samedi 14 juin 2025

Défense d’extinction

Ray Nayler - Défense d’extinction  - Le Bélial’ - Une heure lumière

 

                                                                                                     


Mettant à profit leurs derniers acquis en matière d’ingénierie génétique et les découvertes des fossiles dans le permafrost sibérien un groupe de scientifiques fait ressurgir de la préhistoire, les mammouths. Au-delà de l’exploit technique, l’entreprise s’apparente à un geste désespéré. Dans le monde à peine futuriste imaginé par Ray Nayler, les éléphants sauvages africains et asiatiques ont disparu de la Terre, victimes du marché de l’ivoire. L’avidité meurtrière des braconniers n’a pas épargné les zoos et seuls quelques individus dument gardés subsistent.


L’idée est donc venue d’implanter leurs ancêtres dans la taïga russe, dans l’espoir que l’étendue du territoire entravera les efforts des tueurs. Cependant, n’étant pas guidé par l’expérience de générations antérieures le premier troupeau semble voué à une lente extinction. Une seule personne aurait pu détenir la clef de la situation. Mais l’éthologue Damira Khismatullina, la Diane Fossey des éléphants, a été assassinée au Kenya. Le docteur Asnalov a alors une idée folle, intégrer une sauvegarde de la conscience de la jeune femme dans le corps d’un de ces animaux.

 

Bien que l’auteur cite principalement Rudyard Kipling (The Elephant’s Child) au nombre de ses allégeances purement fictionnelles, l’ombre de Mick Resnick (Ivoire, Projet Miracle) plane sur ce très beau récit à l’émotion contenue. Nayler creuse son propre sillon, dressant le panorama d’une humanité avide, égoïste, pieds et poings liés à la satisfaction immédiate. S’y ajoutent le trouble, la solitude des esprits, mais aussi la détermination, hantises d’autres textes, illustrés ici par le personnage de Damira Khismatullina. Reprenant la technique de sauts temporels narratifs du film Premier contact tiré d’une nouvelle de Ted Chiang, Nayler retrace son existence, petite fille isolée entre un père absent et une mère abrutie par un quotidien misérable. Le salut, la vocation viendront de l’oncle Timur voyageur et conteur.

 

La rencontre entre la matriarche des mammouths et le jeune Sviatoslav embarqué plus ou moins contre son gré dans une bande de braconniers russes alcoolisés illumine un instant ces sombres péripéties. La scène rappellera à quelques lecteurs de La Guerre du Feu, l’alliance conclue entre Naoh et les grands mammifères laineux. Pure rêverie de l’académicien Goncourt, car on le sait désormais, la disparition de la Mégafaune préhistorique coïncide avec l’expansion humaine. En fait Défense d’extinction raconte la fin des Alliances. Assurément, en ce qui me concerne, un des trois meilleurs UHL, aux côtés de Le Fini des mers et d' Un pont sur la brume.

 

« Bientôt, elle le sait, les murs s’effaceront. La fenêtre disparaitra dans le néant, la maison se dissipera dans l’obscurité. Et le lit, et le tapis cloué au mur, et la jungle abstraite des feuilles du papier peint, et la voix de son oncle.

Il n’y aura que la neige, le mouvement éternel du groupe, la chaleur des vibrations de ses compagnons dans la terre qui se propage à travers ses os. »


mercredi 11 juin 2025

Succession

Scott Westerfeld - Succession - Pocket

 

 

 

L’affrontement entre civilisations humaines et machines a donné matière à de mémorables space-opera comme le cycle Berseker de Fred Saberhagen, le cycle du Centre galactique de Gregory Benford, Le cycle des Inhibiteurs d’ Alastair Reynolds et peut-être au meilleur d’entre eux, Succession de Scott Westerfeld. Composé de seulement deux volumes, Les légions immortelles et Le secret de l’Empire chez Pocket, il a été publié en France il y a une vingtaine d’années et comme le Reynolds, n’est disponible que sur le marché de l’occasion. Editeurs, sauvegardez le patrimoine !

 

Un autocrate dirige d’une main de fer un Empire de quatre-vingt mondes. La clef de son pouvoir réside dans le secret puissamment gardé de l’immortalité dont il bénéficie en compagnie d’une aristocratie. Face à lui un Sénat tente de préserver un semblant de démocratie dans la gouvernance de cette vastité. Les deux parties font néanmoins front commun contre les Rix, une secte de cyborgs qu’ils ont déjà affronté par le passé. Cette fois l’ennemi expédie un commando sur la planète Legis pour s’emparer d’Anastasia la sœur de l’empereur. Le commandant Laurent Zaï, héros du récit, tente à partir de son vaisseau le Lynx de neutraliser l’attaque. Malheureusement les Rix bénéficient de l’apport d’une IA qui en s’emparant de l’infostructure et des données de Legis va d’une part contrarier l’entreprise de sauvetage et d’autre part parvenir à un degré de conscience supérieure, une IA composite, un Dieu en quelque sorte. Mais affronter le courroux d’un Empereur et d’une Entité cosmique, est-ce suffisant pour décourager un officier valeureux et amoureux de surcroit ?

 

Six cent soixante-dix pages plus tard un constat s’impose, le lecteur a passé un bon moment. Comment expliquer ce ressenti ? Tout d’abord par une densité d’action évoquant dans un autre genre le film de Brian G. Hutton Quand les aigles attaquent, densité entretenue grâce au découpage d’arc narratifs portés non pas par des chapitres mais par différents personnages ce qui a pour effet, cinématographiquement parlant, de multiplier les angles de vue tout en ne rompant pas la séquence ; par le tour de force d’avoir majoritairement concentré le cœur du récit dans le Lynx, unité de lieu autour de laquelle gravitent des narrations secondaires comme les conseils de guerre ou les scènes d’intimité entre Laurent Zaï et Nara Oxham. Le vertige technologique et scientifique contribue bien sûr à l’effet de saisissement : attaques de drones intelligents, millimétriques et multiformes, édification d’une résidence à partir d’une simple graine dont les appendices - des roseaux pensants (!!) - partent à la recherche des matériaux nécessaires à sa construction, découverte de la « gravitation splendide », particule et nouvelle source d’énergie, toutes inventions délirantes grâce auxquelles dirait Joseph Altairac la science-fiction surpasse le surréalisme.

 

Succession c’est aussi l’histoire de la lutte contre l’emprise d’un pouvoir mortifère symbolisé par sa caste de « morts ressuscités » contre laquelle lutte le mouvement séculariste porté par la sénatrice Nara Oxham. Le sécularisme prône le rétablissement du cycle naturel de la vie et de la mort, seul chemin de progrès et de renouvellement. D’autres voix se font entendre au sein du Sénat et du Conseil de guerre présidé par l’empereur, les utopiens, les expansionnistes, et l’Axe de la Peste, membres rescapés d’une politique eugénique impériale.

 

Tout pouvoir repose sur un mensonge. Telle est la leçon de Scott Westerfeld, par ailleurs auteur de romans jeunesse et du très remarqué L’IA et son double, ici démiurge d’un univers gouverné par l’impalpable (l’amour).

dimanche 1 juin 2025

Les beaux et les élus

Nghi Vo - Les beaux et les élus - L’Atalante

 

 

 

Originaire de ce qui s’appelait à l’époque coloniale française le Tonkin, la jeune Jordan Baker est prise en charge par une famille de notables américains. Après Louisville, elle intègre la jeunesse dorée des années 20 de New York, West et East Egg, et participe aux fêtes les plus somptueuses dont celles données par un certain Jay Gatsby. Elle fait la connaissance de Daisy et Tom Buchanan ainsi que de Nick Carraway.

 

Les lecteurs auront reconnu les protagonistes d’un des romans les plus célèbres de Francis Scott Key Fitzgerald dont Nghi Vo, autrice d’ouvrages de fantasy publiés essentiellement chez L’Atalante, offre une relecture en introduisant un nouveau personnage. Si celui-ci intègre les codes des années folles, il ajoute un soupçon de modernité à la narration de Gatsby le magnifique, non pas tant à cause de ses relations multiples et éphémères, mais en raison d’une subtile distanciation envers les préjugés de l’époque bien loin du tabassage en règle auquel aurait procédé un écrivain moins talentueux.

 

Le récit respecte les péripéties du roman modèle, en particulier le triangle amoureux Gatsby-Tom-Daisy. Mais plus que l’histoire d’une relation torrentielle, Les beaux et les élus réenchante le glamour qui imprégnait Gatsby le magnifique. La prose de Fitzgerald ruisselle sur celle de Nghi Vo :

« Chez Gatsby, l'horloge indiquait minuit moins cinq à l'instant où l'on arrivait. Quand, venu de la grand-route, on franchissait les portes de son monde, on se sentait enveloppé d'un tourbillon glacial, les étoiles apparaissaient et la lune se levait sur le détroit. Aussi ronde qu'une pièce d'or, elle semblait assez proche pour que l'on pût la mordre. Jamais je n'avais vu de lune pareille auparavant. Ce n'était pas la pièce de dix cents à l'effigie de Mercure qui luisait à New York, mais une lune de moisson venue tout droit des champs de blé du Dakota du Nord, qui dispensait sa douce lumière généreuse sur les beaux et les élus.

