mardi 22 avril 2025

Schismatrice +

Bruce Sterling - Schismatrice + - Mnémos (Folio SF)

 



L’Humanité a quitté une Terre inhabitable pour se disséminer dans le système solaire au sein de stations orbitales. Au fil du temps elle s’est fractionnée en deux clans déterminés à assurer la survie de l’espèce par sa transformation. Les Mécas optent pour la voie cybernétique, les Morphos s’orientent vers la manipulation génétique. Inévitablement les conflits surgissent.


Tel est le cadre général de la Schismatrice, entendez par là l’univers posthumain et le titre de l’ouvrage de Bruce Sterling publié en 1985, complété dans l’édition folio sf (épuisée) et Mnémos par quelques nouvelles (1) qui justifient l’adjonction d’un « + ». Ce roman participe de la fondation du mouvement cyberpunk au même titre que Neuromancien de Gibson et quelques autres. Il a également une descendance ; La Vieillesse de l’Axolotl, chroniqué ici en est un exemple avec ses  « mechas » et « transformers ». Le récit a pour héros Abelard Lindsay, un jeune diplomate. Il vit au sein de la République « corporative circumlunaire de Mare Serenitatis », un habitat orbitant autour de la Lune terrestre. Humain mais formé par les Morphos il se sent, comme ses compagnons Philip Constantin et Véra à l’étroit dans ce monde dominé par les Mécas. Le suicide de la jeune femme dont Constantin rend Abélard responsable exacerbe l’inimitié entre les deux protagonistes et conduit ce dernier à l’exil.


C’est le début d’une errance, d’une aventure qui voit le héros d’abord simple « apache » dans l’habitat délabré Zaibatsu, endosser sous le nom de Lin Tsé le costume de producteur de spectacle puis, poursuivi par Constantin, se réfugier dans un vaisseau spatial ultime possession de la « Démocratie de Fortuna », en fait des mineurs sans emploi, puis rencontrer des Morphos au sein de astéroïde Esairs XII. A ce point de lecture et sans entrer immédiatement dans le worldbuilding, cet inventaire de microcosme sociaux rappelle l’influence déterminante de la contre culture des années 70 dans la naissance du mouvement littéraire cyberpunk. Néanmoins on ne donne pas cher de la survie d’une humanité dispersée en communautés survivalistes, quand, deus ex machina, entrent en scène les Investisseurs, aliens pacifiques et marchands détenteurs de technologies inouïes qui relancent les humains sur la voie du progrès et de l’accroissement démographique. Entre temps Abélard Lindsay ex Lin Tsé devient sous le nom d’ Abélard Gomez une importante personnalité politique des cartels.

 

Etranges mondes, à commencer par l’habitat pourri de Zaibatsu où surgissent des entreprises aussi exotiques que la banque Geisha & Geisha et les « Médicastres de l’ordre de la Néphrine noire », des biochimistes interlopes. Une morpho érotomane, amie (amoureuse) d’Abelard surgit à plusieurs reprises dans le récit. Kitsoune symbolise à l’excès cette variante du genre humain avide de métamorphoses dont le credo - j’emprunte les mots à une présentation du jeu vidéo Cyberpunk 2077 - est : le pouvoir, la séduction et les modifications corporelles.

 

Quels projets de vie envisagent ces « transhumains » friands de manipulations génétiques ou cybernétiques ?

 « -Vous arrivent-ils de rêver ?

- Nous avons notre vision. Nous constatons que les nouvelles technologies font éclater la vie humaine. Nous nous jetons dans ces courants ;chacun de nous n’est peut-être rien de plus qu’une particule. Mais ensemble, nous constituons un sédiment qui ralentit le débit. »

Plus loin, page 384 de l’édition Folio SF, un passage a fortement marqué certains lecteurs :

« Nous (les Investisseurs) avions espérer nouer des relations commerciales à long terme avec vous, mais nous ne sommes pas arrivés à vous dissuader de vouloir accomplir des percées sur les questions de métaphysique. Nous allons être obligés de mettre bientôt votre système solaire en quarantaine par crainte de nous trouver pris dans vos transmutations. »


Ce qu’annoncent et redoutent ces extra-terrestres, c’est l’imminence d’une transition vers un au-delà, une autre forme d’existence, idée reprise par Iain M. Banks dans son cycle de la Culture. La destinée humaine résumée à un projet métaphysique. Qui sait ? Même si la lecture de Schismatrice + n’est pas toujours aisée, ses visions ne cessent de nous fasciner.

 

 

(1)   Non chroniquées ici.


mardi 8 avril 2025

La Vie secrète des robots

Suzanne Palmer - La Vie secrète des robots - Le Bélial’

 

 

[Cette fiche de lecture a été réalisée dans le cadre d’un service de presse. Que le Bélial’ en soit remercié]

 

Inlassables explorateurs de la production anglo-saxonne de littérature de l’imaginaire, Ellen Herzfeld et Dominique Martel proposent un recueil inédit (sans équivalent américain) de treize nouvelles de science-fiction d’une autrice peu connue de nos contrées, Suzanne Palmer. Informaticienne installée dans le Massachusetts elle a notamment publié ses textes dans la revue Asimov’s ce qui prouve que cette vénérable institution contribue encore à la découverte de nouveaux talents. Les récits présentés par les « 42 » s’étalent sur une dizaine d’années.

 

Comme l’indique le titre la thématique tourne autour des robots, désignés parfois comme bots encore que ce dernier terme désigne aussi une routine informatique. Alors que le développement et l’intrusion de l’Intelligence Artificielle et de ses agents conversationnels suscitent actuellement quelques interrogations voire inquiétudes, la science-fiction fait ressurgir les bipèdes mécaniques inventés par  Karel Čapek et popularisés par Isaac Asimov. Curieusement qu’il s’agisse du « Father » de Ray Nailer , de El-Jarline de Catherine Dufour, des créatures de Suzanne Palmer, ils incarnent des figures de bienveillance ou d’espièglerie sous le saint patronage de Jenkins. L’autrice explore aussi d’autres registres : vaisseaux perdus, peuples colonisés et menacés d’extinction. Sans pousser aux limites du genre comme Rich Larson ou Greg Egan elle pose un regard de compassion sur les êtres et les choses, forcément attachant.

  

« La Vie secrète des bots » (Hugo 2018)

 

Agent de nettoyage dans un navire spatial sorti du rebut, Bot 9 est réactivé pour chasser un parasite mi-rat, mi-cafard. Quelques routines mal ficelées ont doté « 9 » d’une faculté d’improvisation dont Vaisseau, le logiciel-mère en charge de la navigation en l’absence de l’équipage humain en stase, s’accommode assez mal. Pourtant la petite créature mécanique va découvrir un sacré pot aux roses. Barré et plaisant, dans la lignée de WALL-E.

 

« Vol de retour »

 

Fari travaille dans les mines de l’Espace. Elle fore des astéroïdes contenant des minéraux activement recherchés par son monde natal. Son monde c’est une théocratie patriarcale et Fari ne doit qu’à ses talents exceptionnels de ne pas subir le sort des femmes prostituées de la station spatiale. Texte fort et implacable où l’héroïne dans la peau d’une Ellen Ripley affronte ses congénères masculins aussi monstrueux que les bestioles de Ridley Scott.

 

 « Joe 33 % » 

  

Joe, soldat malchanceux d’un conflit perdu à l’avance n’arrête pas de faire des allers-retours à l’hôpital militaire. Résultat, un tiers de son corps est constitué de prothèses et d’organes synthétiques. Les implants en question contiennent une puce intelligente. Devant l’incurie de Joe, ils décident de passer à l’action. Hilarante, cette fiction nous rappelle au bon souvenir de Fredric Brown.

 


« Dix poèmes pour les mossums, un pour l’homme » 

  

Un poète tente de se ressourcer sur une planète étrangère. L’intention est louable, le résultat mitigé, les poèmes ratés. En plus d’un demi-siècle de tentative de versification des auteurs de SF, le bilan qualitatif en la matière se réduit à  :

 

« Nous pourrissons sur pied dans les fanges de Vénus,
Nous vomissons nos tripes dans son souffle putride.
Dans sa jungle inondée, oui, même son humus
Grouille et pullule d'une vie qui nous glace et nous vide.


Nous avons exploré l'espace et ses confins,
Et jaugé la valeur de la moindre poussière.
A présent regagnons le foyer des humains,
Les fraîches et les vertes collines de la Terre.


Prions pour réussir l'ultime atterrissage
Sur le beau globe bleu où nous sommes nés naguère.
Puissent nos yeux revoir le ciel et les nuages
Et les fraîches et vertes collines de la Terre
 ». 

