fin dans les champs, les mamelles pleines à crever, ou qu'on voyait agoniser longtemps dans les étables, le cou pris dans les licols noués à la chaîne des murs, leur mufle désespérément tendu vers l'entrée de l'étable où le paysan ne reparaissait plus ; nul ne pressait plus le raisin dans les cuves et nul ne cueillait plus les glands aux branches alourdies des vieux chênes.

Et ainsi par cette lente désagrégation et par ce lent pourrissement de toute vie sociale, la maledisance et la haine des autres, la crainte du futur et l'incessante angoisse de chaque jour avaient fait remonter des catacombes et des grottes puantes où on les avait chassés, du temps de l’opulence, les diseurs de destin et les grippeminauds, les rebouteux guérisseurs de la peste et les ensorceleurs, les mages rapineurs et les prophètes lycanthropes, on les voyait revenir au grand jour et s'enhardir sur les routes, en jetant dans les airs des poignées de charmognes et de sortilèges qu'ils crachaient hors de leur bouche baveuse avec des hurlement de possédés, des imprécations formidables et des injures pour le ciel et pour la terre, pour les dieux et les démons, et on les écoutait gravement et on ne leur faisait point offense, on leur donnait même quand ils frappaient aux portes le peu qu'il restait, une croûte de pain, un coin de paille et un cruchon de vin, pour ne point attirer sur soi le guignon, et l'on racontait que ces nuiteux infâmes se réunissaient les jours de lune rousse au sommet des collines, dans les profonds des forêts et des bois, dans les marais fétides aux joncs camoufleurs de cadavres, […] » Dans cette veine inspiratrice, l’apparition finale des nornes peut évoquer celle des sorcières au début de Macbeth.

 

Il y a dans La Sonde et la Taille des moments d’introspection magnifiques succédant à des scènes de massacre ou de torture (âmes sensibles s’abstenir),  procédé de monologues intérieurs connu depuis Joyce. Au sein de cette désespérance surgit la figure de Colin, enfant handicapé que le monarque avait recueilli jadis, seul survivant de l'anéantissement d'un village de pêcheurs. Colin n’est pas l’idiot narrateur de Shakespeare ni le Benjy Compson de Faulkner, mais le protégé et le protecteur de Conan contre la déraison, le bruit et la fureur, son fils déclaré et aimé. Mantese croque avec délices les fieffés coquins qui traquent le duo avec un souci de détail qui confine au bestiaire.

 

Evoquant la qualité du style de l’écrivain, l’éditeur a cité dans la  quatrième de couverture Méridien de sang de Cormac McCarthy. On pourra s' assurer de l'analogie en comparant « l’attaque des Comanches - extrait 3 », avec la prose de Laurent Mantese :

« Par l'escalier, au même instant, arriva en gueulant une horde de guerriers vêtus de hardes et de harnois incroya­blement dépareillés, glanés sur les champs de massacre les plus lointains et les plus extravagants, et Cassius les vit couler vers lui tel un torrent boueux et malodorant en poussant des cris de joie et des injures triomphales, et la stupéfaction de leur venue lui fut si grande qu'il ne put que les contempler bouche ouverte, pâle comme un mort, les regardant de ses, yeux exorbités l'encercler et le bousculer en ricanant.

Ces mercenaires portaient tous, sous leurs vestes de peaux, des chemises à longues et larges manches, des chitons de laine grossièrement filée, des tuniques diverses, bigarrées, déchiquetées et balafrées de mille coupures ou accrocs, tenus aux hanches par des cordelettes ou des bandeaux de toile cousus hâtivement, Certains, sous ces entassements absurdes d'habits dépareillés, symboles de la barbarie des routes, de la fureur des pillages et de la monstruosité des tortures et des viols, exhibaient, malgré le froid, leurs poitrines velues, lardées de coups de lame ou de poignard qu'ils arboraient sans fierté excessive, habitués à ne faire naître partout où ils passaient qu'une désolation funeste, une implacable horreur sur les visages pétrifiés de leurs ennemis.

Et toute cette légion de pendards cruels vomie des enfers, aux yeux fous de ceux qui sont passés sans espoir de retour de l'autre côté de la commune humanité, aux oreilles cachées par de longs cheveux hérissés, aux barbes hideuses et négligées, aux visages brutaux et hilares d'égorgeurs et de coupeurs de tripes, puait la fosse d'aisances et le trou à fumier, les ragoûts hâtivement mangés au coin des feux de camp, les carcasses rongées abandonnées aux vers et aux mouches, les haleines empuanties par la gâterie fétide des dents jamais lavées, les vêtements portés sans soin depuis de très longs mois, depuis les après-midi brû­lants d'août jusqu'aux nuits glacées de décembre, la crasse ordurière et les pelures innommables des entrecuisses et du cul grattées et caressées du bout des doigts et ramenées à l'air libre - qu'on essuie à ses chausses en les tachant de marbrures noirâtres -, l'acre et tenace relent du sang qui les enveloppait comme un voile de fumée, la cendre des ossements dégorgés par milliers des bûchers nocturnes dressés par leurs mains d'assassins sur les collines - et tout cela faisait se lever, dans les piétinements des montures qu'ils traînaient derrière eux, les raclements de gorge, les rires fous et le cliquetis des armes et des armures, la peur des massacres à venir et des douleurs sans nom.