Tout y débordait d'argent et de magie, tant et si bien que personne ne s'interrogeait sur la lumière qui envahissait le logis, de ses salles à manger à ses couloirs et boudoirs isolés en passant par sa salle de bal. Sa texture évoquait le miel, l'été dans un jardin à demi oublié, et elle éclairait sans éblouir avec une abon­dance telle que l'on savait toujours qui l'on embrassait. Certains invités s'extasiaient de cet étalage de magie, mais j'entendis aussi les domestiques s'en émerveiller et je finis par apprendre qu'il s'agissait de l'électricité. On avait fait courir à grands frais des fils dans toute la maison pour lui donner vie d'une pression sur un interrupteur. »

  

Fantasy oblige, l’écrivaine a incorporé quelques surprises, une boisson « démoniaque », et le kirigami ou art du découpage, façon sorcier :

« Pincé entre mes doigts fins, le lion de papier se mit à frissonner comme sous une brise. Il se tortilla, il dansa, et bientôt ses quatre pattes découpées commencèrent à pédaler dans l'air, à le baratter pour y trouver prise, et l'animal se dressa sur ses postérieurs pour me griffer le poignet.

Il descendit en voletant et atterrit avec plus de poids que n'aurait dû en avoir une feuille. Il hésita un instant, apparemment aussi subjugué que nous par sa vie de papier, puis il réunit ses quatre pattes sous son ventre et tourna plusieurs fois sur lui-même.

Soudain, ce ne fut plus seulement du papier et le besoin d'amour désespéré d'une enfant. C'était le souvenir d'un lion assassin et d'un pays lointain, c'était son souffle, son ressentiment et son désir. »


 

Malheureusement, en ce qui me concerne, j’attendais des éléments fantastiques de la narration un effet de levier susceptible de propulser le roman dans autre chose. Au final, lassé des aventures interstitielles de l’héroïne, l’envie de replonger dans la création de Fitzgerald m’a pris. Mon explication est que Nghi Vo a abordé dans l’ile où Morel avait installé sa machine. Après avoir reprogrammé le dispositif, elle contemple désormais les hologrammes dérouler indéfiniment l’histoire de Gatsby Le Magnifique dans laquelle elle a inséré Jordan Baker.


lundi 26 mai 2025

Les villes invisibles

Italo Calvino - Les villes invisibles - Folio

 

 

 

Tour à tour écrivain néo-réaliste, conteur ou fabuliste, Italo Calvino dévoilait en 1972 avec Les villes invisibles, une autre facette prismatique de son talent. Inspiré de l’ouvrage Le Devisement du monde de Marco Polo, Les villes invisibles se présente comme un dialogue imaginaire entre Polo et l’empereur Kublai Khan au cours duquel le natif de Venise dresse l’inventaire des cités rencontrées durant ses voyages, cités toutes aussi imaginaires (1) que les paroles échangées entre les deux personnages.

 

Le roman (le recueil ?) déploie une suite de textes courts, des poèmes en prose si l’on en croit l’auteur dans une conférence donnée en postface. Chaque ville est nommée, mais pour les identifier Calvino a recours à une taxinomie élaborée autour des thèmes du nom, du désir, des signes, de la mort, des yeux, du ciel etc. Enfin des échanges entre le souverain et le voyageur charpentent l’énumération.

 

Difficile de ne pas évoquer en parcourant ou en feuilletant ce volume à la manière d’un recueil de poésie quelques lectures comme Les Cités obscures de François Schuiten et Benoît Peeters, un roman plusieurs fois cité ici ou, osons, Les Insulaires de Christopher Priest qui cartographiait un archipel fictif à la manière d’un guide touristique, sans affect, procédé renforcé par l’écriture sèche habituelle du britannique décédé en 2024. Cependant en lisant les premières lignes consacrées à Aglaura, « Je ne saurais te dire à propos d’Aglaura davantage que ce que les habitants eux-mêmes répètent depuis toujours : une série de vertus proverbiales, des défauts tout aussi proverbiaux, une certaine bizarrerie, un respect pointilleux des règles. », la figure de Francis Ponge et les fabulations du Parti pris des choses, remontent à la surface.

 

Copyright François Schuiten et Benoît Peeters

Surprise, voilà surgir Borges à l’évocation d’Isadora et au détour d’un procédé de renversement :

« L'homme qui chevauche longuement par des terres sauvages, le désir d'une ville le prend. Il finit par arriver à Isidora, ville où les palais ont des escaliers en colimaçon incrustés de coquillages, où l'on fabrique avec art des longues-vues et des violons, où, quand un étranger hésite entre deux femmes, il ne manque jamais d'en rencontrer une troisième, où les combats entre les coqs dégénèrent en bagarres sanglantes entre les parieurs. Il pen­sait à toutes ces choses quand il désirait une ville. Isidora est donc la ville de ses rêves: à une différence près. La ville rêvée le contenait lui encore jeune ; il arrive à Isidora déjà vieux. Sur la place, il y a le muret des vieux qui regardent passer la jeunesse; il se trouve assis parmi eux. Les désirs sont déjà des souvenirs. » A cet égard Isadora et Dorotea, prescriptrice des rêves de désert et d'autres lieux, sont en quelque sorte les Divinités de l’espace-temps.

 

Page 113 de l’édition Folio, Italo Calvino, par la voix de Marco Polo, lance un autre pavé : « Chaque fois que je décris une ville, je dis quelque chose de Venise », arc réflexif qui renvoie à la psychogéographie de Guy Debord. Ailleurs Eudossia dont les quartiers sont géométrisés dans les motifs d’un tapis, illustre la confusion entre la carte et le territoire, thème que l’on retrouve sur l’échiquier de Kublai Khan, un empire réduit à soixante-quatre cases. Mais l’une des plus fascinantes de ces cités n’est-elle pas Eusapia, qui comporte sous terre sa copie mortuaire, Eusapia miroir des vivants et des morts ?

 

Ni véritablement utopiques ou dystopiques, les rêveries urbaines d’Italo Calvino lorgnent aussi vers Les voyages de Gulliver. A ceci près que, quand invoque autant d’allégeances, c’est qu’on est unique. Bienheureuse Italie qui tenait là tout à la fois son Swift et son Borges.

 

  

(1)   Encore que Leonia et Naples présentent une étonnante similitude


jeudi 22 mai 2025

La Voie du sabre

Thomas Day - La Voie du sabre - Folio fantasy

 

 

Les yeux sous les sourcils, l’empereur très clément

Et très noble écouta l’homme patiemment,

Et consulta des yeux les rois ;puis il fit signe

Au bourreau qui saisit la hache.

                                            -          J’en suis digne

Dit le vieillard, c’est bien et cette fin me plaît.

Et calme il rabattit de ses mains son collet,

Se tourna vers la hache, et dit : - Je te salue.

Maitres, je ne suis point de la taille voulue,

Et vous avez raison. Vous princes, et vous roi,

J’ai la tête de plus que vous, ôtez-la-moi.

 

Victor Hugo - La Légende des siècles

 

 

Sur le point d’achever son existence en même temps que ses mémoires, celui qui fut le Seigneur Nakamura Oni Mikedi et le bras armée de l’Impératrice-Fille, se remémore ses années d’apprentissage auprès de Miyamoto Musashi le plus fameux samouraï qu’ait connu le Japon. Si ce rônin appartient à l’Histoire, en témoignent approximativement moultes biographies romancées, films, ainsi que son propre Livre des Cinq Anneaux, par contre le Japon du XVIIe siècle et les personnages de La Voie du Sabre relèvent de l’imaginaire.

 

Afin de parfaire l’éducation de son fils avec l’espoir secret d’en faire le futur époux de la fille de l’Empereur - une dragonne tout de même ! -, le seigneur de guerre Nakamura le confie aux soins d’un guerrier redoutable, le fameux Musashi. Celui-ci, après avoir occis quelques samouraïs de la garde personnelle de son hôte et balayé une volée de flèches, (après tout il a une réputation à défendre ) lance le jeune Mikedi sur les routes à sa suite. Délaissant l’enseignement du maniement des armes, le maitre soumet l’élève à l’apprentissage de la vie. Corvées en tout genre, découverte des arts culinaires, des plaisirs de la chair, se succèdent. Les années aussi. La route pour Edo et le palais de l’Empereur Dragon est bien lente et tortueuse, mais les pages défilent à toute vitesse. La spectaculaire scène de la récolte de l’encre de Shô, poison et boisson des dragons impressionne. Quelques courtes légendes coupent et enrichissent le fil principal sans désorienter le lecteur.

 

La Voie du sabre que tente d’inculquer le samouraï à Mikedi est une forme d’accomplissement, une route étroite impliquant nombre de renoncements en particulier la tentation du pouvoir et de l’asservissement. Une torture pour le fils du potentat et le rônin, l’un mu par des désirs de revanche, l’autre empruntant les voies du Bouddha. Tel est le drame du livre.