Robert Heinlein 

 

« Je demande à l’air froid, au Soleil de Novembre : 

   dites-moi donc le mot qui m’ouvrira les portes.

   Le vent répond : « Partir », 

   Le soleil : « Souvenir ». »

Samuel R. Delany

 

 

Et la poésie d’Ursula Le Guin, dont voici un magnifique exemple repéré par la noosfere :

 

« Dans la forêt, le grand arbre se consume doucement

dressé dans le léger creux de la neige

que fait fondre autour de lui la chaleur subtile et tenace

de son être et de sa volonté d’être

racines, tronc, feuilles, et de connaître

la terre noire, le soleil éclatant, la caresse du vent, le chant de l’oiseau.

Sans racine, sans répit, êtres au sang tiède,

nous brûlons de ce brasier qui nous rend

aveugles à ce haut frère lent, feu de vie aussi vigoureux

aujourd’hui que dans la jeune pousse il y a deux siècles »

 

 « Scinque numéro trente-neuf »

 

Seul rescapé d’une mission d’exploration d’une exoplanète qui a tourné au désastre, le robot Kadey poursuit l’inventaire de son écosystème tout en se livrant à quelques expérimentations. C’est un beau texte, dans cette veine d’étrangeté qu’ont si bien rendu certains auteurs comme Greg Bear dans Héritage. Le dénouement laisse un peu perplexe.

 


« Ramener Icare » 

 

Un vaisseau cargo fait un détour pour une opération de sauvetage. Les navigants extraient d’une capsule de sauvetage un adolescent inconscient et le déposent dans une station spatiale. Le message final d’empathie ne cadre pas avec ce qui précède. Par contre la station spatiale et sa communauté un peu hippie fourniraient un bon worldbuilding et un bon point de départ pour un autre récit.

 


« La Boîte de tristesse »

 

« Tu ne te sens pas pris au piège là-dedans ?

-          TU NE TE SENS PAS PRIS AU PIEGE LA-DEHORS ? »

 

Dans un monde en guerre, un petit garçon chipe à son inventeur de père une petite boite. Quand on appuie sur l’interrupteur le couvercle s’ouvre, un œil bleu s’allume et un bras minuscule appuie sur le bouton puis se rétracte avant la fermeture du couvercle. L’IA et l’enfant vont progressivement sortir de leur coquille et s’apprivoiser. Une belle nouvelle dans la lignée de celles d'Harlan Ellison.

 

 

« Pierres dans l’eau, cottage sur la montagne »

 

Une femme revit à de multiples reprises un épisode de sa vie antérieure, là encore dans un contexte délétère. Chaque version diffère de la précédente. J’emprunte à Apophis son analogie avec Mes vrais enfants de Jo Walton. Expérimental et séduisant.

 

« Tomber du bord du monde ( Asimov's, prix des lecteurs 2023) »

 

Encore une histoire de sauvetage mais plus élaborée que « Ramener Icare ». Des astronautes tentent de sauver les occupants d’une épave. Une espèce de cocon enveloppe le vaisseau accidenté lors d’un saut spatial, et une lance de lumière le traverse. La narration suit les efforts des sauveteurs et le dialogue du couple prisonnier, occupé semble-t-il à des travaux … de jardinage et indifférent à ce qui se passe à l’extérieur. Deux espace-temps irréconciliables jusqu’à ce que l’on comprenne d’une part que la portion de récit dévolue à Gabe et Elis est subdivisée entre l’avant et l’après catastrophe et qu’un tiers invisible tente de sauver ce qui peut l’être. Construction complexe, émotion, tout concourt à la réussite de « Tomber au bord du monde ».

  


« R.U.R.-8 ? »

 

Il s’agit d’une micro-pièce de théâtre mettant en scène trois robots. Une parodie de En attendant Godot ? Plutôt un hommage à Karel Čapek, inventeur du mot robot. Anecdotique.

 


« Le Plafond est ciel » 

 

Dans une épouvantable société future où la survie est la première des exigences, où les impotents sont éliminés, obtenir un CDI relève du Graal. Lorsqu’on propose à Phill d’assister à une séance de présentation d’un job d’installation de plateforme minière sur la planète Fadsji, il saisit l’occasion. Mais un moine autochtone vient perturber ses plans. Très belle fiction sur le thème des exo civilisations menacées, transposition de l’histoire des colonisations.

J’en profiterai pour rendre hommage au travail de Pierre-Paul Durastanti. J’ai souligné autrefois combien le langage (et la linguistique) étaient un des terrains de jeu préférés des écrivains d’anticipation. Il faudrait ajouter quelques lignes ou pages sur la création de néologismes, travaux auxquels participent les traducteurs. Le lieu de résidence de Phill est ici un cagivie, mot dérivé de cagibi, local de petite dimension à usage de rangement (cnrtl). Cagivie renvoie alors à un espace de non-vie, inhabitable. Sept lettres suffisent à contextualiser l’histoire là ou un Zola ou un Balzac y auraient consacré un paragraphe, une page. Privilège de la science-fiction …


« Peintre d’arbres » 

 

Dans une thématique semblable à la narration précédente, Suzanne Palmer raconte la disparition d’une espèce extra-terrestre intelligente et inoffensive, sous les coups de butoir d’un autre peuple (le nôtre ?) résolu à « aller de l’avant », pas forcément agressif mais décidé à ne pas investir dans les causes jugées perdues d’avance. Dans le registre d’Ursula Le Guin, la brièveté du texte est inversement proportionnelle à l’émotion ressentie à sa lecture.

 

 « Les Bots de l’arche perdue » (Hugo 2022)

 

Le récit de « Les Bots de l’arche perdue » se déroule soixante huit ans après les évènements décrits dans « La Vie secrète des bots ». Le navire spatial s’apprête à retourner au bercail. Vaisseau fait une nouvelle fois appel aux services de Bot 9. D’une part le dernier saut est conditionné par les tauliers du secteur, les « Ysmi » à la présence d’un être humain, d’autre part les bots d’entretien sont devenus incontrôlables. Il faut donc sortir de stase quelques membres d’équipage et aider Vaisseau à reprendre le contrôle de la situation. Comme précédemment le texte ne manque pas d’humour et justifie le prix obtenu.

 

 

Pour conclure, on s’inspirera des mots d’ Ellen Herzfeld et Dominique Martel sur le travail de Suzanne Palmer : une large palette, une attention portée aux créatures les plus humbles, un regard de compassion porté sur les vivants. Un vrai plaisir de lecture.

dimanche 30 mars 2025

L’Automate de Nuremberg

Thomas Day - L’Automate de Nuremberg - Le Bélial’ Collection une heure lumière

 

 

 

Pour certains écrivains, la fiction est un terrain d’inspiration au même titre que le réel. La littérature holmésienne née après la disparition de Conan Doyle en constitue un des meilleurs exemples. En France René Reouven, dans la même veine d’inspiration, édifia une œuvre que l’on ne saurait réduire au terme de pastiche. Thomas Day, dont l’alter ego fut d’ailleurs son éditeur chez Lunes d’encre, lui rend hommage dans une uchronie L’Automate de Nuremberg au cœur d’un XIXe siècle réinventé.

 

Dane une Europe sous emprise Napoléonienne après la chute de Moscou en 1834, le tsar Alexandre 1er libère l'automate de son service. Melchior Hauser a été conçu par son père Viktor Hauser, mécanicien de génie et alchimiste comme Johann Georg Faust, inspirateur du légendaire Faust de Goethe. Des rouleaux encastrés dans son torse lui permettent selon de jouer aux échecs ou de s’entretenir en plusieurs langues avec ses interlocuteurs. Sa principale faiblesse réside en la présence indispensable d’un tiers pour remonter son mécanisme à l’aide d’une clef. Il a deux frères l’un, pur esprit enfermé dans une bouteille comme dans le conte de Grimm, l’autre l’ énigmatique Kaspar Hauser, qui défraya la chronique bavaroise et fit l’objet d’un film de Werner Herzog en 1974. Melchior après avoir vainement cherché son Geppetto de père, débarque en Angleterre où ses brevets intéressent un certain George Stephenson « père du chemin de fer anglais ».

 


Un peu perdu dans ce tourbillon d’allégeances et d’inventions, rappelons que le personnage de Melchior est inspiré de l’Automate joueur d’échecs création ingénieuse de Johann Wolfgang von Kempelen et Johann Nepomuk Maelzel. Cette célèbre falsification inspira au moins deux textes, L’automate de E.T.A Hoffman, récit extrait des contes des Frères Sérapion où deux amis sont mis en présence d’un oracle mécanique, et une enquête d’Edgar Poe, Le Joueur d'échecs de Maelzel.