Ils portaient également tous, à des degrés divers d'ex­travagance, des armes dégueulées par toutes les batailles menées autour du monde, à pied, en mer, à cheval, dans toutes les provinces et contre tous les peuples, machettes à lame courbe, marteaux de guerre au manche de bois coiffé de têtes de plomb, masses, piques, sabres droits ou pertuisanes, sacquebutes et vouges aux lames emmanchées sur de longs bâtons qui servaient à sectionner les jarrets des chevaux, dagues, poignards, haches de jet ou de guerre, fléaux, cimeterres des lointaines contrées du Kosala ou du Khitai, de Stygie et du Punt, et même des faucilles, des serpes et des couteaux de pierre volés sans doute à d'innocents et pleutres paysans. »

 

En inaugurant la collection Albin Michel Imaginaire, Gilles Dumay déclarait vouloir attirer les auteurs français. Un choix stratégique payant puisqu’après les chocs Romain Lucazeau et Marguerite Imbert, voici la percussion Laurent Mantese. Lecteurs hexagonaux de David Gemmell, faites une pause et venez admirer dans La Sonde et la Taille les derniers combats de Conan le Barbare et les inépuisables ressources de la langue française.

 

 

 

 

 

 

Post-scriptum : Le Petit lexique à l'usage des lecteurs de Franck Ferric, Jean-Philippe Jaworski et consorts, enrichi au fur et à mesure des parutions, est désormais logé dans l’item Passeports pour le futur visible dans le blog en affichage web.

mardi 22 octobre 2024

Les Ailes de la nuit

Robert Silverberg - Les Ailes de la nuit - J’ai Lu

 

 

Dans un Temps éloigné, le Guetteur Wuellig fait route en direction de l’ancienne ville de Rome connue désormais sous le nom de Roum. Il est accompagné d’Alvuela, une Volante, jeune femme gracile et ailée, et de Gormon un Elfon. Modifiés ou pas, ces personnages restent des êtres humains rescapés du châtiment que leur espèce s’est infligée à elle-même, en modifiant jadis les équilibres climatiques de leur planète. Les peuples des étoiles jadis colonisés viennent en touriste admirer les reliefs d’une civilisation autrefois brillante au sein d’un monde dévasté et l’un d’entre eux menace même de conquérir la Terre et de se venger. L’Humanité rescapée s’est regroupée en confréries et celle de Wuellig consiste justement à détecter et à prévenir une éventuelle invasion.

 

Paru un an après L’Homme dans le Labyrinthe, Les Ailes de la nuit emmène le lecteur sur des terres évocatrices a priori de l’œuvre de Jack Vance mais qui en définitive se rapprochent d’un chemin de Compostelle, d’un itinéraire spirituel où se succèdent, pas forcément dans l’ordre, crime, châtiment et rédemption. Wuellig, malgré l’alerte donnée, reste le témoin impuissant de l’invasion pressentie. Sur les routes de Roum ou de Jorslem (l’ancienne Jérusalem) il cherche une voie existentielle et disons, puisque le roman n’est pas exempt d’une certaine religiosité, une forme de salut, en compagnie de voyageurs aux motivations plus ou moins troubles. Chacun d’ailleurs affrontera son karma lors d’une ultime étape, procédé que réutilisera Silverberg dans Le Livre des crânes voire Les Profondeurs de La Terre.

 

Si le crime est collectif, collective sera la rédemption. Le choix de l’auteur s’avère des plus pertinents en regards des thèmes abordés, le changement climatique (repris dans Soleil de minuit) et le retour de bâton des colonisations, dont l’actualité ne cesse de vibrionner à nos oreilles. Rédigé dans une langue classique, splendide, (merci au traducteur Michel Deutsch), l’ouvrage paru en 1969 (VF 1975) tient toujours le coup y compris ce parfum suranné de Love and Peace.