 

Beaucoup a été dit sur ce qui s’avère un des meilleurs ouvrages de Thomas Day paru en 2002 et fraichement réédité. Soulignons néanmoins que le paratexte, pas forcément l’entame de lecture préférée en général, se parcourt ici avec le plus grand intérêt. L’auteur cite et surtout commente ses sources. Le lexique est bienvenu. Fantasy ou pas, au Japon un katana reste un katana et une cérémonie de thé… une cérémonie de thé. Thomas Day a le mot juste comme Heinlein et la phrase souple comme Silverberg. Les amateurs de mangas intéressés par Lone Wolf and Cub, (prévoir environ 400 euros pour l’ensemble des volumes chez Panini ) feraient mieux d’acquérir La Voie du sabre

vendredi 16 mai 2025

Le baron perché

Italo Calvino - Le baron perché - Folio

 

 

 

Tout commence par un plat d’escargot que Cosimo Piovasco di Rondoa refuse d’avaler, un mois de juin 1767. Soumis à la double férule de son baron de père et d’une mère fille d’un général de l’armée de Marie-Thérèse d’Autriche, l’enfant quitte la table pour se réfugier dans les arbres de la propriété d’Ombrosa et au-delà de la Ligurie dont il ne redescendra plus de toute son existence. Il vient à bout de toutes les difficultés matérielles que suscite son étrange mode de vie, parvenant à se loger, à chasser, à se laver même, suspendu à une branche surplombant un torrent. Ayant troqué la verticalité contre l’horizontalité, il ne rompt cependant pas avec ses semblables, vivant des aventures trépidantes quoique perpendiculaires.

 

D’Italo Calvino il a été très brièvement question ici-même à propos du roman de China Miéville The City and the City et d’un éventuel cousinage avec Les villes invisibles de l’écrivain italien. Le baron perché est le second volume d’une trilogie romanesque comprenant Le Vicomte pourfendu et Le Chevalier inexistant. Il tient de la fable, du roman historique, du conte philosophique. Les aventures de l’extravagant Cosimo Piovasco di Rondoa s’inscrivent d’abord dans le Siècle des Lumières. Cosimo se constitue une bibliothèque, se tient au courant des débats de son temps. Sa réputation dépasse les frontières, au point d’épater Diderot et Voltaire : « si l’on veut bien regarder la terre, il faut se tenir à bonne distance ». Voilà qui renvoie à L’ile de Laputa, aux Lettres Persanes. Capitaine Némo des frondaisons qu’il parcourt inlassablement sans jamais toucher terre, le baron découvre un univers végétal qui fascine autant le lecteur de L’homme qui plantait des arbres de Giono que celui du Monde vert de Brian Aldiss :

 

« Les oliviers, en raison des torsions de leur croissance, sont à Cosimo des voies commodes et planes, des arbres patients et amis, qui permettent, jusqu'à leur écorce rugueuse, d'y passer comme de s’y arrêter, même si chaque arbre a peu de grosses branches et qu'il n'autorise pas une grande variété de mouvements. Sur un figuier, en revanche, si on fait attention à ce qu'ils supportent le poids, on n'en a jamais fini de circuler ; Cosimo se tient au-dessous du pavillon des feuilles, voit le soleil transparaître au milieu des nervures, les fruits verts gonfler peu à peu, il renifle le latex qui perle au col des pédoncules. Le figuier vous prend, il vous imprègne de son humeur caoutchouteuse, de ses bourdonnements de frelon ; au bout d'un moment Cosimo finissait par avoir l'impression de devenir figuier lui-même et, mal à l’aise, il décampait. Sur le dur sorbier, ou sur le mûrier, on est bien ; dommage qu'ils soient si rares. Et ainsi des noyers, et moi aussi, c'est dire, quand il m'arrivait de voir mon frère se perdre dans un vieux noyer interminable, comme dans un palais à plusieurs étages et aux chambres innombrables, l’envie me venait de l'imiter, de partir réinstaller là-haut ; telles sont la force et la certitude que cet arbre met à être arbre, l'obstination à être lourd et dur, qui s'exprime en lui jusque dans ses feuilles.

 

Cosimo restait volontiers parmi les feuilles ondulées des chênes (ou yeuses, comme je les ai appelés tant qu'il s'agissait du parc de notre demeure, peut-être sous l'influence du langage recherché de notre père) et il en aimait l'écorce crevassée, dont il ôtait les plaques du bout des doigts quand il était perdu dans ses pensées, non par goût instinctif de faire le mal, mais comme pour aider l'arbre dans son dur labeur de recons­truction. Ou bien il écaillait l'écorce blanche des platanes, découvrant des couches de vieil or moisi. Il aimait aussi les troncs bosselés comme celui de l'orme, qui, à chaque protubérance, offre de tendres rejets et des touffes de feuilles dentelées et des samares qui semblent de papier ; mais il est difficile de s'y déplacer, parce que les branche» remontent, minces et touffues, laissant peu de passage. Dans les bois, il préférait les hêtres et les chênes ; parce que sur le pin, les plateformes rapprochées, fragiles et toutes chargées d'aiguilles ne laissaient ni espace ni appui ; quant au châtai­gnier, entre sa feuille épineuse, ses bogues, son écorce et ses branches élevées, on dirait qu'il est fait pour vous tenir à distance.

 

En fait, ces amitiés et ces distinctions, Cosimo les reconnut avec le temps, au fur et à mesure, c’est-à-dire qu’ il reconnut progressivement qu'il les connaissait : mais dès ces premiers jours, elles commençaient à l'imprégner comme un instinct naturel. C'était le monde qui lui apparaissait désormais sous un jour neuf, fait de ponts étroits recourbés sur le vide, de nœuds ou d'écaillés ou de sillons qui rendent l'écorce plus rêche, de lumières dont le vert change selon le voilage de leurs feuilles plus fournies ou plus rares, tremblantes au premier ébranlement de l'air sur les pédoncules ou mues comme des voiles en même temps que l'arbre tout entier se courbe. Tandis que notre monde, lui, se tassait là-bas au fond, et que nos silhouettes étaient comme disproportion­nées, et, pour sûr, nous ne comprenions rien de ce que lui savait là-haut, lui qui passait ses nuits à écouter comment le bois bourre de ses cellules les cernes qui indiquent les années à l'intérieur des troncs, comment le tapis des mousses se dilate à la tramontane, comment en un frisson les oiseaux, endormis dans leur nid, blottissent leur tête à l'endroit où la plume de l'aile est plus douce, com­ment la chenille se lève et comment l'œuf de pie grièche éclot. II y a ce moment où le bruit de la campagne se reforme dans le creux de l'oreille en une poussière de bruits, un grésillement, un grincement, un glissement furtif dans l’herbe, un clapotement dans l'eau, le bruissement d'une patte entre la terre et les cailloux, ou les stridences des cigales, plus hautes que tout. Les bruits se dressent l'un l'autre, l'ouïe parvient toujours à en cerner de nouveaux, comme, sous les doigts qui cardent un flocon de laine, chaque mèche se révèle composée de fils toujours plus fins et impalpables. Pendant ce temps, les grenouilles continuent leur coassement qui reste dans le fond, et ne modifie pas le flux des sons, tout comme la lumière ne change pas en raison de la continuelle palpitation des étoiles. Mais à peine le vent s'élevait-il, à peine passait-il, que chaque bruit se transformait. Ne restait plus au creux de l'oreille que l'ombre d'un mugissement ou d'un murmure : c’était la mer. »

 

Le monde d’en bas vient à Cosimo, comme la rencontre imaginaire avec Napoléon, intrigué et admiratif de ce nouveau Diogène. Au final, on le respecte plus qu’on ne le moque. Son rang aristocratique, le savoir accumulé, l’étonnement devant ce mode vie jamais remis en question, en font une figure incontournable de la région. On le consulte, quelques femmes rêvent de le rejoindre dans les branches. Ce monde, il part aussi à se rencontre, traversant le pays tel un satellite d’observation. Autour de lui gravitent des personnages extravagants à l'image d'un oncle un peu fou, apiculteur et ingénieur hydraulique raté ou d’un Mandrin qui abandonne ses activités criminelles après lui avoir fait découvert la lecture, car converser avec Cosimo, c’est s’élever. Son histoire d’amour tendre avec Viola, fille d’un noble voisin semble sortir d’une chanson de Juliette Gréco : comment s’y prendre quand on est là-haut ?

 

Chef d’œuvre intemporel, Le baron perché évoque pêle-mêle Fénelon, Le baron de Munchhausen. Quant à l’auteur de ces lignes, il lui semble aussi avoir rejoint la maison des feuilles depuis si longtemps, sautant de livres en livres, comme pour à la fois fuir et adoucir la disparition du sol natal et de ses occupants.


mercredi 7 mai 2025

Quand Roland Barthes préfaçait Igor et Grichka Bogdanoff

Roland Barthes - Il n’existe aucun discours qui ne soit une Fiction - Quinzaine Littéraire

 

 

[Ce texte devait servir de préface au livre d’Igor et Grichka Bogdanoff, Clefs pour la Science-Fiction, Seghers, remplacé finalement par un Avant-Propos de Ray Bradbury. Une curiosité donc…]

 

 

Igor et Grigori Bogdanov (1) sont frères (et même vrais jumeaux). Je ne crois pas que cette circonstance privée soit étrangère au charme du livre qu'ils ont écrit en commun. Non qu'il faille mettre sur le compte d'un accord rare l'unité de leurs intérêts, de leurs goûts, de leur culture, de leur travail ; mais parce qu'il se dégage de leur livre une impression de joie unitive, de comblement, et comme une persuasion de bonheur que le travailleur solitaire obtient difficilement.