 

La novella de Thomas Day, publiée initialement en 2006, se dévore d’une traite. Curieusement, si les images de Blade Runner reviennent en mémoire, une phrase a attiré mon attention page 21 « L’esprit n’est ni liquide, ni solide, c’est un éther qui peut, sans doute, passer de corps en corps… ». J’y ai vu, mais ce n’est que mon avis, une préfiguration de la nouvelle de Ted Chiang « Expiration ».

mardi 25 mars 2025

Les Champs de la lune

Catherine Dufour - Les Champs de la lune - Robert Laffont - Ailleurs & Demain

 

 

« Mais qu'il y ait là de limpides fontaines, des étangs verts de mousse, et un petit ruisseau fuyant parmi le gazon ; qu'un palmier ou un grand olivier sauvage donne de l'ombre à leur vestibule. Ainsi, lorsqu'au printemps, leur saison favorite, les nouveaux rois guideront pour la première fois les essaims, et que cette jeunesse s'ébattra hors des rayons, la rive voisine les invitera à s'abriter contre la chaleur, et l'arbre rencontré les retiendra sous son feuillage hospitalier. Au milieu de l'eau, soit qu'immobile elle dorme, soit qu'elle coule, jette en travers des troncs de saules et de grosses pierres, comme autant de ponts où elles puissent se poser et déployer leurs ailes au soleil d'été, si d'aventure, travailleuses attardées, elles ont été mouillées ou précipitées dans Neptune, par l'Eurus.

Qu'alentour fleurissent le vert daphné, le serpolet au parfum pénétrant, et force sarriettes à l'odeur tenace, et que des touffes de violettes s'abreuvent à la fontaine qui les arrose. »

 

Virgile-Géorgiques, traduction Maurice Rat

 

 

Dans une interview récente, Robert Silverberg déclarait que le conflit était le moteur de la fiction. Venant d’un lecteur de Shakespeare et des Tragédiens grecs, le propos ne surprend pas. En désaccord avec cette conception, Ursula Le Guin définissait le roman comme un sac-médecine : « dans toute fiction, il y a assez de place pour garder l’Homme là où il doit être, à sa place dans le plan des choses ; il y a assez de temps pour récolter beaucoup d’avoine sauvage et pour en semer aussi, et pour chanter pour la petite Oom, et écouter la plaisanterie de Ool, et pour regarder les tritons, et pour la suite, car cette histoire n’est pas terminée. Il y a encore des graines à récolter, et de la place dans le sac aux étoiles ». Le beau roman de Catherine Dufour Les Champs de la lune s’inscrit dans cette réflexion.

 

La Terre étant devenue un chaos climatique, une partie de l’Humanité a pris refuge sur la Lune. Elle a construit des cités troglodytes sous la régolithe. Elle a aussi édifié des fermes en surface procurant eau et nourriture aux « soulunaires ». L’héroïne du récit, El-Jarline, s’occupe de l’une d’entre elles. Au-delà de la fonction agricole, elle entretient et développe sous un dôme transparent un complexe écosystème combinant flore, microfaune et petits animaux. Zante le zoologue et Laurisse le jardinier de la cité souterraine MUT, viennent parfois l’épauler. Trym, un chat « augmenté » la distraie d’un quotidien balisé par les travaux ruraux, la surveillance des installations, et les rapports envoyés à la Commanderie des Inter-Cités. Parfois des citadins débarquent aussi :

 

« Outre la nourriture et la sensorialité, les visiteurs de la ferme Lalande viennent y combler un troisième besoin : occuper de l’espace. Se promener sous le ciel, déambuler, vagabonder, et puis courir et danser; surtout les enfants, Pour ces derniers, j'ai préparé un carré. Ils viennent y apprendre à herboriser dans le cadre scolaire. Je ne peux pas recevoir chacun d’eux très souvent, le taux de radiation ne le permet pas. Mais j'ai pu observer qu'ils sont fascinés par les paupières des dionées et leurs longs cils roses, par les feuilles des sensitives qui se rétractent au moindre contact. Ils restent médusés devant la che­nille rouge des amarantes et les becs pointus des rumbas. Ils aiment les fleurs aux couleurs franches, le rouge du coquelicot, l'orange de la capucine. Et ils gloussent sans fin devant l'arum, touchant du bout du doigt le spadice jaune qui jaillit de son pétale blanc replié en coquille. Ce qui est, je le leur explique, interdit.

Le moment de prédilection des enfants reste la saison pendant laquelle les prunus perdent leurs fleurs. Je croise deux courants d’ air, ils entrent dans le tourbillon de pétales roses et blancs en gambadant, et crient d'une voix si aiguë qu’ils affolent les passereaux.

Les enfants sont aussi fascinés par les oiseaux. Ils traquent le merle et le rossignol, mais ils sont incapables de garder l'immobilité nécessaire à leur approche. Malgré mes instructions, ils s'obstinent à leur courir après en agitent les bras ce qui est contre-productif. En revanche, les crapauds les rebutent. Leur chant perlé les attriste. Les araignées aussi les font fuir, comme les gerbes d'ortie, Je rapporte ces faits sans pouvoir leur trouver une explication rationnelle, sauf en ce qui concerne les orties. Objectivement elles savent se défendre. »

 

Le manque d’espace n’est pas l’unique raison de ces échappées provisoires. Une épidémie, la fièvre aspic, décime la population souterraine sans espoir de remède. La mort d’une enfant que la fermière avait pris comme apprentie déclenche en elle une prise de conscience et la pousse à s’affranchir de son périmètre existentiel.

 

« On me nomme El-Jarline. Je m’occupe d’une ferme sur la lune … ». Le récit de Catherine Dufour démarre comme La ferme africaine de Karen Blixen et s’achève dans la mélancolie de Demain les chiens, au milieu de robots égarés dans les cratères et les plaines lunaires. D’autres réminiscences de tristesses surgissent au fil de la lecture, celle de l’utopie perdue de Kirinyaga, celle des Vertes collines de la Terre que la fermière tente en vain de recréer sous les dômes de « duraglas ». Nous ne connaitrons jamais l’Homère imaginé par Robert Heinlein mais nous avons découvert avec Les Champs de la lune, un Virgile des temps futurs.

 

Reste le mystère de l’héroïne, personnage sans passé dont la vision ne cesse de s’élargir et dont l’identité - au fond on s’en moque éperdument - finit par être dévoilée. Usant d’une écriture précise, apaisée, conçue comme un sentier floral, Catherine Dufour conte l’obstination d’un être à réparer le monde. Formidable livre, qui comme le remarque Claude Ecken, aurait pu prétendre cette année au GPI si l’autrice n’en avait pas intégré le jury.


mercredi 19 mars 2025

Coulez mes larmes, dit le policier

Philip K. Dick - Coulez mes larmes, dit le policier - J’ai Lu

 

 

 

Les années passent et Philip Kindred Dick est un peu plus présent dans nos vies. Qui n’a lu au moins un de ses romans a vu ou a été sensibilisé aux adaptations cinématographiques de son œuvre ou aux films qui s’en sont inspirés. Il y a aussi autre chose. Le monde a changé. La multiplication des médias, le règne de l’image, l’avènement du web et de l’IA et surtout le temps que nous consacrons à la visualisation des productions de ces déversoirs contribuent à l’édification de réalités alternatives. Les fake-news, les visuels truqués sont nos nouveaux paradis artificiels, sous réserve de faire abstraction du premier terme. Plus besoin des substances hallucinogènes semées à profusion dans les récits de l’auteur d’Ubik. Il suffit d’ouvrir les yeux et de mettre le cerveau sous éteignoir. Le monde a changé mais Dick nous y a préparé. Des angoisses récurrentes imprègnent toutes ses pages, celles des activités de surveillance de la CIA sous Nixon et les violences policières. Que lui inspirerait aujourd’hui l’ère Trump ?