jeudi 17 octobre 2024

Au soir d’Alexandrie

Au soir d’Alexandrie - Alaa El Aswany - Actes Sud





A l’époque de Nasser, un groupe d’amis a pris l’habitude de passer ses soirées dans un bar privé d’un célèbre restaurant d’Alexandrie. Issus de divers horizons, les membres de « Caucus » - ainsi se surnomment ils -  échangent rires et discussions passionnés au cœur d’une ville adorée. S’y côtoient Chantal Lemaitre, une libraire française, le chocolatier Tony Kazzan dont le père a fui les persécutions ottomanes en Anatolie, un grand avocat Abbas El Cosi, Lyda propriétaire du restaurant, Carlo Sabatini maitre d’hôtel et séducteur impénitent, et un peintre, Anas el-Saïrafi. Le sujet de cette nuit-là est l’aptitude ou l’inaptitude des égyptiens à la vie démocratique, sujet banal mais posant les jalons d’un récit tragique.

 

Quittant le Caire des deux romans L’immeuble Yacoubian et Automobile Club d’Egypte évoqués ici, Alaa El Aswany transpose une réflexion politique amplifiée par la révolution de 2011 et les soulèvements populaires de la place Tahrir auxquels il a pris part, dans l’ancienne capitale antique, cœur traditionnel du cosmopolitisme égyptien :

 

« Je suis pas un écrivain et ce ne sont pas là mes Mémoires. Simplement mon témoignage sur ce qui est advenu. Je le note comme je l'ai vécu. Mon nom est Anas el-Saïrafi, connu à Alexandrie simplement comme Arias prénom dont je signe mes œuvres. Si vous êtes un habitué des restaurants et des bars d'Alexandrie, vous me connaissez certainement ou du moins vous m'avez déjà vu. Je suis peintre, diplômé de la faculté des beaux-arts. J'ai supporté cinq années ennuyeuses d'études au Caire puis je suis revenu à Alexandrie que je n'ai plus quittée. Alexandrie est mon univers. Lorsque j'en sors je perds mon équilibre psychologique et mon esprit se trouble. Je deviens un autre qui me ressemblerais c'est seulement à Alexandrie que je suis moi-même avec tout ce qui me caractérise, mes idées, mes sentiments, ma folie. Alexandrie n'est pas seulement une vie au bord de la mer, ce n'est pas seulement une ville arabe. Alexandrie existait des centaines d'années avant d'être envahie par les Arabes. La culture d'Alexandrie a, en surface, une première strate arabe au-dessous de laquelle se trouvent les strates d'autres cultures. L'histoire n'a jamais connu une telle diversité culturelle en dehors d'Al-Andalus où musul­mans, chrétiens et juifs vivaient dans la tolérance et la paix. Alexandrie est douce et délicate. Cette ville te prend dans ses bras sans égard pour ta langue, ta religion ou ton origine. Où trouver ailleurs une ville où l’on peut se faire couper les cheveux par un coiffeur grec, déjeuner dans un restaurant appartenant à un couple d'Italiens, mettre ses enfants dans une école française puis, si l'on a un problème, prendre pour se défendre un avocat arménien ? Combien de villes dans le monde fêtent-elles avec le même enthousiasme et la même joie les fêtes des musulmans, des coptes orthodoxes, des catholiques, des protestants et des juifs? Beaucoup de peintres ont vécu à Alexandrie. Partout, dans cette ville il y a des paysages qui attendent qu'on les peigne : la mer, le matin ou au coucher du soleil, les vieilles rues étroites revêtues de pavés, le fort de Qâit Bey que les Alexandrins appellent la Tabia, la colonne de Pompée et le phare. Où, dans une autre ville, un peintre pourra-t-il trouver tant de spectacles pour l'inspirer ? Je pourrais parler d'Alexandrie pen­dant des heures sans épuiser le sujet. C'est la seule ville égyptienne qui ait réussi jusqu'à aujourd'hui à résister au déluge de laideur, de sottise et d'extrémisme. Alexandrie me connaît, me comprend et m'aime. Souvent je l'imagine sous la forme d'une femme dont je serais épris. Lorsque je m'assieds au café du Commerce, puis au Trianon lorsque je traverse la rue pour prendre une bière glacée aux Délices, j'ai l'impression de caresser du bout des doigts le visage de mon aimée, comme si mon amour pour Lyda était lié à Alexandrie. Un jour, je me suis incliné devant elle, j'ai baisé sa main et je lui ai dit cérémonieusement :

- Princesse Lyda, souveraine de mon cœur, c'est Alexandrie qui t’a donné ta séduction et tes mystères... et ma résistance s'est effondrée. »

 