La science-fiction n'est pas traitée ici comme un genre clos, ce qui la reléguerait dans une région marginale de la littérature - voire de la para-littérature - mais plutôt comme un continent, un grand carrefour où se croisent des thèmes, des formes, des styles, des projets venus de tous les horizons de la communauté humaine : de la Science et de la Fiction, bien sûr, mais aussi de la philosophie, de l'histoire, de la psychanalyse, de la poétique du langage et de celle des idées.


Cette ampleur, ce déni des limites corrigent ce que le goût marqué d'un genre (la science-fiction) pourrait avoir, comme toute manie, de terroriste, pour peu qu'on se laisse entraîner à en parler selon un savoir spécialisé. Le regard qui est jeté sur la science-fiction est ici véritablement œcuménique; à chaque étape du livre, la science-fiction s'élargit, elle devient elle-même, à l'instar de son référent, monde pluriel, cosmos ; mais ce cos­mos, plus vertigineux que celui des galaxies, est cosmos des lan­gages, des cultures, des questions posées par l'humanité. Sous l'analyse des frères Bogdanov, la science-fiction réussit ce paradoxe, de s'ouvrir infiniment, sans cependant perdre sa forme - cette forme proprement historique qui justifie qu'on en parle selon un certain savoir.


Au fond, ce qui nous est donné à entendre, la vérité dont la science-fiction serait pour nous introductrice, c'est qu'il n'y a aucun discours qui ne soit une Fiction. I, et G. Bogdanov le disent à propos du structuralisme, qui est, selon eux, «le signe d'une profonde fiction » ; mais tout leur livre entraîne à rêver cette proposition à propos de la science elle-même, de la philosophie et de tout discours méthodique. Cette vue s’inscrit bien dans l’un des combats de la modernité, tel que Nietzsche l’a amorcé. Le travail des frères Bogdanov dépouille la science-fiction de sa modernité artificielle (qui risque bien de n’être que son actualité éphémère) pour désigner ce qu'il y a d'inouï en elle et qui n’est nullement l'invention de gadgets cosmiques ou physiolo­giques, mais plutôt la substitution perverse de l'imaginaire du désir à l'imaginaire de la vérité.


On dira, à la limite, que le livre d'I. et G. Bogdanov s'assume lui-même comme un discours-fiction - ce qui ne l'empêche pas d'être le fruit d'un travail sérieux et sûr, qui nous permet d'apprendre beaucoup de choses « réelles » sur ce « genre » qu'on appelle la science-fiction. La Fiction, en effet, ne s'oppose pas platement à la vérité ; elle dit seulement que la vérité doit prendre en compte, et si je puis dire, en croupe, le désir, sauf à n'être que le fantasme de la castration. Ce que j'aime dans le travail des frères Bogdanov, c'est que l'image de la science-fiction qu'ils nous donnent et qu'ils tirent fort scrupuleusement d'une foule de textes réels, cette image fait lire en creux - tel Orphée ne se retournant pas sur Eurydice et par ce mouvement désignant le désir qu'il a d'elle - une autre Fiction, encore inconnue, dont la science « scientifique » ne serait même plus le prétexte : la Fiction de nos désirs comblés.


Quelle puissance aurait une œuvre qui écrirait, sur le modèle de la science-fiction, l'utopie générale du Désir ? Qui représenterait réellement un monde où jouir serait possible, et voir-mourir impossible ? Où la communauté humaine aurait assez de subtilité et de puissance sur elle-même, et non plus sur la Nature (vieille lanterne), pour faire de la vie intersubjective une trame de « fêtes », et non plus de « scènes » ? Cette Fiction-là a été écrite par bribes (Sade, Fourier) ; mais elle est si transgressive, si brûlante, qu'elle n'a jamais pu se constituer en genre, c'est-à-dire se faire reconnaître de la littérature, «interrogation radicale », certes, mais aussi voix très sage des institutions.


Ce Désir-Fiction, nos auteurs n'en parlent pas nommément, car il n'est pas l'objet déclaré de la littérature dont ils traitent mais, chose très remarquable, ils lui laissent toujours sa place. Leur livre est empreint d'une bienveillance profonde - profonde en ce qu'elle remonte à une certaine idée du bonheur : fidèles à leurs illustres devanciers, les Dioscures, dieux du Voyage et de l'Hospitalité, les frères Bogdanov ont fait de la science-fiction un être harmonieusement jumeau, où c'est le voyage lui-même qui est hospitalier.

 

 

La Quinzaine littéraire 16 janvier 1976

 

(1)   Orthographe des noms de l’article.


lundi 5 mai 2025

Histoire du futur

Robert Heinlein - Histoire du futur - Folio SF/Mnémos

 

 

 

 

GENESE

 

Épine dorsale de l’œuvre romanesque de Robert A. Heinlein, l’Histoire du futur est un ensemble de nouvelles et de romans rédigés entre 1940 et 19511. Plusieurs parutions se succéderont jusqu’à l’édition définitive de 1967 The Past Through Tomorrow, base de l’édition française de 2005 éditée en quatre tomes chez Folio SF. Heinlein réutilisera les personnages de Lazarus Long et D. D. Harriman dans deux romans Time enough for love et Au-delà du crépuscule (To Sail Beyond the Sunset). Mais il n’intégrera pas ces deux appendices dans le cycle originel.

Le projet de Robert Heinlein s’inspire de Babbitt, l’œuvre de Lewis Sinclair. Il emprunte à l’auteur américain le concept d’une méta-construction littéraire dont chaque roman ou récit concourt à l’édification. A l’arrivée l’Histoire du futur offre un canevas suffisamment souple et cohérent pour que l’auteur s’y autorise quelques sur-piquages en insérant, par exemple, L’Homme qui vendit la lune rédigé en 1950 avant sa suite Requiem datée de 1940.

Mais pourquoi précisément composer une Histoire du futur ? Entre 1942 et 1949, Isaac Asimov tente d’explorer l’avenir (d'un empire galactique) en rédigeant les nouvelles formant la base du cycle de Fondation. Dans la décennie suivante, James Blish livrera un cycle consacré aux Villes nomades. En achevant la mise au point de la première bombe atomique dans le cadre du projet « Manhattan », les scientifiques et ingénieurs de Los Alamos ont ouvert une boîte de Pandore. N’en déplaise à Vernor Vinge, la Singularité s’est produite en 1945. Ce futur, à la fois terrifiant et fascinant, comment le conjurer, comment l’anticiper, si ce n’est en relatant son Histoire ?

 

UNE STRUCTURE NEURALE

 

Encouragé par le directeur de la revue Astounding, J.W Campbell, Heinlein dresse un schéma explicatif et chronologique du Cycle selon une ligne temporelle s’étalant de 1950 à 26002 . En l’absence de celui-ci dans l’édition française de 2005, une première lecture révèle un plan d’ensemble découpé en trois périodes :

- Le temps des précurseurs, qui occupe le premier volume L’Homme qui vendit la lune.

- La colonisation de la lune et du Système solaire dans les deux suivants Les vertes collines de la Terre et Révolte en 2100.

- La quête de planètes extra solaires dans le dernier tome Les enfants de Mathusalem.


En serrant au plus près, l’Histoire du futur dévoile une granularité, une structure neurale. En effet, chaque roman et chaque nouvelle participent à l’élaboration d’un tissu textuel et s’inscrivent dans un réseau de signification par l’activation de quatre fonctions :

- Une fonction narrative, autrement dit le corps du texte.

- Une fonction de lien ou hypertextualité. Le récit renvoie à un autre récit par l’intermédiaire de faits communs ou liés (le personnage de D.D Harriman, héros de l’homme qui vendit la lune et de « Requiem »).

- Une fonction chronologique. « C’est bon d’être de retour » marque par exemple l’autonomie des Lunatiques par rapport aux Terriens.

- Une fonction de contextualisation. Dans « Oiseau de passage », l’auteur trace l’architecture de la ville de Luna City.

 Bien entendu ce quadrillage souffre d’exceptions comme le remarquent Ugo Bellagamba et Eric Picholle3. Le dispositif anti-gravité découvert dans l’excellent récit « Nous promenons aussi les chiens » reste sans suite et le texte fait un peu figure de pièce rapportée. Heinlein lui même se détachera du schéma initial.

 

UNE NARRATION « A L'ANCIENNE »

 

Les nouvelles prédominent dans les volumes L’homme qui vendit la lune et Les vertes collines de la Terre. Dès les premiers textes, l’écrivain adopte un rythme de narration rapide et organise son récit à la manière des pulps. Le personnage principal doit relever un défi technique ou moral, voir une combinaison des deux. Ainsi « Asseyez-vous Messieurs » met en scène sur le mode humoristique un journaliste et ses accompagnateurs soumis à un problème de décompression lente dans les couloirs souterrains de Luna City. Dans « Coup de projecteur » une enfant prodige, musicienne et aveugle, est portée disparue au cours d’une tournée sur la lune. Ses sauveteurs conçoivent un quadrillage fréquentiel de la surface lunaire. Par contre l’astronaute de « Vertige spatial » affronte un handicap psychologique. Il souffre d’une agoraphobie contractée à la suite d’une intervention de maintenance sur un vaisseau spatial. Enfin Dalila, première femme de l’espace, doit lutter pour se faire admettre dans une station orbitale, milieu essentiellement masculin (« Dalila et l’homme de l’espace »).