 

Coulez mes larmes, dit le policier a une longue histoire éditoriale, y compris en France. L’ayant acheté et lu dans la version du Masque, j’ai différé l’acquisition de l’édition Ailleurs et Demain, le texte oscillant au gré des ajouts et suppressions de certains passages. La version 2013 de J’ai Lu (traduction Gilles Goulet) semble clore le chapitre des traductions successives avec en prime une postface très instructive d’Etienne Barillier. La fête aurait été complète sans une coquille au début de la page 242. Le récit raconte l’histoire d’une star du petit écran qui a la suite d’une altercation avec une starlette bascule dans une réalité alternative et un absolu anonymat. On apprendra par la suite (merci Etienne Barillier !) que l’absorption d’une drogue bouleversant la perception de l’Espace-Temps, par une autre protagoniste, est à l’origine de ce chaos. Bienvenue dans les labyrinthes Dickiens…

 

Version du Masque sous un autre titre

Jason Tavernier évolue au faîte d’un Etat policier dont les opposants et particulièrement les étudiants sont envoyés dans des camps de travail. Une simple dénonciation ou l’absence d’un justificatif d’identité lors d’un contrôle a le même résultat. Le showman échappe à ces avanies ; populaire, il appartient à une caste - les « six » - ayant bénéficié d’améliorations génétiques. Il est en couple avec Heather Hart, une chanteuse et autre six. Ce personnage imbu de lui-même se réveille un matin dans un hôtel miteux. Paniqué il appelle ses proches ; nul ne le reconnait. Mais l’état d’invisibilité ne dure pas longtemps dans un Etat policier. Absent des fichiers centraux, Tavernier se procure des faux papiers pour éviter de terminer son existence dans un camp de travail. Très vite cependant il est mis en présence de Buckman, un général de la police.

 

Le roman se ressent d’un épisode douloureux de la vie de Philip K. Dick, un divorce survenu dans un contexte de prise de drogue. Une période vécue comme un trou noir. Cela explique-t-il les tensions contradictoires du texte, célébrant à la fois l’amour et évoquant les perversions sexuelles tolérées au sein de cette sombre société ? Les personnages féminins, amicaux à l'instar de l'artiste Mary Anne Dominic ou indics comme Kathy Nelson abondent, compensant fictionnellement le départ de Nessa et Isa, respectivement épouse et fille de l’écrivain. Les femmes détiennent la clef de l’univers du showman. La splendide couverture du Masque l’illustre parfaitement. Tavernier, le manipulateur et Buckman officier au service d’une dictature pris soudainement de remords reflètent-ils la personnalité complexe de Dick ?

 

Coulez mes larmes, dit le policier est à mon avis un des derniers romans « équilibrés » de l’auteur, un des plus attachants, avant la plongée dans La Trilogie Divine et la logorrhée interminable de L’Exégèse. Et loué soit Etienne Barillier !


mercredi 12 mars 2025

L’inversion de Polyphème

Serge Lehman - L’inversion de Polyphème - Le Bélial’ Collection une heure lumière

 

 

 

Ils sont quatre comme dans Le Livre des crânes, mais leur quête est moins ambitieuse. Hugues, l’apprenti écrivain, l’incisive Mick, dont la mère fut l’institutrice d’Hugo, Francis, abonné aux roustes de son père et Paul pirate affublé d’un œil de verre ressemblent plutôt aux adolescents des livres d’Enid Blyton. Ils célèbrent la fin de l’année scolaire dans leur cabane enfouie dans le petit bois qui jouxte leur village. Ils ont coutume d’échanger BD et livres de science-fiction chapardés chez un libraire à bout de patience afin d’évacuer la monotonie d’un quotidien de banlieusard et la férule paternelle. Ce jour-là, sur l’initiative de Paul, la bande des Engoulevents, comme ils se surnomment, remonte le cours d’une petite rivière. L’escapade les emmène dans un champ surmonté d’un énorme bloc de granit. Ce qu’ils découvrent, au sommet, changera à jamais leur existence.

 

Point n’est besoin de présenter Serge Lehman, écrivain, anthologiste, scénariste de BD, un des meilleurs connaisseurs, historiens et essayistes du genre et au passage inventeur du titre de la collection à succès du Bélial’. La novella L’inversion de Polyphème a connu plusieurs parutions dont la première en 1997 dans le numéro 5 de Bifrost. Un Bélial’ avant l’heure en quelque sorte. La préface d’Olivier Girard donne le ton : on est en présence d’un UHL de cœur, d’un UHL séminal, écho des discussions passionnées d’un trio (Girard, Dumay et Lehman) qui pressentaient il y a vingt-cinq ans l’existence d’une autre voie littéraire et s’apprêtaient à l’emprunter.

 

La richesse thématique du récit autorise une foultitude de réminiscences. En érudit, l’auteur en fournit quelques une : Chocky de John Wyndham, Flatland d’ Edwin Abbott, écrivain contemporain de Lewis Carroll, démiurge d’un univers plat. Je me contenterai de citer les nouvelles sur l’enfance d’Harlan Ellison, « L’Aleph » de Borges et Le monde perdu d’Arthur Conan Doyle. Entre supputations géométriques et excursions de dinosaures, L’inversion de Polyphème est un chef d’œuvre. Nous sommes des êtres qui évacuons au fil du temps la fonction d’onde de notre imaginaire pour nous transformer en créatures pesantes, organes défaillants et pensées circulaires. Certains comme Serge Lehman en appellent à la multidimensionnalité de l’univers et nous invitent à résister.

 

 

Cette fiche est dédiée à la mémoire de Claude Vistel, décédée en décembre 2023. Directrice de publication des éditions LUG, elle introduisit en 1969, au nez et à la barbe des censeurs, l’univers Marvel en France.




lundi 10 mars 2025

L’Ombre du vent

Carlos Ruiz Zafón - L’Ombre du vent - Babel

 

 

Accompagné par son père, un libraire, le jeune Daniel Sempere découvre un jour dans une rue de Barcelone un lieu mystérieux appelé Le cimetière des livres oubliés. C’est un hôtel particulier abritant un labyrinthe rempli d’innombrables livres sous la garde d’un certain Isaac Montfort et c’est aussi une société secrète. Les rares visiteurs doivent choisir et emporter un livre dont ils ne devront jamais se séparer. Bien entendu ils ne piperont mot de cette bibliothèque aux dimensions borgésiennes. L’enfant ignore alors que L’ombre du vent rédigé par un obscur mais talentueux Julian Carax va engager son existence dans des périples dramatiques.

 

Gros succès public et critique, encore que l’inventaire des quelques prix mineurs remportés par le roman incite à se demander si un lâchage de fientes aviennes n’a pas obscurci un temps l’œil des lecteurs professionnels, l’ouvrage du défunt Carlos Ruiz Zafón mérite beaucoup d’ éloges. Il tient d’abord du récit d’enquête. Son héros se lance sur la piste d'un écrivain invisible, aiguillonné tout à la fois par l’intérêt manifesté par un collègue de son père, par les menaces proférées par un mystérieux personnage lancé dans une entreprise de destruction systématique de tous les exemplaires de Carax et quelques vieilles photographies. L’apparition de Fermin Romero de Torres, clochard céleste hybride de Quichotte, de Pantagruel et de Falstaff propulse l’écriture sur un mode picaresque bien éloigné des patientes déambulations d’un Modiano. C’est enfin une fiction dramatique où un tueur franquiste vient se rappeler au souvenir des comparses.

 

L’ampleur romanesque de L’Ombre du vent suggère un autre angle de lecture, celui d’un pacte d’amitié et de haine que vont nouer plusieurs élèves du collège San Gabriel et dont l’exécution va bouleverser leur vie adulte et charpenter toute l’intrigue. L’assemblage des pièces du puzzle passe par un méticuleux dépliage de l’existence de tous les protagonistes dont certains font l’objet de mini-récits enchâssés dans la narration principale. L’un d’entre eux, d’une vingtaine de pages, placé sous le saint patronage d’Un cœur simple de Gustave Flaubert et des papillons jaunes de l’infortuné Mauricio Babilonia de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, justifie à lui seul notre admiration par cette révélation que tout être humain est à la foi rêve et putrescence :

 

« Enfant, Maria Jacinta Coronado était convaincue que le monde s'arrêtait aux faubourgs de Tolède et qu'il n'y avait par-delà que ténèbres et océans de feu. Cette idée avait germé dans sa tête à la suite d'un rêve qu’elle avait fait lors d'une maladie où la fièvre avait failli l'emporter. Les rêves avaient commencé avec cette fièvre mystérieuse, dont certains attribuaient l'origine à l’énorme scorpion rouge qui était apparu un jour dans la maison et qu'on n'avait jamais revu, et d'autres à une bonne sœur folle qui se glissait la nuit chez les gens pour empoisonner les enfants et qui, des années plus tard, devait mourir sur l’échafaud en récitant le Notre Père à l'envers, les yeux exor­bités, tandis qu'un nuage pourpre s’épandait sur la ville et faisait pleuvoir des scarabées morts. Dans ses rêves, Jacinta voyait le passé, l'avenir et, parfois, entrapercevait les secrets et les mystères des vieilles rues de Tolède. L'un des personnages principaux en était Zacarias, un ange vêtu de noir, accompagné d’un chat de même couleur et aux yeux jaunes dont l'ha­leine sentait le soufre. Zacarias savait tout : il lui avait prédit le jour et l'heure de la mort de son oncle Benancio, le vendeur d'onguents et d'eau bénite. Il lui avait révélé l'endroit où sa mère, vraie punaise de sacristie, cachait une liasse de lettres d’un ardent étudiant en médecine aux ressources économiques limitées mais aux solides connaissances anatomiques, dans le lit duquel, du côté de Santa Maria, elle n’avait pas attendu l'heure fixée pour découvrir les portes du paradis. Il lui avait annoncé qu’elle portait, cloué dans son ventre, quelque chose de mauvais, un esprit mort qui lui voulait du mal, et qu’elle ne connaîtrait qu’un seul amour, un amour vide et égoïste qui briserait la vie des deux amants. Il lui avait prophétisé qu’elle verrait, au cours de sa vie, périr tout ce qu’elle aimait et qu’avant d’arriver au ciel elle visiterait l'enfer. Le jour de ses premières règles, Zacarias et son chat sulfureux disparurent de ses rêves mais, des années plus tard, Jacinta devait se souve­nir avec des larmes dans les yeux des visites de l’ange en noir car toutes ses prédictions s’étaient accomplies […] »