Les personnages, à l’instar de Tony Kazzan, figure de patron paternaliste souriant, exubérant, participent à ce quotidien festif qu’on nomme liberté. Il expérimente un nouveau produit; de son côté Chantal tente d’arracher l’autorisation d’organiser une journée de dédicaces avec un auteur étranger et redécouvre l’amour, Arias dessine des portraits de passants en dehors de ses heures de cours, la jeune Néamat fuyant un beau-père prédateur sexuel trouve refuge dans une école de danse, Maitre Abbas défend avec succès ses clients. Mais une main de fer va s’abattre sur les protagonistes et la ville. En cause la volonté du Raïs de prévenir toute velléité contestatrice, de poursuivre une œuvre révolutionnaire où la pureté des intentions des membres du parti présidentiel sera mise à l’épreuve, et de mettre en place des réseaux de surveillance. Au sein de la direction de la chocolaterie, deux membres d’une cellule secrète rattachée au ministère de l’intérieur, dont le propre frère du libéral Abbas, se mettent à l’œuvre.

  

Dans son nouvel ouvrage, Alaa El Aswany s’attaque à la période nassérienne, dénonçant sous les oripeaux de la victorieuse nationalisation du canal de Suez et de l’adulation d’un peuple, des pratiques dictatoriales. Au-delà du cas particulier de Nasser, le propos, par la bouche  du personnage de Chantal Lemaitre s’élargit à la culture de la soumission, religieuse ou étatique qui ne cesse de s’étendre, alors que ne cesse de s’éteindre y compris en Occident l’idée du vivre ensemble. Pour le reste le talent du conteur,  l’éclat des personnages font encore mouche.

jeudi 3 octobre 2024

Le Bracelet de Jade

Mu Ming - Le Bracelet de Jade - Argyll - RéciFs

 

 

En l’an 1640, époque où la dynastie chinoise Ming s’apprête à s’effacer au profit de la dynastie Qing, le lettré Qi Youwen emmène sa petite fille Chen à la foire aux lanternes sur le Mont Dragon. Courant de lumières en lumières, la fillette croise la route d’un inconnu, qui lui remet un cadeau. Il s’agit d’un bracelet de jade dont l’intérieur finement ouvragé contient en son creux de fines peintures de paysages. Détail curieux, l’objet est torsadé comme un ruban de Möbius. Sa beauté finit par hanter autant le père amateur de jardins que sa fille dont les rêves s’emplissent de montagnes et de rivières.

 

Premier volume d’une nouvelle collection consacrée à des romans courts rédigés par des autrices, la novella de Mu Ming, newyorkaise née en Chine, ravit par son originalité et sa richesse. C‘est à la fois un récit issu de contes anciens comme Le Bracelet torsadé, de littérature de jardins, d’un très vieux poème utopique de  Tao Yuanming (365-427), La source aux fleurs de pêchers, qui raconte la découverte par un pêcheur d’une vallée paradisiaque dont il perdra trace ultérieurement - et une spéculation inspirée de la géométrie riemannienne (ruban de Möbius, bouteille de Klein).

  

Il est beaucoup question de jardins et de peinture dans cette fiction. L’idée « de reproduire dans ce qui est fini la nature infinie du ciel et de la nature » renvoie à « L’Aleph » de Borges, de même que l’entremêlement d’un paysage et de sa représentation évoque le meilleur texte des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar. Le vide taoïste, aux sources de l’art célébré par le père de Chen, ne voisine-t-il pas avec avec son équivalent quantique dont les fluctuations énergétiques créent la matière ? On n’en finit pas de rêver autour de ce récit comme dans les meilleures productions de Greg Egan.

  

Mais il n’est pas interdit de reposer les pieds sur terre et d’apprécier tout simplement la biographie d’un lettré et haut fonctionnaire chinois, homme bon et juste, qui las du désordre du monde et des avanies subies par son peuple, décide de cultiver son jardin. Vous avez dit Voltaire ? Enrichi d’un paratexte très intéressant, ce petit volume entame en fanfare la nouvelle collection de l’éditeur Argyll.

samedi 28 septembre 2024

Comment voyager dans les Terres Oubliées

Sarah Brooks - Comment voyager dans les Terres Oubliées - Sonatine

 

 

 

« On dit que l’on avait tellement pris à la terre qu’elle avait toujours faim. Elle s’était nourrie du sang versé par les empires, et des ossements des animaux et des hommes par eux abandonnés. Elle avait acquis le goût du sang. »

 

 

 

Au sein des Terres Oubliées un Transsibérien Express fait la liaison entre les villes de Pékin et Moscou, une solide locomotive à vapeur tractant une vingtaine de voitures et leurs passagers. Vitres et parois ont été blindées pour résister aux assauts de l’Extérieur. En effet, à la suite d’on ne sait quel cataclysme, la Sibérie s’est muée en un territoire étrange, peuplé par une flore et une faune mutantes, déserté par l’espèce humaine. L’autre alternative s’offrant aux clients désireux d’atteindre l’une ou l’autre capitale passe par les mers du Sud, au prix d’un trajet à la durée indéterminée.