 

Cette narration « à l'ancienne » peut prêter à sourire soixante-dix ans plus tard, même à la lumière de la complexité de la composition du cycle esquissée dans le paragraphe précèdent. Cependant l’écrivain ouvre des espaces spéculatifs inédits. Dans « Ligne de fuite », le docteur Pinéro invente un procédé permettant de déterminer la durée de vie d’un être humain. Loin de suivre une pente fantastique, Heinlein place au centre de son récit un procès opposant Pinéro à l’avocat représentant les intérêts d’une compagnie d’assurance, et assène un vibrant plaidoyer en faveur du Progrès contre les intérêts particuliers. « La logique de l’empire » narre les mésaventures de deux amis qui, à la suite d’une soirée arrosée, poursuivent malgré eux sur Vénus une conversation entamée la veille sur le colonialisme et l’esclavagisme en vigueur sur cette planète. Abordant cette douloureuse question, Heinlein adopte un point de vue économique et non moral. Le colonialisme n’est tout simplement pas viable car il contredit le principe de la libre entreprise.

Enfin « Les routes doivent rouler » et « Il arrive que ça saute » illustrent respectivement les thèses du fonctionnalisme au travers de personnages robotisés dont l’esprit fonctionne comme une machine de Turing, et le grand intérêt porté par l’auteur à la Sémantique Générale. Dans « Il arrive que ça saute », cet intérêt se double d’un huis clos angoissant et prophétique autour du fonctionnement de la première centrale nucléaire.

 

En revanche la réussite de « Nous promenons aussi les chiens » ne s’érige sur aucun artifice narratif. Dans cette nouvelle, les autorités terriennes demandent à une société de service d’organiser une conférence interplanétaire. Les visiteurs issus de tout le Système solaire vivent dans des mondes soumis à des conditions de gravité très différentes. C’est le principal problème à résoudre. La société fait alors appel aux bons offices d’un physicien génial mais un peu récalcitrant qui réclame comme paiement de ses travaux une œuvre d’art exceptionnelle « La fleur de l’oubli ». Celle-ci apporte comme un vertige au récit, un atout de plus pour une nouvelle conçue à partir d’un concept extrêmement novateur.

 

IL ETAIT UNE FOIS L’AMERIQUE

 

Dans Révolte en 2100 une tyrannie religieuse a pris le pouvoir aux Etats-Unis. John Lyle, frais émoulu de l’Académie militaire et membre de la garde personnelle du Prophète bascule dans le camp des opposants politiques à la suite d’une aventure sentimentale. Le succès de la Cabale, c’est-à-dire des révolutionnaires, tient pour une large part à une propagande astucieuse inspirée là encore des principes de la Sémantique Générale.

Plus intéressant que « Si ça continue », Les orphelins du ciel, autre roman, aborde sur le mode picaresque un thème repris ultérieurement par Brian Aldiss dans Croisière sans escale, celui d’un navire spatial privé d’équipage et dont les descendants, divisés en deux clans, ont oublié leur « passé commun ».

L’Histoire du futur revisite aussi l’histoire américaine. Robert Heinlein a conçu les deux meilleurs romans du cycle, L’homme qui vendit la lune et Les enfants de Mathusalem autour de deux figures emblématiques, D. D. Harriman et Lazarus Long, caricatures de l’entrepreneur privé made in U.S.A et du cow-boy.

Construit en deux parties, Les enfants de Mathusalem évoque la lutte pour la survie d’une communauté humaine, les familles Howard. Celles-ci, par une pratique eugénique qui ne dit pas son nom, ont augmenté de façon très significative l’espérance de vie de leurs membres. En bute à des persécutions, comme les Slans du célèbre roman de A.E Van Vogt, elles décident à l’instigation de Lazarus Long, le plus ancien d’entre eux, de quitter la Terre.

L’exploration de l’univers et la rencontre d’extraterrestres occupent la deuxième partie. De tonalité très différente, à la fois réminiscence de l’épopée du Mayflower et des Voyages de Gulliver, la fin du roman ouvre un espace de réflexion ethnologique et politique déjà abordé dans « La logique de l’empire » ou « La réserve », récit dans lequel un individu expulsé des États-Unis découvre un territoire partagé entre trois États dotés de systèmes politiques anti-démocratiques. Personnage haut en couleur, Lazarus Long domine Les enfants de Mathusalem. A la fois franc tireur et solidaire de sa communauté, orientant les décisions mais ne prenant part à aucune forme de gouvernement, soucieux de sa liberté mais pas indifférent à celle des autres, il incarne un certain idéal du pionnier américain.

D. D. Harriman, dont Heinlein emprunte le nom à un célèbre entrepreneur de chemin de fer, représente un autre type d’individualiste. Ce n’est pas un industriel comme Barbicane, si l’on veut se référer au roman de Jules Verne, De la terre à la lune, plutôt un vendeur de génie sans illusion sur le monde des affaires, un obsessionnel comme Hatteras, autre héros Vernien. Le business plan de son projet lunaire ne vaut pas un dollar mais sa force de conviction emporte tout. Heinlein mène son récit à tambour battant, mais le profil de Harriman l’apparente autant à un manager classique qu’à un « facilitateur ». Comme le prouve son souci de s’entourer des hommes les plus compétents et surtout de traiter en priorité les problèmes organisationnels aux problèmes techniques.

Encore une fois l’incursion dans les sciences humaines (droit, gestion de l’entreprise…) étonne de la part d’un auteur de l’âge d’or dont les confrères élaborent des thrillers spatiaux et lorgnent plutôt du coté des sciences dures avec un zeste de Korzybski ou de psychohistoire.

 

Tout entier à ses questionnements sur un mode de propulsion interstellaire efficace, Harriman a laissé la main aux frères ennemis Barbicane et Nicholls. Il est vrai que Jules Verne a inventé le plus formidable carburant de l’histoire : la rivalité humaine, celle-là même, qui transposée à deux États, conduira aux premiers pas de l’homme sur la lune en 1969. Mais l’initiative privée et la recherche du profit n’ont peut être pas dit leur dernier mot. Alors que les reports des programmes spatiaux de la NASA se succèdent, l’avenir appartient au tourisme spatial et par voie de conséquence à Robert A. Heinlein.

En attendant, l’Histoire du futur marque une étape dans la constitution de la SF comme corpus littéraire honorable : à mi chemin entre pulp et chronique des Temps nouveaux.

 

 

 

 

1 Solutions non satisfaisantes - Ugo Bellagamba et Eric Picholle, Les Moutons électriques, 2008

2 Le livre d’or de Robert Heinlein par Demètre Iokamidis, Pocket, 1981 & 1989 sous le titre Longue Vie.

3Cf note 1.

samedi 3 mai 2025

Un extrait de "Dans les profondeurs du Temps" d'Adrian Tchaikovsky - Editions Denoël/ Folio SF

 

Relisant Dans les profondeurs du temps d’Adrian Tchaikovsky, j’ai été frappé par la beauté d’un passage, la mort de Disra Senkovi, démiurge secret et adjoint de Beltial commandant de l’Egéen. Il y est question de la vieillesse, de la fin, de la transmission. Bien entendu, j’espère ne pas contrevenir aux lois de la propriété intellectuelle en citant un si long passage (Passé 4 - Les Statues de sel - chapitre 1), auquel cas je le supprimerai.

 

 

 

« Ces derniers jours, Senkovi ne quittait plus l'aquarium.


Les sections de l’Égéen réservées à l'équipage ne tournaient plus, mais de toute manière elles étaient vides; elles ne contenaient plus qu'un nuage de frag­ments épars, de vêtements et d'effets personnels. Per­sonne n'y venait plus, puisqu'il était désormais le seul humain encore en vie dans le cosmos. Si Disra Senkovi considérait qu'un endroit était passé de mode, l'univers lui-même s'en détournait. Il restait l'unique arbitre des élégances. Pendant les huit dernières années, le lieu le plus branché était la partie centrale inondée du vaisseau, qui avait jadis abrité les aquariums et les ancêtres des habitants de Damas. Au dernier comptage des octopodes, ils étaient... trop nombreux pour qu'ils puissent déterminer leur population, et eux-mêmes se moquaient complète­ment de la recenser. Des milliers, des dizaines de milliers d'individus qui, en raison de leur étrange nature sociale/antisociale, étaient disséminés près des côtes dans des centaines de communautés et faisaient maintenant des incursions dans les zones plus pro­fondes. Et voici Senkovi, qui n'avait jamais trempé un orteil dans l'univers marin dont il avait supervisé la transformation. Voici Senkovi, âgé de cent quatre-vingt-neuf ans, flottant dans son propre bassin privé.


Il avait eu de grands projets. Il voulait passer en hibernation et en ressortir au bout de cinquante, cent ou cinq cents ans. Malheureusement, l’Egéen ne tiendrait pas indéfiniment et les pieuvres ne le répareraient pas. En tout cas, il ne pouvait compter sur personne. Les enfants de Paul s'affairaient plus bas toujours occupés à créer quelque chose de neuf, d'étrange, de fascinant. Senkovi n'avait jamais trouvé de solution et maintenant, plus vieux, plus maussade, il ne faisait plus confiance aux capsules d'hibernation pour le réveiller, ni au réseau informatique de l’Egéen, accaparé par les innombrables connexions avec la planète. Il avait parcouru les grandes salles vides du vaisseau, fouillé les affaires des hommes et des femmes qui avaient péri, repassé les enregistrements de leurs voix pour que leurs fantômes l'accompagnent lorsqu'il se promenait pieds nus dans l'épave.