 

Est-ce l’Espagne de Franco ? Amoureuses, presque indifférenciées dans leur rôle victimaire, les protagonistes féminins, Nuria Monfort, Pénélope Aldaya, Sophie Fortuny, Maria Jacinta Coronado subissent la loi de la gente masculine. Tout tourbillonne dans ce livre autour d’un écrivain fantôme. Le final est théâtral comme il se doit dans le pays de Lope de Vega. Mais comment résister aux fulgurances d’un conteur, crayonneur de génie d'un égaré qui « traine son ombre comme un voile nuptial » ?


mercredi 26 février 2025

Witch World - Le Cycle de Simon Tregarth

André Norton - Witch World - Le Cycle de Simon Tregarth - Mnémos

 

 

En parcourant ce blog vous trouverez quelques romans de fantasy, quelques-uns mais pas plus; en tout cas pas en proportion de ce que pèse aujourd’hui cette branche de l’imaginaire. La raison ? Il y a une bonne dizaine d’années, j’avais brutalement condensé mon peu d’appétence pour ce type de récit en posant la question suivante à l’universitaire et spécialiste Anne Besson : « Qu’est ce qui te passionne dans la fantasy ? » Elle m’avait répondu « Ce sont des mondes ». Pour ma part j’ai toujours trouvé les mondes de la science-fiction plus distrayants, plus « imaginatifs » en raison de l’habitude délicieuse prise par ses plus fameux représentants d’emprunter au réel des objets - et par objet j’entends aussi bien quelque chose de matériel, qu’un modus vivendi, un fait de société - et de les distordre au point de les rendre méconnaissables, sortilège à mes yeux plus attractif que ce que je résumerai abusivement comme une compilation d’univers médiévaux et de dragons.

 

Le talent restant le talent, j’ai néanmoins succombé ces dernières années à quelques lectures intéressantes ou passionnantes comme la trilogie des Maitres enlumineurs de Robert Jackson Bennett, ou L’homme qui savait la langue des serpents d’Andrus Kivirähk. Mais mes références en la matière se nomment toujours Le Grand livre de Mars de Leigh Brackett, La Terre mourante de Jack Vance, Terremer d’Ursula Le Guin et un petit opuscule de Roger Zelazny que personne ou presque n’aime en dehors de moi, Le Maître des ombres. Peut-être faudra-t-il rattacher à cette liste Witch World d’André Norton (1912-2012) qui, comme son nom ne l’indique pas était une autrice américaine. Alice Mary Norton - à croire que tous les transfuges se prénomment Alice - écrivait de la science-fiction depuis 1935 sous une identité masculine, seule voie d’accès en ces temps misogynes à la publication pour cette littérature. Son roman phare, Witch World, date de 1963. Il raconte l’irruption d’un homme dans un monde étrange et les batailles qu’il y livre. Simon Tregarth est pourchassé dans les rues d’une ville inconnue par un tueur à gage. Il a éliminé deux de ses complices mais ne se fait aucune illusion sur son sort. C’est alors qu’un individu se présentant comme le docteur Petronius lui propose moyennant espèces trébuchantes de le mettre définitivement à l’abri. L’ancien officier de l’armée américaine est expédié par un sortilège dans une lande et se retrouve mêlé à une course poursuite impliquant une femme. Il parvient à repousser des chasseurs armés d’épées et de « lance-dards » jusqu’à l’arrivée des renforts. Simon Tregarth a sauvé sans le savoir une Sorcière dont les consœurs ont instauré un matriarcat qui dirige le pays d’Escarp. Cette contrée délimitée au nord et au sud par des barrières rocheuses est cernée par les territoires ennemis Alizon et Karsten. A l’ouest les navigateurs de Sulcar la protège des invasions maritimes mais pas de Kolder un assaillant d’Outre-Mer qui semble disposer d’une technologie semblable à celle de l’Amérique de Tregarth et a pris possession de l’ile voisine de Gorm.

 

Comme souvent en fantasy la géographie se joint à l’épique et les péripéties font courir le lecteur aux quatre coins de la carte jointe au volume. Simon Tregarth incarne un guerrier nullement décontenancé par son nouvel environnement qui passe aussitôt en mode action. Le pouvoir des sorcières semble limité en un premier temps à des illusions optiques et ce sont bien les hommes , - marque des années cinquante et début 60 - qui prennent les choses en main. La magie féminine est d’ailleurs conditionnée à leur virginité, vieille antienne mythologique et religieuse. Malgré tout André Norton introduit une femme rebelle dans la deuxième partie du premier livre Le Portail. La jeune Loyse fuit la citadelle de Verlaine où elle était retenue prisonnière en vue d’un mariage d’intérêt  avec le Duc de Karsten, pour rejoindre, devinez … Simon Tregarth dans la lutte contre les Koldériens qui occupe le deuxième livre L’emprise. Les deux livres sont inclus dans Le Cycle de Simon Tregarth. Le Cycle des Trois publié chez Mnémos poursuit l'aventure avec des personnages différents.

 

Witch World - Le Cycle de Simon Tregarth n’offre pas le dépaysement du Grand Livre de Mars, ne fascine pas comme Terremer. Ses personnages restent sans aspérité. Mais qui peut prétendre seulement effleurer le génie créateur des Ents ou celui des Houyhnhnms ? L’œuvre d’André Norton est une solide et cohérente fantasy, un récit picaresque sans temps mort qui ne revendique rien si ce n’est le plaisir du lecteur.


jeudi 20 février 2025

La Ville de vapeur

Carlos Ruiz Zafón - La Ville de vapeur - Actes Sud

 

 

Sous l’ombre tutélaire des grands noms de la littérature espagnole ou de langue espagnole passés ou actuels comme Vargas Llosa, figurent quelques romanciers de talent ; Carlos Ruiz Zafón est de ceux-là. Décédé en 2020 l’écrivain ne s’offusquait pas de leur écrasante présence ; il se promenait avec délice dans le jardin des Cervantes, Borges, et autres Márquez, s’abreuvant même de leurs textes. Il était de Barcelone, comme James Joyce était de Dublin ou Alaa El Aswany d’Alexandrie. Ses deux ensembles romanesques la tétralogie Le Cimetière des livres oubliés et la trilogie du Cycle de la brume en témoignent, comme son ultime publication un recueil de nouvelles La Ville de vapeur.

 

Celles-ci empruntent quelques personnages à la tétralogie, notamment David Martin. Le texte le plus remarquable « Rose du vent » se lit comme une préquelle de L’Ombre du vent. Il raconte l’arrivée à Barcelone d’un architecte muni du plan d’un labyrinthe sous la cité de Constantinople dont l’empereur de l’Empire romain d’Orient lui avait confié la construction. L’assaut des Ottomans mit fin à ce projet ; le concepteur s’enfuit avec ses plans muni, cadeau de Constantin, d’un flacon contenant le sang d’un dragon et d’un pendentif renfermant une larme du Christ.

 

La fiction la plus ambitieuse du recueil « Le Prince du Parnasse » s’appuie sur quelques épisodes peu connus de la biographie de Miguel de Cervantes, son voyage en Italie et quelques séjours à Barcelone. Il s’agit d’un récit d’apprentissage express qui se focalise sur les prémisses d’un écrivain maladroit fasciné par le succès théâtral de Lope de Vega et, alors que les protagonistes assistent à l’enterrement du génial romancier, sur le mystère entretenu d’une hypothétique troisième partie du Don Quichotte.