 

Les voyageurs, quoique protégés, ne sont pas à l’abri des séquelles psychologiques provoquées par la vision de ce strange land. Aussi un personnel spécialement formé assiste les occupants des wagons de Première et Troisième classe. Mystère au même titre que le quai 9 ¾ de la gare de Kings Cross de Londres, les ingénieurs ont oublié de concevoir la Seconde. Un salon bibliothèque, une voiture d’observation, des restaurants, des compartiments dédiés aux stockages de nourriture et autres commodités complètent le convoi. Sitôt installés les passagers font connaissance, histoire de s’affranchir, malgré les propos rassurants de l’équipage, des légendes angoissantes nées des précédents parcours.

 

Si l’on veut bien écarter le souvenir de fameux romans à suspense, il est bon de rappeler que le train est un des plus anciens véhicules de transport de l’imaginaire. On citera en premier l’imposant cycle de La Compagnie des Glaces de G.J Arnaud, des nouvelles signées Bloch, Shepard (« Le train noir »), une anthologie de Pierre Gontier, La croisière bleue de Laurent Genefort, au cinéma le dernier volet de Retour vers le Futur, liste non limitative évidemment. Sarah Brooks, dont c’est le premier récit propose là un pitch très intéressant, servi par une écriture déjà mature.

 

Deux explorations s’offrent au lecteur, l’une dédiée à l’identité des voyageurs et à leurs motivations, l’autre à ces fameuses Terres. Deux univers séparés mais peut-être pas si antagonistes que cela. Les personnages ont vraiment de la consistance, que ce soit la jeune et ex passagère clandestine Weiwei, Marya femme mystérieuse animée d’un esprit de revanche, Henry Grey, émouvant naturaliste accroché à son rêve d’Eden.

 

Comment voyager dans les Terres Oubliées est vraiment une bonne surprise, une « weird » légère et originale, une vision d’un monde sans entrave. Ah Jeunesse …


mercredi 18 septembre 2024

La Maison des Soleils

Alastair Reynolds - La Maison des Soleils - Le Bélial’

 

 

« C'était un visage qui me contemplait comme à travers la visière d'un casque. Il n'était pas humain, mais je devinais qu'il l'avait été, dans un passé lointain. On aurait cru une figure sculptée sur une falaise et soumise à l'action des éléments pendant une éternité jusqu'à ce que ses traits ne soient plus que traces résiduelles. Les yeux seuls mesuraient dix mètres de large ; le visage, dix fois plus. La bouche était une crevasse noire dans le granit de sa chair grise. Le nez et les oreilles n'étaient guère plus que des monticules arasés sur un flanc de colline. La tête s'évasait au niveau du cou pour disparaître dans le corps immense que dissimulait le collier de raccord autour de la base du casque en dôme.

La créature a cillé, moins un clin d'œil qu'un événement astrono­mique, l'éclipse d'une binaire à période courte. Il a fallu quelques minutes aux paupières pour s'abaisser, et la même durée pour se relever. Les yeux, pourtant braqués sur moi, ne me regardaient pas ; ils restaient inanimés. »

 

La littérature de science-fiction offre une réponse audacieuse à la réflexion angoissée de Pascal, « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » : terrain de jeux sans limite, réinvention de l’Histoire, expériences de pensée sans borne appliquées aux sciences expérimentales ou molles (uchronie) bref elle oppose l 'infini de l’imaginaire à l' infini de l’Univers. Le curseur est poussé très loin avec un nouvel ouvrage des éditions Le Bélial’, La Maison des Soleils paru en VO en 2008 et signé Alastair Reynolds, un des maitres du Space Opera.

 

Aux alentours du trentième millénaire, L’Humanité décide d’essaimer dans la Voie Lactée. La Lignée Gentiane, dont l’ancêtre a mis au point la technique de clonage envoie mille d’entre eux dans les étoiles. Elle n’est pas la seule. Chacune explore les mondes, s’y implante, mais toutes se retrouvent tous les deux cent mille ans pour fêter « La Millième Nuit ». Le récit démarre six millions d'années plus tard. Nous suivons les pérégrinations d’un couple de la Lignée Gentiane en route pour le rassemblement festif. Prenant le chemin des écoliers il récupère un membre du Peuple Machine, une créature aquatique, récolte des informations auprès d’un gigantesque Gardien d’un non moins gigantesque entrepôt de données. Ces détours génèrent un retard de quelques dizaines d’années, une peccadille à l'aune de cette échelle temporelle … Sur place il constate avec effroi que la presque totalité des clones de leur Clan a été éliminée. Qui a pu faire cela et pourquoi ?