Pendant une période, il avait cherché des signaux, fermement persuadé qu'il n'était pas seul, que d'autres humains se trouvaient là, quelque part, et qu'ils souhaitaient lui parler. Il avait passé des heures à tamiser les communications pour dénicher des pépites dans la boue grésillante de l'univers. Avait-il reçu quelques faibles crépitements prove­nant d'autres sites de terraformation? Avait-il entendu un sifflement ou un murmure émanant de la Vieille Terre? Il avait fini par se rendre compte qu'il ne pouvait pas l'affirmer et que l’Egéen était inca­pable de faire la distinction entre un bourdonnement et un signal. S'il écoutait assez longtemps le bruit fond de l'univers, cela devenait un chant auquel il pouvait attribuer n'importe quelles paroles.


À la longue, il comprit que sa vie orbitait autour d'une seule chose importante: celle autour de laquelle il orbitait réellement; celle qu'il avait construite ; celle qui lui survivrait, miraculeusement stable, qui évoluerait et se développerait. D'une certaine manière, lui, Disra Senkovi, illusionniste prodigue et misanthrope désabusé, avait légué quelque chose de magnifique à l'univers.

Mais son héritage risquait de ne pas subsister. Quand il eut cette révélation, il avait regardé la progéniture de ses céphalopodes se répandre pendant des décennies et ni lui, ni eux, ni l’Égéen n'avaient pu détecter la menace d'une catastrophe qui les anéantirait tous. La terraformation semblait solide, mais une erreur cachée pouvait encore provoquer l'apoca­lypse dans un siècle ; les octopodes eux-mêmes risquaient de détruire leur planète ; une force extérieure pouvait s'abattre sur eux depuis les confins du cos­mos et les réduire en cendres. C'était finalement la véritable raison pour laquelle il avait évité l'hibernation. Il n'avait pas envie de se réveiller dans quelques siècles pour découvrir un monde mort et glacé, pour constater que son joyau s'était transformé en charbon pendant qu'il dormait.

En conséquence, il était resté éveillé pour surveiller son œuvre. C'était devenu un vieil homme, même en considérant la durée de vie prolongée des personnes technologiquement privilégiées.


Les octopodes le connaissaient ; ils lui rendaient parfois visite en remontant dans le puits gravitationnel de l'ascenseur qui constituait l'amarre permanente de l’Égéen, maintenant géostationnaire. Ils avaient aménagé des canaux dans les entrailles du vieux vaisseau, jusqu'à la cuve centrale, ce qui leur permettait de flotter devant Senkovi et d'observer ce prodige vertébré. Leur peau clignotait, fluctuait, et ils adoptaient des poses élaborées, torsadées, comme s'ils dansaient pour lui. Ses yeux - enfin, pas ses véritables yeux, mais des caméras de l’Égéen, plus durables que ces organes éphémères - contem­plaient ce spectacle. La voix du vaisseau lui murmurait mentalement des indications sur le sens de leur parade, des traductions fragmentaires, elliptiques, étayées pendant des décennies par le logiciel de Senkovi - et par son instinct, après toute une vie passée près des céphalopodes. Ils avaient développé un langage commun, aussi incomplet qu'une tapisserie effilochée : il ne s'agissait pas du babil d'un enfant humain, ni des couleurs ou des enroulements d'un jeune descendant de Paul, mais plutôt d'un compromis régulé par l'informatique du vaisseau que les octopodes avaient améliorée afin de communiquer avec leur créateur.


Il ne parvint jamais à les comprendre parfaitement, mais ce n'était pas vraiment important. Il pou­vait collaborer avec eux sur des détails techniques, des modèles et des schémas, des structures et des organigrammes. Il enregistrait tout son travail de base à l'intention de ceux qui viendraient plus tard - ceux auxquels il n'avait jamais cru - mais restait incapable de communiquer individuellement avec les pieuvres. Il le leur avouait parfois - soit en personne soit dans d'interminables radotages qu'il envoyait vers la planète. Senkovi parlait de la Terre, tout en ayant le sentiment que ses souvenirs de jeunesse se décomposaient un peu plus chaque fois qu'il les tirait de leur boîte pour les examiner. Ces triomphes, ce désespoir étaient-ils authentiques? Et comment cet édifice avait-il pu s'écrouler si vite? Il concevait ses récits mémoriels comme des contes moraux ou espé­rait au moins que les octopodes les prendraient comme tels.


Et ils réagissaient : parfois en proposant une planification technique méticuleuse qui dépassait de loin ses propres capacités d'innover et de prévoir, parfois avec des expressions complexes que l’Égéen convertissait en une sorte de chant. Il était alors incapable d'en saisir la signification précise mais comblait les lacunes avec des tonalités pleines d'émotions qui émanaient sans doute autant de sa tête que de celles des octopodes.


En ce moment, sa visiteuse était une des Salomé -ces derniers temps, Senkovi avait pris l'habitude de tous les considérer comme Paul ou Salomé, d'après ses premiers cobayes disparus depuis longtemps, et souvent sans tenir compte de leur véritable sexe. Salomé dansait pour lui. L'ordinateur de bord se démenait pour suivre les variations fluides des formes et des nuances de couleur. S'agissait-il d'une nouveauté? L'œil mental de Senkovi était le seul qui fonctionnait encore et le vaisseau lui montrait trois vues différentes des postures complexes adoptées par la pieuvre. Il n'était pas habitué à tant de répétitions, à des mouvements aussi amples ; elle semblait s'exprimer lentement à l'intention d'un étranger atteint de surdité.


Maison verre étonnement peur alerte Senkovi. son voyage léger Senkovi présence maison. Il laissa l'ordinateur de bord se démener avec cette séquence bien après le départ de Salomé, pour essayer de traduction. Finalement, son propre cerveau organique lança un dernier éclat de son ancienne acuité et Senkovi se réveilla, flottant dans la cuve, avec l'idée que Salomé voulait qu'il se rende sur la planète, qu'il vienne une fois parmi ses créations, pour s'immerger dans le monde dont il était le concepteur.

Il avait vu ce monde grâce aux caméras des drones. Il avait vu le développement des cités bâties par les pieuvres, qui n'étaient plus de simples amas de débris mais des agglomérations constituées de labyrinthes élaborés, de tours inclinées ; des métropoles chaotiques en pierre, obéissant à une esthétique qui lui échappait. Il avait vu des milliers d'octopodes se chamailler, arborer leurs parures, travailler sur des machines énigmatiques, repousser les limites de leur compréhension et le laisser à la traîne. Il avait renoncé à les guider, sauf pour une chose.


Ces derniers temps, ses pensées le poussaient à les avertir, et le simple fait de penser à ce secret l'amenait à consulter les images du drone qu'il conservait à proximité de la  navette. La batterie de l'appareil était presque déchargée, bien qu'il soit seulement posé au fond de la mer depuis des années. Senkovi aurait dû fabriquer un nouvel espion, mais il disait demain. Ou demain. Et ensuite, il ne serait peut-être plus là pour y penser.


Les ingénieurs avaient construit une navette sacrément solide dans les ateliers de l’Egéen. Les moteurs avaient été arrachés et la gravité obstinée de Damas avait attiré le fuselage. Le revêtement extérieur avait fondu pendant sa chute tournoyante, jusqu’au moment où le véhicule avait frappé la mer comme une météorite, tuant sept malheureux congénères de Paul qui se trouvaient à proximité. Les vagues provoquées par l’onde de choc avaient fait le tour de la planète. Pourtant, l'engin ne s'était pas brisé. La couche extérieure, surchauffée, s'était transformée en une sorte d'incroyable peau de style gothique dont les pointes et les spires évoquaient la cuirasse d'un monstre psychédélique. Ou d'un octopode exprimant une menace, ce qui était peut-être aussi bien. L'impact avec la surface de l'océan avait déformé la navette, la pression avait exercé d'autres altérations. Malgré tout, la coque refroidie ne s'était pas ouverte. Et elle conservait toujours son secret.


Senkovi avait donc averti son peuple à maintes reprises ; il avait placé tous les symboles de danger auxquels il pouvait penser sur leurs cartes virtuelles. Il leur avait parlé du terrible fléau, de cette maladie, de cette mort qui risquait de sortir de l'épave scel­lée. Son intention n’était pas de leur proposer des mythes, mais les pieuvre l'avaient peut-être pris ainsi. En tout cas, ses conseils avaient eu un effet car aucun octopode n’avait approché le site du crash pendant toutes ces années. Toute une zone des fonds marins était restée vierge. D'une certaine manière, en dépit de leur curiosité naturelle, il avait réussi à les toucher sur cette question essentielle. Pour l'instant, la seule présence qui troublait le tombeau englouti était le drone de surveillance de Senkovi.