 

A côté de textes « gothiques », quoique la frontière soit mince, apparaissent des textes à connotation fantastique. Ils ont pour personnage principal une héroïne entre ciel et terre, semblable en cela, comme l’ont remarqué certains, aux figures féminines des contes d’Edgar Poe. « Blanca et l’adieu » est le beau récit d’une amitié amoureuse entre un garçon pauvre et une petite fille riche que tout sépare sauf l’amour des contes. « Alicia à l’aube » reproduit le même schème en plus tragique. Enfin le destin du personnage de « Sans nom » n’est pas sans évoquer celui de la Fantine des Misérables.

  

Un des meilleurs textes « Une demoiselle de Barcelone » raconte la mésaventure d’une petite fille, Laia, venue accompagner son photographe de père pour un job peu ordinaire. Les parents d’une fillette décédée demandent une dernière prise de vue de leur enfant avant la mise en cercueil. La mère inconsolable se prend subitement d’affection pour Laia en qui elle voit un substitut et demande à la revoir régulièrement moyennant espèce trébuchante. La scène se reproduit jusqu’au jour où lassés, père et fille s’enfuient. Laia vient de se découvrir un don d’incarnation qu’elle et son progéniteur entendent mettre à profit. Enfin « Des hommes en gris » évoquent les histoires de spadassin dont Jean-Philippe Jaworski s’est fait une spécialité. Les autres récits ne déméritent pas.

 

 

  • Blanca et l'Adieu, 2021 ((es) Blanca y el adiós, 2020)
  • Sans nom, 2021 ((es) Sin nombre, 2020)
  • Une demoiselle de Barcelone, 2021 ((es) Una señorita de Barcelona, 2020)
  • Rose de feu, 2021 ((es) Rosa de fuego, 2012)
  • Le Prince du Parnasse, 2021 ((es) El Príncipe de Parnaso, 2012)
  • Conte de Noël, 2021 ((es) Leyenda de Navidad, 2003)
  • Alicia, à l'aube, 2021 ((es) Alicia, al alba, 2008)
  • Des hommes en gris, 2021 ((es) Hombres de gris, 2008)
  • La Femme de vapeur, 2021 ((es) La mujer de vapor, 2008)
  • Gaudí à Manhattan, 2021 ((es) Gaudí en Manhattan, 2002)
  • Apocalypse en deux minutes, 2021 ((es) Apocalipsis en dos minutos, 2020)

mercredi 12 février 2025

Bifrost 117

Bifrost 117 : Harlan Ellison - Le cri de la science-fiction

 

 

« Toute ma vie a été mouvementée. J'ignore à quel point on peut séparer la personnalité de l'auteur de son œuvre, mais ça me semble impossible. Je pense que c'est évident, si on lit ce que j'écris. Bon, John Clute m'a autrefois accusé d'écrire à pleins poumons. Ce n'est pas tout à fait vrai. Si vous lisez « Jeftty a cinq ans » ou « Grail », ou n’importe quelle autre nouvelle dans le genre, vous vous rendrez compte qu'elles sont écrites sur un ton beaucoup plus calme. J'apporte à mon travail la même passion, le même niveau d'engagement, la même détermination à ne pas flancher ou me détourner de l'abîme face à moi, que je le fais dans ma vie.

J’ ai marché de Selma à Montgomery aux côtés de Martin Luther King. J'ai travaillé avec César Chavez dans la vallée de Coachella pendant la grève des pamplemousses. J’ai affronté le Ku Klux Klan, j'ai donné des milliers d'heures de conférences en faveur de l'amendement sur l'égalité des droits à l’époque où nous cherchions à le faire adopter par le Sénat Je tiens à ce que je fais, je crois en mes actes, et je porte cette même conviction dans mes écrits. Certaines personnes vivent leur vie avec un niveau d'implication ou d'engagement plus élevé que d'autres. Il est possible que je sois ce genre de personne. Aucune idée. »

Harlan Ellison (1934-2018)

 

 

Hasard des temps, les revues Galaxies et Bifrost sortent simultanément un numéro consacré respectivement à Robert Silverberg et Harlan Ellison. Avant de plonger dans le contenu du numéro 117 de la seconde, j’ai jeté un œil sur l’historique des numéros de Bifrost proposés à la vente et me suis fait la réflexion suivante : entre un lecteur de science-fiction de ma génération et un lecteur biberonné à la mainstream existe une différence de taille à laquelle personne ne pense. A l'époque de mes premières lectures, à l’âge de quinze ans, le Panthéon des écrivains anglo-saxons de SF était en vie et publiait à tour de bras; les « anciens » (Asimov, Heinlein, Vance, Van Vogt, Sturgeon, Simak etc.), comme la new wave (Ballard, Moorcock, Delany, Brunner etc.), sans oublier Dick, Farmer, Aldiss et le cyberpunk, qui n’avait pas encore émergé … Idem enfin pas tout à fait pour le domaine français héritier tout de même d’un ensemble rétro fictionnel d’ampleur. En traversant La Manche ou l’Atlantique, les plus passionnés et fortunés d’entre nous avaient la possibilité de s’entretenir, lors des conventions, avec les légendes du genre. La venue de Philip K. Dick à Metz en 1977 reste dans les mémoires. Ce furent des temps incroyables. Le Panthéon de la littérature mainstream, lui, s’étend sur des siècles et recèle des mystères à jamais irrésolus sur Shakespeare, Molière et d’autres, et nous ne connaitrons jamais le contenu des bibliothèques disparues de l'Antiquité.

 

Sur la légende Ellison, l’excellente revue d’Olivier Girard propose un dossier charpenté autour d’une passionnante biographie de l’auteur de « Jeffty a cinq ans » concoctée par Laurent Queyssi. On y découvre ce que signifie le métier d’écrire quand celui-ci constitue la seule source de revenu, à savoir une précarité sans cesse repoussée à l’aide de productions alimentaires ou de propositions éditoriales miraculeuses, la recherche d’oxygène du côté d’Hollywood promesse de scénarii de télés ou de cinéma, une longue route aboutissant enfin à une certaine aisance matérielle. Taper, taper sans arrêt contre le mur jusqu’à ce qu’il cède et surtout défendre inlassablement son bout de gras, quitte à se bâtir une réputation de procédurier. Harlan Ellison, petit bonhomme d’un mètre cinquante neuf n’a cessé de crier « J’existe ! » sur tous les tons, se racontant inlassablement non seulement dans les préfaces de ses recueils de nouvelles mais dans toutes celles de tous les textes à l’intérieur jusqu’à plus soif , exercice soûlant pour le lecteur mais bien utile au biographe.  Un écorché vif  - lisez donc la nouvelle susnommée présente dans Bifrost 117 - qui se la jouait James Cagney gangster face aux producteurs de Star Trek ou aux gardes du corps de Sinatra,  sans oublier ses prestations d’écrivain-écrivant en vitrine de librairie. Un existence de bruit et de fureur héritée d’Hemingway dont il appliquait les consignes d’écriture - encore que pour ma part les péripéties existentielles de l’auteur de Quand sonne le glas m’impressionnent plus que l’intégrale de ses nouvelles. J’évoquais un combo Silverberg/Ellison (1) au début de cette chronique. On voit dans la revue les deux maitres en photo à deux reprises. Un parcours similaire les unissait, à l'avantage de Bob plus à l’aise dans le format long. L’émotion gagne à la lecture du travail de Laurent Queyssi, d’autant plus que l’œuvre d’Harlan Ellison, constituée essentiellement de nouvelles, souffre d’une présence éditoriale déclinante au sein d’une pléthore d’ouvrages d’occasion. Espérons que tout cela ne disparaisse pas comme le monde de Jeftty.

 


Autour de cette colonne vertébrale gravite une interview choc datant des années 2000, que l’on peut interpréter comme un exercice de foi, une éthique de vie alternant rafales de mitrailleuses balancées sur le fandom américain et louanges adressés à l’équipe de Babylon 5 ainsi que le long combat mené pour l’attribution d’un Grand Master Award au vieux Van Vogt. De son côté Erwann Perchoc s’attaque aux Dangerous Visions célèbre anthologie des années 70 proposé par l’auteur, réunissant le gratin de l’époque; Jean-Daniel Brèque inventorie les non-fictions. Enfin un guide de lecture et l’exhaustive bibliographie d’Alain Sprauel des œuvres traduites en français complètent l’ensemble. Sur les centaines de nouvelles rédigée par Ellison, le choix de la rédaction s’est porté sur la plus primée « Jeftty a cinq ans » dont je ne dirai rien laissant au lecteur le plaisir de découvrir ce chef d’œuvre.