 

Les fringants Campion et Purslane sont à leur manière des survivants enjambant l’émergence et la disparition de civilisations. La Post-Humanité a réalisé d’impensables avancées technologiques, biologiques, maitrisant la combustion des astres, allongeant la durée de vie de ses membres. Mais six millions d’années … Les deux héros de l’histoire ont en fait vécu quelques dizaines de  milliers d’années de temps subjectif, le reste étant dévolu à la cryogénisation ; pour citer le Gardien « Vous êtes un ver des livres qui a foré des tunnels à travers les pages de l’Histoire ». Ces prodigieux humains ne se mesurent pas encore au Temps des étoiles, mais abordent sans complexe les vastes étendues des Temps géologiques. Adieu Braudel !

 

En dehors des pérégrinations des pittoresques Campion et Purslane, la narration s’offre un détour sur les origines de la lignée par l’entremise du personnage d’Abigail Gentian. On découvre ses jeux, une étonnante maison de poupée, Le Palatial, aux fonctionnalités surprenantes comme Le Livre Mentor de L’âge de diamant de Neal Stephenson. Ce n’est là qu’un des aperçus de cet ouvrage ambitieux à l’image de La Nuit du Faune de Romain Lucazeau, mais servi par des moyens narratifs supérieurs. Les deux cents premières pages m’ont émerveillé, avant de patiner entre les intrigues secondaires des chapitres 14 à 21. Mais j’avoue bien volontiers avoir été dépassé par ce livre hors du commun.


dimanche 8 septembre 2024

Le Christ s’est arrêté à Éboli

Carlo Levi - Le Christ s’est arrêté à Éboli - Folio

 

 



Il fut un temps où l’Europe, parée aujourd’hui de toutes les vertus, fut une terre de répression. En Allemagne, en Espagne, en France, en Italie, les mains de fer d’Adolf Hitler et de ses alliés brisèrent les nations, dressèrent les populations les unes contre les autres, jetèrent en pâture aux plus féroces des laudateurs de l’Aboyeur une minorité religieuse. Les intellectuels furent particulièrement visés. Avant même la déflagration de la seconde guerre mondiale, les italiens Cesare Pavese et Carlo Levi, pour ne citer qu’eux, connurent l’exil. Après les geôles romaines ce dernier fut confiné en Italie Méridionale, dans la région de Basilicate, dans ce qu’on appelait autrefois la Lucanie. De passage à Matera, il échoua à Grassano puis à Aliano, renommé en Galliano dans son ouvrage Le Christ s’est arrêté à Éboli.

  

Le tour de force de cet écrivain est d’avoir fait de ce livre de souvenirs un roman où se déploie en à peu près trois cents pages tout ce que l’on peut espérer d’une œuvre de fiction : la découverte d’une terre, d’un peuple, d'une société, quelques forts personnages, des mythes fantastiques, un prolongement (fantasmé) vers un passé légendaire, des voisinages littéraires prestigieux comme si Les Misérables ou Germinal côtoyaient L’Eneide. Gabriel García Márquez ne m’a pas plus impressionné, tant cette Italie des bas-fonds, cette région de solitude, surgit comme une terra incognita. Carlo Levi, comme Faulkner, avait trouvé en 1945 son Sud de déshérence sociale et d’abjection.

 

Le narrateur débarque successivement Grassano puis à Galliano, deux villages agrippés aux flancs d’argile d’une région montagneuse. Si les maisons haut perchées et les vues dégagées du premier offrent à leurs occupants une forme de respiration, les habitats du second frôlent des ravines. D’emblée s’impose en plein été la vision d’une terre jaunâtre et d’une paysannerie labourée par le paludisme. Un lieu maudit dont le sol fissuré par la sècheresse abrite des vipères. La blancheur relative des murs et des portes s’obscurcit de la noirceur des essaims de mouche omniprésents, sans parler des cornes des chèvres dont la forme évoque le démon. Il y a bien de pauvres églises, mais la Vierge, « La Madone au visage noir, entre le blé et les animaux, les détonations et les trompettes, n'était pas la Miséricordieuse Mère de Dieu, mais une divinité souterraine, ayant puisé sa noirceur au pays des ombres dans les entrailles de la terre, une Perséphone paysanne, une déesse infernale des moissons. » Le coup de grâce est donné par le récit de la sœur du narrateur qui s’est aventurée dans les ravines de Matera, chef-lieu local, découvrant des habitations troglodytes peuplées d’enfants dévorés par le paludisme. Et certains de dire que le christianisme s’est arrêté à Eboli, avant-poste de territoires perdus habités d’êtres mi-hommes mi-bêtes.