Il savait que Baltiel se trouvait encore là, à l’intérieur de cette coque à moitié fondue, à moitié écrasée. Cette certitude l'avait rongé au fil des années. Quand il était plus jeune, cette idée l'aurait amusé ; maintenant, Senkovi rencontrait beaucoup trop souvent le fantôme de Baltiel dans son esprit. Je l’ai tué, songea-t-il. Et même si ce n'était pas entièrement vrai, il ne pouvait pas échapper à cette culpabilité, jj pensa également aux autres : ceux qui avaient succombé sur Nod, ceux qui étaient morts en orbite ou qui avaient péri dans l'autre navette, dont il avait retrouvé l'épave, évidemment - en vérité, les octopodes l'avaient retrouvée. Cet autre appareil avait explosé en frappant l'océan selon un mauvais angle et les restes humains de Han et de ses coéquipiers étaient éparpillés, dévorés par l'écosystème qu'ils avaient installé. Il pensait à tous, mais c'était la pré­sence invisible de Baltiel qui l'empêchait de dormir.


Il repassait à l'occasion les enregistrements que son chef lui avait envoyés durant les derniers jours de l'habitat nodien. Il se demandait parfois s'il avait besoin de faire quelque chose à propos de Nod. Les octopodes s'y rendraient un jour, bien qu'il balisé leurs cartes spatiales avec les mêmes symboles de quarantaine et de danger. Il s'était connecté au automates qui fonctionnaient encore, leur avait fait explorer les mers sombres et les étranges déserts sous le soleil rouge orangé. Il devait faire quelque chose mais il y avait là-bas tout un monde paisible et auto­nome ; une planète dont les merveilles inhumaine avaient séduit Baltiel avant de l'infecter. Lui, Disra Senkovi, avait parlé avec un habitant de ce monde une créature dont l'évolution avait suivi un chemin mystérieusement différent de tout ce qui vivait sut Terre, mais qui avait été capable de s'installer dans le cerveau de Baltiel et de le manipuler comme un montreur de marionnettes. Nous partons pour une grande aventure. Ces mots le tourmentaient, Endormi dans la cuve il s'agita, essayant de saisir l'eau avec ses mains ridées, de voir avec ses yeux aveugles. Les octopodes qui se trouvaient lui tendirent timidement leurs tentacules pour le toucher, mais sans pouvoir lui procurer le moindre réconfort. Nous partons pour une grande aventure . Cette nuit-là, il rencontra peut-être Baltiel dans un rêve - le Baltiel qui habitait selon lui dans l'épave de la navette engloutie, une créature en partie humaine mais aussi capable de répandre un chaos extraterrestre. Dans ce rêve, les yeux qui le fixaient grouillaient de granules vivants; le souffle de cette bouche était contagieux, diffusait l'odeur de la pourriture qui engendre les monstres. Dans ce rêve, il ne pouvait peut-être pas s'enfuir ; il se tenait lui-même dans l'épave tandis que les mains suin­tantes et changeantes se dressaient vers lui. Venez, Disra, nous partons pour une grande aventure. Cette voix était le seul élément intact de Baltiel; familière comme un couteau.


Ou peut-être pas ; contrairement aux octopodes, son subconscient était complètement séparé du système informatique qui l'entourait et aucune de ses réflexions ne fut enregistrée. À la fin, peut-être s'en alla t-il paisiblement. Quoi qu'il en soit, il ne se réveilla pas. Disra Senkovi, à sa connaissance le dernier humain de l'univers, mourut et laissa le monde marin de Damas à ses descendants d'adoption, pour le meilleur ou pour le pire. »

mardi 22 avril 2025

Schismatrice +

Bruce Sterling - Schismatrice + - Mnémos (Folio SF)

 



L’Humanité a quitté une Terre inhabitable pour se disséminer dans le système solaire au sein de stations orbitales. Au fil du temps elle s’est fractionnée en deux clans déterminés à assurer la survie de l’espèce par sa transformation. Les Mécas optent pour la voie cybernétique, les Morphos s’orientent vers la manipulation génétique. Inévitablement les conflits surgissent.


Tel est le cadre général de la Schismatrice, entendez par là l’univers posthumain et le titre de l’ouvrage de Bruce Sterling publié en 1985, complété dans l’édition folio sf (épuisée) et Mnémos par quelques nouvelles (1) qui justifient l’adjonction d’un « + ». Ce roman participe de la fondation du mouvement cyberpunk au même titre que Neuromancien de Gibson et quelques autres. Il a également une descendance ; La Vieillesse de l’Axolotl, chroniqué ici en est un exemple avec ses  « mechas » et « transformers ». Le récit a pour héros Abelard Lindsay, un jeune diplomate. Il vit au sein de la République « corporative circumlunaire de Mare Serenitatis », un habitat orbitant autour de la Lune terrestre. Humain mais formé par les Morphos il se sent, comme ses compagnons Philip Constantin et Véra à l’étroit dans ce monde dominé par les Mécas. Le suicide de la jeune femme dont Constantin rend Abélard responsable exacerbe l’inimitié entre les deux protagonistes et conduit ce dernier à l’exil.


C’est le début d’une errance, d’une aventure qui voit le héros d’abord simple « apache » dans l’habitat délabré Zaibatsu, endosser sous le nom de Lin Tsé le costume de producteur de spectacle puis, poursuivi par Constantin, se réfugier dans un vaisseau spatial ultime possession de la « Démocratie de Fortuna », en fait des mineurs sans emploi, puis rencontrer des Morphos au sein de astéroïde Esairs XII. A ce point de lecture et sans entrer immédiatement dans le worldbuilding, cet inventaire de microcosme sociaux rappelle l’influence déterminante de la contre culture des années 70 dans la naissance du mouvement littéraire cyberpunk. Néanmoins on ne donne pas cher de la survie d’une humanité dispersée en communautés survivalistes, quand, deus ex machina, entrent en scène les Investisseurs, aliens pacifiques et marchands détenteurs de technologies inouïes qui relancent les humains sur la voie du progrès et de l’accroissement démographique. Entre temps Abélard Lindsay ex Lin Tsé devient sous le nom d’ Abélard Gomez une importante personnalité politique des cartels.

 

Etranges mondes, à commencer par l’habitat pourri de Zaibatsu où surgissent des entreprises aussi exotiques que la banque Geisha & Geisha et les « Médicastres de l’ordre de la Néphrine noire », des biochimistes interlopes. Une morpho érotomane, amie (amoureuse) d’Abelard surgit à plusieurs reprises dans le récit. Kitsoune symbolise à l’excès cette variante du genre humain avide de métamorphoses dont le credo - j’emprunte les mots à une présentation du jeu vidéo Cyberpunk 2077 - est : le pouvoir, la séduction et les modifications corporelles.

 

Quels projets de vie envisagent ces « transhumains » friands de manipulations génétiques ou cybernétiques ?

 « -Vous arrivent-ils de rêver ?

- Nous avons notre vision. Nous constatons que les nouvelles technologies font éclater la vie humaine. Nous nous jetons dans ces courants ;chacun de nous n’est peut-être rien de plus qu’une particule. Mais ensemble, nous constituons un sédiment qui ralentit le débit. »

Plus loin, page 384 de l’édition Folio SF, un passage a fortement marqué certains lecteurs :

« Nous (les Investisseurs) avions espérer nouer des relations commerciales à long terme avec vous, mais nous ne sommes pas arrivés à vous dissuader de vouloir accomplir des percées sur les questions de métaphysique. Nous allons être obligés de mettre bientôt votre système solaire en quarantaine par crainte de nous trouver pris dans vos transmutations. »


Ce qu’annoncent et redoutent ces extra-terrestres, c’est l’imminence d’une transition vers un au-delà, une autre forme d’existence, idée reprise par Iain M. Banks dans son cycle de la Culture. La destinée humaine résumée à un projet métaphysique. Qui sait ? Même si la lecture de Schismatrice + n’est pas toujours aisée, ses visions ne cessent de nous fasciner.

 

 

(1)   Non chroniquées ici.


mardi 8 avril 2025

La Vie secrète des robots

Suzanne Palmer - La Vie secrète des robots - Le Bélial’

 

 

[Cette fiche de lecture a été réalisée dans le cadre d’un service de presse. Que le Bélial’ en soit remercié]

 

Inlassables explorateurs de la production anglo-saxonne de littérature de l’imaginaire, Ellen Herzfeld et Dominique Martel proposent un recueil inédit (sans équivalent américain) de treize nouvelles de science-fiction d’une autrice peu connue de nos contrées, Suzanne Palmer. Informaticienne installée dans le Massachusetts elle a notamment publié ses textes dans la revue Asimov’s ce qui prouve que cette vénérable institution contribue encore à la découverte de nouveaux talents. Les récits présentés par les « 42 » s’étalent sur une dizaine d’années.

 

Comme l’indique le titre la thématique tourne autour des robots, désignés parfois comme bots encore que ce dernier terme désigne aussi une routine informatique. Alors que le développement et l’intrusion de l’Intelligence Artificielle et de ses agents conversationnels suscitent actuellement quelques interrogations voire inquiétudes, la science-fiction fait ressurgir les bipèdes mécaniques inventés par  Karel Čapek et popularisés par Isaac Asimov. Curieusement qu’il s’agisse du « Father » de Ray Nailer , de El-Jarline de Catherine Dufour, des créatures de Suzanne Palmer, ils incarnent des figures de bienveillance ou d’espièglerie sous le saint patronage de Jenkins. L’autrice explore aussi d’autres registres : vaisseaux perdus, peuples colonisés et menacés d’extinction. Sans pousser aux limites du genre comme Rich Larson ou Greg Egan elle pose un regard de compassion sur les êtres et les choses, forcément attachant.