 

En dehors du dossier consacré à Harlan Ellison, Bifrost propose à son habitude quelques nouvelles. Le texte de Thomas Day est celui qui s’apparente le plus à une dangerous vision. Un sexothérapeute exerce à la demande d’une de ses meilleures clientes, ses talents sur sa fille. Scabreux ? Non. Sexe il n’y a pas. Tout l’intérêt de la nouvelle réside dans l’opposition de deux personnages issus de traditions différentes. Thomas Day est de ceux qui apportent un peu de lumière dans un monde que la science-fiction se plait à obscurcir. Restent deux fictions, l’une d’Alastair Reynolds, l’autre de Suzanne Palmer qui mettent en scène deux soldats « cybernétiques » en opération militaire. La coexistence de la conscience biologique et des intelligences artificielles de ces humains robotisés fournit la trame de l’intrigue. Deux textes remarquablement agencés avec une préférence pour celui de Palmer totalement hilarant. Le futur recueil des 42 promet !


Quelques lectures de l'écrivain dans ce blog :

 

Gentleman Junkie - Les Humanoïdes associés

Hitler peignait des roses - Les Humanoïdes associés

La bête qui criait amour au cœur du monde - Les Humanoïdes associés

La machine aux yeux bleus - Flammarion Imagine


(1) Merci à Jim de CSF pour l'expression


vendredi 7 février 2025

Les Quatre-Vingt-Dix ans de Robert Silverberg


Jean-Daniel Brèque nous l’a annoncé, Robert Silverberg a fêté ses 90 ans le 15 janvier 2025. Fidèles lecteurs, humbles fans, nous nous réjouissons de cette annonce. La vénérable revue Galaxies sort à cette occasion un numéro spécial. Le dossier concocté par Meddy Ligner, universitaire et enseignant, comprend un tour d’horizon de l’œuvre du Maitre effectué sous le prisme de l’Histoire, les quelques et hélas peu nombreuses adaptations de celle-ci au cinéma, au théâtre et en bande dessinée. Enfin quelques pages sont consacrées aux relations amicales qui unissent ou ont unis l’auteur de L’Oreille interne à la France, entendez par là, les éditeurs, traducteurs, au nombre desquels on signale Jacques Chambon, Gérard Klein, Robert Louit, Pierre Paul Durastanti et bien d’autres, -  mais plus simplement à notre pays, sa culture, ses paysages, sa gastronomie.

 

L’hommage se poursuit avec deux nouvelles de Johan Heliot et Meddy Ligner inspirées du cycle de Majipoor et surtout, surtout ! une nouvelle inédite en langue française de Silverberg datant de 1991, traduite par Sylvie Denis, « Le Dernier Vétéran de la guerre de San Francisco » (« The Last Surviving Veteran of the War of San Francisco »). L’écrivain raconte une cérémonie de remise de médaille octroyée au dernier vétéran de la guerre de San Francisco. Ce conflit opposait une centaine d’années auparavant l’Empire de San Francisco à des Etats californiens au sein d’une Amérique disparue et morcelée. Agé de 143 ans, bardé d’organes artificiels, perfusé et arrimé à son fauteuil roulant sous la surveillance constante d’une infirmière, le général James Crawford raconte dans ses moments de lucidité de biens curieux souvenirs de guerre. En moins de 20 pages, « Le Dernier Vétéran de la guerre de San Francisco » surclasse L’Anomalie,prix Goncourt 2020. Curieusement, et puisque l’écrivain cite le personnage, la première référence à m’être venue à l’esprit est le film Patton. Sur un champ de bataille le célèbre chef de la troisième armée évoquant les plus grandes empoignades militaires de l’Histoire humaine déclarait à son interlocuteur : « J’y étais ! ».  On peut aussi y voir un démiurge Dickien.

 
Combien d’inédits restent-ils à traduire ? Aujourd’hui le général Silverberg a abandonné la fiction, mais pas l’écriture. Jean-Daniel Brèque signale ainsi la parution de Living in the Future, recueil « d’introductions de livres, de discours, de critiques d’histoires, d’interviews et de sa chronique de longue date dans le magazine de science-fiction d’Asimov ». Dans cette revue justement l’écrivain livre bimensuellement un article de trois pages serrées. En Novembre/Décembre 2024 sous le titre With Folded Hands… il s’intéresse aux déclarations et agissements du médiatique et Trumpiste Elon Musk :

« En 2015, alors qu'il célébrait son quarante-quatrième anniversaire lors d'une fête dans la région viticole de Californie, il a eu une conversation avec Larry Page, l'un des créateurs de Google, qui lui a dit : « Les humains finiront par se fondre dans la masse. Les humains finiront par fusionner avec des machines artificiellement intelligentes. Un jour, il y aura plusieurs types d'intelligence en concurrence pour les ressources, et la meilleure gagnera ».

Si cela se produit, a déclaré Musk, nous sommes condamnés. Les machines détruiraient l'humanité.

C'était en 2015. Huit ans plus tard, Musk, toujours versatile, a fait un virage à 180 degrés et a commencé à considérer l'intelligence artificielle non pas comme une menace, mais comme une véritable aubaine. Il a fondé sa propre entreprise d'IA, appelée xAI, dans le but de développer une « super intelligence numérique combinée à la robotique », afin que le reste d'entre nous soit épargné par ce travail ennuyeux, tout en devenant merveilleusement riche. »

 

Le titre de l’article fait référence à une nouvelle de Jack Williamson « With Folded Hands … » traduite en français sous le titre « Les bras croisés » et parue chez Marabout dans le recueil Des machines et des hommes. Dans le meilleur des mondes possibles de demain, les robots s'occupent de tout et protègent les humains, y compris d' eux-mêmes. Robert Silverberg cite de multiples extraits : «  Non, il n'y a rien qui cloche chez moi. Il haletait désespérément. La télévision vient de découvrir que je suis parfaitement heureux, conformément à la Directive Première. Tout est absolument merveilleux. Sa voix était sèche et rauque et sauvage.... La voiture quitta l'avenue brillante, le ramenant à la splendeur tranquille de sa maison. Ses mains futiles se serrèrent et se détendirent à nouveau, repliées sur ses genoux. Il n'y avait plus rien à faire.» 

 

La phrase terrifiante attribuée à Larry Page « Les humains finiront par se fondre dans la masse. » renvoie aux plus grands textes dystopiques. Que signifie-t-elle ? Oublions les promesses d’une civilisation des loisirs, vieux rêve des Trente glorieuses qu’une première lecture de « With Folded Hands … » pourrait suggérer et qu’Elon Musk se fait un malin plaisir de miroiter. Dans la longue histoire de la dépossession humaine au profit de quelques-uns, l’intelligence artificielle ouvre un nouveau chapitre dans le prolongement de la robotique et de la digitalisation. Un petit nombre s’enrichira. Mais les bras croisés du héros de Williamson et la néantisation de l’espèce humaine prophétisée par le fondateur de Google renvoient à une nouvelle forme d’impuissance imposée par un monstre auto-apprenant qui interfèrera dans tous les processus décisionnels économiques aussi bien stratégiques que quotidiens, du chef d’entreprise au simple consommateur, et qui sait ... démocratiques. Relisons à ce sujet « A voté » d’Isaac Asimov.

 

Bon anniversaire Mr Silverberg !

 

 PS : Intelligence artificielle et droits humains.

[Cette fiche est référencée dans l’item Passeports pour le futur]


jeudi 6 février 2025

Du thé pour les fantômes

Chris Vuklisevic - Du thé pour les fantômes - Folio fantasy

 

 

« L’âme rattrape toujours le visage »

 

Félicité et Egonia vivent en compagnie de leur mère Carmine dans une bergerie de l’arrière-pays niçois. Dans le village on craint les deux petites filles. L’une est familière des fantômes qui ne se gênent pas pour lui dévoiler des secrets de famille. L’autre laisse échapper des insectes en s’exprimant. Gare aussi à ses crachats qui flétrissent la végétation ou suscitent des efflorescences bizarres. Comble de malheur la petit Egonia est maltraitée ou plutôt mise à l’écart du petit cercle familial. Veuve d’un berger, Carmine reporte toute son affection sur Félicité. Celle-ci la quitte néanmoins pour poursuivre ses études dans la grande ville et exercer un métier en rapport avec ses dons. A la mort de la mère les sœurs tentent de se rapprocher.

 

Le deuxième roman de la niçoise Chris Vuklisevic a remporté un succès public et critique (GPI 2024). Servie par une écriture très alerte, l’autrice raconte, sur le mode de la confidence, une histoire de thé et de fantômes découpée en flash-back. L’existence de Félicité se poursuit à Nice dans son cabinet de « détective ». Les « étranges-thés » qu’elle sert à ses clients, suscitent des confidences qui une fois exprimées permettront à la « passeuse » d’identifier le spectre qui les hante et de l’inviter au repos éternel. Egonia s’est isolée dans un lieu encore plus reculé. La narration s’oriente alors vers une quête commune des origines - une aïeule tricentenaire, pensez donc !