 

Pourtant, ignorés du Ciel, brulés par les fièvres, harcelés par les représentants fascistes locaux, les paysans opposent une résignation qui se colore d’espérance à la venue du narrateur, peintre mais aussi médecin. Le village en compte deux autres mais totalement incompétents à l’instar des propriétaires de la pharmacie. Levi suscite ainsi l’intérêt de tous y compris du podestat mussolinien et de sa sœur.

 

Le Christ s’est arrêté à Éboli se lit non pas comme un roman sur la peste ou le choléra, mais comme le récit d’un peuple opposant une forme de résistance à l’Etat romain, digne descendant, imagine l’auteur, des brigands de jadis et plus loin encore de la reine Amata et du roi Turnus qui selon Virgile luttèrent contre l’installation des Troyens dans le Latium et qu’incarne plus que toute autre personnage la « sorcière » Giulia. La traduction très fluide de Jeanne Modigliani mériterait quelques rafraichissements mais elle met incontestablement en valeur la beauté de ce livre exceptionnel.

mardi 20 août 2024

Night Ocean

Howard P. Lovecraft - Night Ocean et autres nouvelles - J’ai Lu

 

 

Howard Phillips Lovecraft effectue sa rentrée littéraire la 17 Octobre 2024 avec une publication d’une sélection de vingt-neuf récits dans La Pléiade. La prestigieuse collection de Gallimard, après avoir honoré Jules Verne, incorpore donc le natif de Providence dans ses rangs avant, - qui sait ? - d’arpenter un jour la Terre du Milieu de Tolkien au grand désespoir de la vieille garde du lectorat des ouvrages au papier bible. Quoiqu’il en soit les œuvres du créateur de Cthulhu n’en finissent pas de défier le temps et de garnir nos rayonnages avec notamment une récente et formidable intégrale concoctée par David Camus chez Mnémos.

 

Pour ma part j’ai choisi pour lui rendre hommage, un modeste J’ai Lu acquis en 1995 contenant des textes collaboratifs pas toujours du plus haut intérêt littéraire, à l'exception d'une perle, une assez longue nouvelle « Night Ocean » signée Lovecraft et R.H Barlow. La préface de S.T Joshi, qui est au Maitre ce que Reiner Stach est à Kafka, souligne le fait que l’auteur de Dagon, contrairement aux idées reçues, ne vécut pas en solitaire. En témoignent des récits rédigés à plusieurs mains, des travaux de « nègre », et les fictions de confrères édifiées sur ses propres mythologies. La galaxie Lovecraftienne, si l’on prend en compte les multiples déclinaisons cinématographiques ou ludiques, ne cesse de s’étendre.

 

« Night Ocean » est un texte d’atmosphère, plus simplement un poème en prose. Sa fausse simplicité l’apparente pour Joshi aux créations d’Henry James. Mais on pourrait citer la prose poétique de Poe. Le narrateur, un peintre, prend quelques jours de vacances dans une station balnéaire. Il séjourne dans une petite maison en bord de plage, assez loin de la petite ville. Aux premières journées ensoleillées favorisant l’engourdissement des sens et la vacuité de l’esprit succède l’émergence d’une sourde inquiétude soulignée par l’apparition de premiers orages. Aucun véritable évènement ne vient cependant cautionner cette peur irraisonnée hormis la présence éphémère et hypothétique de formes indistinctes près de la mer, un jour de tempête. Les rares visites effectuées dans la cité voisine ne modifient en rien l'état d’âme du personnage, captif d’un univers étrange, sinon de ses tourments intimes.

 

La présence toute proche et cependant impalpable d’autres mondes est un thème récurrent des créations de Lovecraft. Il le décline ici - la participation de R.H Barlow ne semble pas essentielle - en trois vagues successives : la création artistique comme appropriation de visions d’un au-delà, les « ailes de papillon des rêves » objets de plusieurs textes de l’écrivain, et enfin l’existence d’entités très anciennes dont la résurgence marquera la fin de la présence humaine :

« L'océan est vaste et solitaire, et, de même que toutes choses en proviennent, elles y retourneront. Dans les lointaines profondeurs du temps, plus personne ne régnera sur la Terre, et il n'y aura aucun mouvement, sauf dans les eaux éternel­les. Elles viendront battre les rivages sombres de leur écume assourdissante, bien qu'en ce monde mourant plus personne ne puisse voir la froide lumière d'un soleil affaibli jouer sur les marées tourbillonnantes et le sable grossier. Il ne subsis­tera, à la limite des profondeurs, qu'une écume stagnante où se rassembleront les coquilles et les os des êtres disparus qui vivaient au fond des eaux. Des objets silencieux et mous, privés d'une vie paresseuse, seront ballottés le long des rivages. Puis tout sera noir, car pour finir même la lune sur les vagues lointaines disparaîtra. Il ne restera rien en au-dessus comme au-dessous des eaux sombres. Et, jusqu'à la fin des temps, au-delà de de la mort de tous les êtres, la mer continuera de battre à travers la sinistre nuit. »