  

« La Vie secrète des bots » (Hugo 2018)

 

Agent de nettoyage dans un navire spatial sorti du rebut, Bot 9 est réactivé pour chasser un parasite mi-rat, mi-cafard. Quelques routines mal ficelées ont doté « 9 » d’une faculté d’improvisation dont Vaisseau, le logiciel-mère en charge de la navigation en l’absence de l’équipage humain en stase, s’accommode assez mal. Pourtant la petite créature mécanique va découvrir un sacré pot aux roses. Barré et plaisant, dans la lignée de WALL-E.

 

« Vol de retour »

 

Fari travaille dans les mines de l’Espace. Elle fore des astéroïdes contenant des minéraux activement recherchés par son monde natal. Son monde c’est une théocratie patriarcale et Fari ne doit qu’à ses talents exceptionnels de ne pas subir le sort des femmes prostituées de la station spatiale. Texte fort et implacable où l’héroïne dans la peau d’une Ellen Ripley affronte ses congénères masculins aussi monstrueux que les bestioles de Ridley Scott.

 

 « Joe 33 % » 

  

Joe, soldat malchanceux d’un conflit perdu à l’avance n’arrête pas de faire des allers-retours à l’hôpital militaire. Résultat, un tiers de son corps est constitué de prothèses et d’organes synthétiques. Les implants en question contiennent une puce intelligente. Devant l’incurie de Joe, ils décident de passer à l’action. Hilarante, cette fiction nous rappelle au bon souvenir de Fredric Brown.

 


« Dix poèmes pour les mossums, un pour l’homme » 

  

Un poète tente de se ressourcer sur une planète étrangère. L’intention est louable, le résultat mitigé, les poèmes ratés. En plus d’un demi-siècle de tentative de versification des auteurs de SF, le bilan qualitatif en la matière se réduit à  :

 

« Nous pourrissons sur pied dans les fanges de Vénus,
Nous vomissons nos tripes dans son souffle putride.
Dans sa jungle inondée, oui, même son humus
Grouille et pullule d'une vie qui nous glace et nous vide.


Nous avons exploré l'espace et ses confins,
Et jaugé la valeur de la moindre poussière.
A présent regagnons le foyer des humains,
Les fraîches et les vertes collines de la Terre.


Prions pour réussir l'ultime atterrissage
Sur le beau globe bleu où nous sommes nés naguère.
Puissent nos yeux revoir le ciel et les nuages
Et les fraîches et vertes collines de la Terre
 ». 

Robert Heinlein 

 

« Je demande à l’air froid, au Soleil de Novembre : 

   dites-moi donc le mot qui m’ouvrira les portes.

   Le vent répond : « Partir », 

   Le soleil : « Souvenir ». »

Samuel R. Delany

 

 

Et la poésie d’Ursula Le Guin, dont voici un magnifique exemple repéré par la noosfere :

 

« Dans la forêt, le grand arbre se consume doucement

dressé dans le léger creux de la neige

que fait fondre autour de lui la chaleur subtile et tenace

de son être et de sa volonté d’être

racines, tronc, feuilles, et de connaître

la terre noire, le soleil éclatant, la caresse du vent, le chant de l’oiseau.

Sans racine, sans répit, êtres au sang tiède,

nous brûlons de ce brasier qui nous rend

aveugles à ce haut frère lent, feu de vie aussi vigoureux

aujourd’hui que dans la jeune pousse il y a deux siècles »

 

 « Scinque numéro trente-neuf »

 

Seul rescapé d’une mission d’exploration d’une exoplanète qui a tourné au désastre, le robot Kadey poursuit l’inventaire de son écosystème tout en se livrant à quelques expérimentations. C’est un beau texte, dans cette veine d’étrangeté qu’ont si bien rendu certains auteurs comme Greg Bear dans Héritage. Le dénouement laisse un peu perplexe.

 


« Ramener Icare » 

 

Un vaisseau cargo fait un détour pour une opération de sauvetage. Les navigants extraient d’une capsule de sauvetage un adolescent inconscient et le déposent dans une station spatiale. Le message final d’empathie ne cadre pas avec ce qui précède. Par contre la station spatiale et sa communauté un peu hippie fourniraient un bon worldbuilding et un bon point de départ pour un autre récit.

 


« La Boîte de tristesse »

 

« Tu ne te sens pas pris au piège là-dedans ?

-          TU NE TE SENS PAS PRIS AU PIEGE LA-DEHORS ? »

 

Dans un monde en guerre, un petit garçon chipe à son inventeur de père une petite boite. Quand on appuie sur l’interrupteur le couvercle s’ouvre, un œil bleu s’allume et un bras minuscule appuie sur le bouton puis se rétracte avant la fermeture du couvercle. L’IA et l’enfant vont progressivement sortir de leur coquille et s’apprivoiser. Une belle nouvelle dans la lignée de celles d'Harlan Ellison.

 

 

« Pierres dans l’eau, cottage sur la montagne »

 

Une femme revit à de multiples reprises un épisode de sa vie antérieure, là encore dans un contexte délétère. Chaque version diffère de la précédente. J’emprunte à Apophis son analogie avec Mes vrais enfants de Jo Walton. Expérimental et séduisant.

 

« Tomber du bord du monde ( Asimov's, prix des lecteurs 2023) »

 

Encore une histoire de sauvetage mais plus élaborée que « Ramener Icare ». Des astronautes tentent de sauver les occupants d’une épave. Une espèce de cocon enveloppe le vaisseau accidenté lors d’un saut spatial, et une lance de lumière le traverse. La narration suit les efforts des sauveteurs et le dialogue du couple prisonnier, occupé semble-t-il à des travaux … de jardinage et indifférent à ce qui se passe à l’extérieur. Deux espace-temps irréconciliables jusqu’à ce que l’on comprenne d’une part que la portion de récit dévolue à Gabe et Elis est subdivisée entre l’avant et l’après catastrophe et qu’un tiers invisible tente de sauver ce qui peut l’être. Construction complexe, émotion, tout concourt à la réussite de « Tomber au bord du monde ».

  


« R.U.R.-8 ? »

 

Il s’agit d’une micro-pièce de théâtre mettant en scène trois robots. Une parodie de En attendant Godot ? Plutôt un hommage à Karel Čapek, inventeur du mot robot. Anecdotique.

 


« Le Plafond est ciel » 

 

Dans une épouvantable société future où la survie est la première des exigences, où les impotents sont éliminés, obtenir un CDI relève du Graal. Lorsqu’on propose à Phill d’assister à une séance de présentation d’un job d’installation de plateforme minière sur la planète Fadsji, il saisit l’occasion. Mais un moine autochtone vient perturber ses plans. Très belle fiction sur le thème des exo civilisations menacées, transposition de l’histoire des colonisations.

J’en profiterai pour rendre hommage au travail de Pierre-Paul Durastanti. J’ai souligné autrefois combien le langage (et la linguistique) étaient un des terrains de jeu préférés des écrivains d’anticipation. Il faudrait ajouter quelques lignes ou pages sur la création de néologismes, travaux auxquels participent les traducteurs. Le lieu de résidence de Phill est ici un cagivie, mot dérivé de cagibi, local de petite dimension à usage de rangement (cnrtl). Cagivie renvoie alors à un espace de non-vie, inhabitable. Sept lettres suffisent à contextualiser l’histoire là ou un Zola ou un Balzac y auraient consacré un paragraphe, une page. Privilège de la science-fiction …


« Peintre d’arbres » 

 

Dans une thématique semblable à la narration précédente, Suzanne Palmer raconte la disparition d’une espèce extra-terrestre intelligente et inoffensive, sous les coups de butoir d’un autre peuple (le nôtre ?) résolu à « aller de l’avant », pas forcément agressif mais décidé à ne pas investir dans les causes jugées perdues d’avance. Dans le registre d’Ursula Le Guin, la brièveté du texte est inversement proportionnelle à l’émotion ressentie à sa lecture.

 

 « Les Bots de l’arche perdue » (Hugo 2022)

 

Le récit de « Les Bots de l’arche perdue » se déroule soixante huit ans après les évènements décrits dans « La Vie secrète des bots ». Le navire spatial s’apprête à retourner au bercail. Vaisseau fait une nouvelle fois appel aux services de Bot 9. D’une part le dernier saut est conditionné par les tauliers du secteur, les « Ysmi » à la présence d’un être humain, d’autre part les bots d’entretien sont devenus incontrôlables. Il faut donc sortir de stase quelques membres d’équipage et aider Vaisseau à reprendre le contrôle de la situation. Comme précédemment le texte ne manque pas d’humour et justifie le prix obtenu.

 

 

Pour conclure, on s’inspirera des mots d’ Ellen Herzfeld et Dominique Martel sur le travail de Suzanne Palmer : une large palette, une attention portée aux créatures les plus humbles, un regard de compassion porté sur les vivants. Un vrai plaisir de lecture.