 

Là se situe à mon avis la petite faiblesse de cette fantasy light. Les pages consacrées aux thés, aux théières, lors de l’internat de Félicité, nous emmènent aux portes d’un monde mystérieux, magique, vite refermées au profit d’une recherche des fantômes du passé qui s’étire à n’en plus finir.


samedi 25 janvier 2025

La Vieillesse de l’Axolotl

Jacek Dukaj - La Vieillesse de l’Axolotl - Rivages

 

 "L'horloge joyeuse du néant bat le temps 100 M, 200 M, 300 M... tandis que dans les lentilles fendillées du mecha rouillé se lèvent et se couchent les galaxies et les univers"



Une espèce d’onde neutronique venue de l’espace détruit toute vie sur Terre en vingt-quatre heures. Quelques humains ayant la technologie adéquate à portée de main au bon moment parviennent à scanner leur esprit et basculer dans une vie numérique. Une des sauvegardes de Greg, informaticien et héros du livre La Vieillesse de l’Axolotl, atterrit ainsi intact dans un serveur de Vladivostok. Comme d’autres, profitant de l’internet des objets, il parvient à se télécharger dans d’autres serveurs et même intégrer des robots militaires.

 

Le roman du polonais Jacek Dukaj conjugue les thèmes de l’apocalypse et du cyberpunk, dans une filiation à rechercher plutôt du côté de Schismatrice + de Bruce Sterling que Neuromancien de William Gibson. C’est sa première publication en France, chez « Rivages » (Payot), une collection ouverte à tous les horizons, à qui nous devons la bonne surprise de L’Ile de silicium. La nouvelle Humanité imaginée par  Jacek Dukaj s’oriente dans deux directions, le projet Génésis des B&B et ses successeurs, visant à recréer une vie organique, et la branche dite « Heavy Métal » résolue à approfondir l’expérience digitale.

 


Peu à peu « mechas » et « transformers » reproduisent les schèmes de comportement de leur existence antérieure. Des guildes surgissent et les antagonismes avec. Une espèce de nostalgie aussi, témoin le programme Morpheus, un générateur de rêves auquel a de plus en plus recours Greg. Les survivants communiquent par « emot »  (émoticônes ou émojis) mimant des soirées bars et des ingestions d’alcool inexistant. Au fil des éons, car qu’est-ce que le temps pour ces créatures mécanisées, les projets se délitent, une forme de résignation s’installe.

 

C’est en lisant les cinquante dernières pages que surgit - comme la vérité au fond du puit, pour reprendre une expression de Démocrite - le dénouement sur la destinée ultime, le drame de cette post humanité. Dukaj est passé à côté d’un grand roman, a côté de ce que qui aurait être la face noire du roman précité de Sterling, un nouveau Demain les chiens, au voisinage de La forêt sombre de Liu Cixin. En cause non pas le jargon cyberpunk, mais d’énormes raccourcis ; telle l’apparition de ce garçon, Indy, deus ex machina issu des mains de Vincent Cho alors que la recréation d’un biosystème relève du miracle. Qui sont les robots Father et Jenkins de cet enfant ? Qu’ont ou que n’ont pas réalisé ses successeurs dont on n'entend plus parler et dont l’un au moins s’est à son tour numérisé ? 


La Vieillesse de l’Axolotl résume les fulgurances et les insuffisances de la littérature cyberpunk, inlassable pourvoyeuse de néologismes. A cet effet le livre est doté d’une présentation originale. Le texte s’inscrit au verso, le recto comporte des illustrations et un glossaire.

mercredi 15 janvier 2025

Derrière le grillage 1

Guillaume Chamanadjian, Iuvan, Sébastien Juillard - Derrière le grillage 1 - Dystopia

 

 

 

« L’enfance, ce grand territoire d’où chacun est sorti ! D’où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d’un pays… »


Antoine de Saint Exupéry

 






Préface
NoirPunk de Chamanadjian > collages de 
Lise L.
Interface 1
CANT de luvan > dessins de 
Lia Vesperale
Interface 2
Kawaakari de Juillard > têtes de chapitre de 
Elvire De Cock
Postface

(Préface, Interfaces et Postface : Xavier Vernet)

 

 


Derrière le grillage est un projet littéraire soumis à un financement participatif comportant trois nouvelles ou novella et un paquet paratextuel préface/postface/interfaces que je prends la liberté de renommer récit introductif car il me semble que l’ami Xavier auquel je dois ce service de presse vient de franchir un pas décisif en se faufilant dans une trouée de grillage qui l’introduit désormais dans le Jardin statuaire des littérateurs il faut dire que son autobiographie à l’émotion contenue fruit d’un deuil interminable m’a rappelé un article sur Saint-Exupéry le journaliste avançait la thèse que Le petit prince ne s‘apparentait pas à une anomalie au sein d’une œuvre grave parfois sentencieuse mais que les thèmes de la responsabilité et de la solidarité proférés ad nauseam y compris pendant la seconde guerre mondiale reposaient sur une unique clef de voute le lien entre les hommes et que ne voulant pas se désavouer alors que tout se déliait sous ses yeux il avait restauré le lien fondamental indestructible celui de l’enfance voilà à mon sens la voie directrice de l’ouvrage cette annexe d’une zone pavillonnaire quelques box un bac à sable et un jardin au-delà c’est l’ Alamo et la cuisine des Tontons flingueurs de l’éditeur pas seulement l’ultime refuge mais aussi la (re)découverte d’un univers auquel il convie comme chef de bande toutes les plumes de son quartier

 

Microprocesseur fictionnel

les autrices et auteurs ne sont pas inconnus des «  Dystopiens » Iuvan en particulier a publié chez La Volte débutons par NoirPunk de Guillaume Chamanadjian mon texte préféré parce que le plus « classique » de cette anthologie fiévreuse il nous transporte dans un futur Gibsonien où Myriam est une cyber enquêteuse quasi clone du major Motoko Kusanagi figure de la franchise Ghost in the Shell elle travaille en freelance pour Europol et dans ses loisirs pour oublier son monde bientôt le nôtre couleur télé calée sur un émetteur hors service où l’on troque des kilowatts pour s’alimenter elle bascule dans un jardin virtuel (celui de Xavier Vernet évidemment) dont elle peaufine les détails quant soudain son contact dans le conglomérat la tire de son refuge pour la relancer sur un dossier mort-né celui d’un hacker nommé Yagami problème no 1 il a refait surface problème no 2 son nom est celui d’un personnage de fiction inventé autrefois par Myriam et quelques copains copines dans un ouvrage intitulé NoirPunk quel plaisir si comme moi le passage suivant réveille chez vous le souvenir nostalgique de Neuromancien « Le sifflement était caractéristique, on l’appelait le coil whine. Le gémissement des électrons qui se divisaient au sortir des câbles pour s’agglutiner dans des dizaines de circuits. Interrupteur sur « on », tension, stridulation. Les ventilateurs se mettaient en route. Avec la chauffe, le bruit devenait un chuintement. Quelques minutes d’attente, tympans saturés. » une excellente entame

 

je saute directement sur la novella de Sébastien Juillard qui transpose le jardin dans un espace en friche de Shinagawa un quartier de Tokyo rempli d’herbes folles de statues et de containers plusieurs histoires s’y déroulent celle d’une détective revenue sur les lieux quinze ans après le décès de son père (« […]mort dans un souffle d'éthanol incandescent, sur un tronçon d'autoroute réformé, où chaque vendredi soir, il s'efforçait de lisser, à 200 km/h, un pli au cœur que personne n'avait su voir »)  celui-là même qui avait loué un de ces réceptacles en acier pour en faire son atelier ou celle d’un artiste de l'ère Genroku à l’origine des sculptures voir celle de Takemura Ayame une jeune femme victime d’une amnésie au total étranges et fascinants récits sur l’impermanence des identités dans un monde où les progrès de l’ingénierie génétique redonnent vie au mythe ancien de la réincarnation je garde pour la fin Cant comme Cantos le long poème en prose de Iuvan où chamanes et druidesses pourfendent le langage dans un cryptolecte où je me suis parfois perdu me raccrochant en guise de bouée de sauvetage à Borges « Dans un poème ou dans un conte, le sens n’importe guère; ce qui importe, c’est ce que créent dans l’esprit du lecteur telles ou telles paroles dites dans tel ordre ou selon telle cadence. »

  

du très bon du bon de l’énigmatique un paratexte qui se fond dans le texte de l’autofiction qui croise de la fiction j’attends le tome 2