 

Un très beau texte sans doute inspiré de La maison au bord du monde de William Hope Hodgson.

samedi 17 août 2024

Gravité à la manque

George Alec Effinger - Gravité à la manque - Mnémos

 

 

 

Dans le secteur de Boudayin, quartier ou métropole inconnue du Proche ou du Moyen Orient, Marîd Audran traine ses guêtres de détective privé dans les cafés et boites de nuit de la Rue principale, dopant son humeur à coups de petites pilules à défaut d’alimenter son compte en banque.  La chance semble tourner quand un ressortissant russe lui offre une coquette somme pour retrouver son fils disparu. Contacté, le lieutenant de police Okking lui révèle que le jeune homme a été retrouvé mort trois ans auparavant. Pire, l’employeur d’Audran meurt assassiné. C’est le début d’une série de crimes.

 

En 2015 Mnémos rééditait en un volume une trilogie romanesque de la fin des années 80 de George Alec Effinger complétée par quelques nouvelles, sous le titre Les nuits du Boudayin. Inspiré par des séjours qu’il effectua dans le quartier français de la Nouvelle-Orléans, l’auteur dressait le décor d’un Moyen Orient des années 2170 ou l’observance des lois de l’Islam s’accommodait paradoxalement de l’existence et de l’activité nocturne de personnages transgenres ou à la personnalité modifiée ou augmentée par des implants, impliqués dans toutes sortes de trafic. Bien difficile dans ces conditions, surtout pour un enquêteur, de savoir qui est qui, d'autant que les améliorations proposées peuvent étendre vos compétences ou carrément vous transformer en bête de foire.

 

Polar cyberpunk, Gravité à la manque évolue dans un monde aux frontières recomposées, anticipant par exemple la fin de l’URSS. A la faune de souteneurs, de « michetons », de trafiquants du Boudayin, s’ajoute celle des espions. Un Bey (résurgence de l’empire ottoman !) tient tout ce petit monde à sa botte. Sous le regard croisé de celui-ci et d’Okking, Audran va tenter de juguler la série noire. Le lecteur a un peu de mal à déficeler l’intrigue, les cadavres s’accumulent comme dans les oeuvres de Raymond Chandler. Contrairement à l’énoncé de la quatrième de couverture - mais il faut bien vendre - Gravité à la manque n' est pas un roman futuriste. Effinger proposait simplement au lecteur un Orient fantaisiste et un récit pittoresque, sans temps mort, parsemé d’aphorismes rigolos.


samedi 10 août 2024

Mygale

Thierry Jonquet - Mygale - Folio policier

 

 

Dans un bal de village, deux mauvais garçons agressent sexuellement une jeune fille. La suite sera terrifiante, incroyable. Mygale, un des premiers succès de Thierry Jonquet, révéla un auteur adepte de pitchs au cordeau servis par une écriture à l’os. Ce court roman de 150 pages fut adapté au cinéma par Pedro Almodovar. Une telle mécanique de précision dont les éléments s’assemblent parfaitement en bout de course ne peut que séduire, on l’imagine, les scénaristes de films. L’écrivain conçu ce texte dans les années 80 (décennie faste si se on réfère au Chainas chroniqué ici) et le révisa en 1995.

 

Trois morceaux du puzzle sont soumis à notre sagacité dès la première partie. Trois histoires de séquestrations : un professeur de médecine réputé, chirurgien esthétique, emprisonne dans sa demeure du Vésinet une jeune femme qu’il prostitue dans un studio parisien. Un jeune motard poursuivi par un véhicule est enchainé dans une pièce sombre en un lieu inconnu, un braqueur tueur de flic en cavale se réfugie dans un vieux mas entre Cagnes et Grasse. Des protagonistes comme des mondes étrangers mus par des ressorts mal cernés qui font route vers un cercle rouge Melvillien.

 

On se souvient que dans Bois-aux-Renards, Chainas inquiétait le lecteur avec une énumération d’anesthésiques et de leurs effets secondaires. Chez Jonquet le compte-rendu détaillé d’une opération de chirurgie esthétique aboutit au même résultat dans une séquence rappelant des images fortes de Franju. Ce n’est pas l’inconnu, l’impalpable, qui à l’instar des films d’horreur fait frissonner l’amateur de polars ; c’est l’hyperréalisme. Sophistications supplémentaires, la progression du récit alternant présent et flash-back et le timing précis avec l’auteur distille certains détails (les cheveux blancs).

 

Un travail d’orfèvre.