Suzanne Palmer - La Vie
secrète des robots - Le Bélial’
[Cette fiche de lecture a été réalisée dans le cadre d’un
service de presse. Que le Bélial’ en soit remercié]
Inlassables explorateurs de la production anglo-saxonne de
littérature de l’imaginaire, Ellen Herzfeld et
Dominique Martel proposent un recueil inédit (sans équivalent américain) de
treize nouvelles de science-fiction d’une autrice peu connue de nos contrées,
Suzanne Palmer. Informaticienne installée dans le Massachusetts elle a notamment
publié ses textes dans la revue Asimov’s ce qui prouve que cette vénérable
institution contribue encore à la découverte de nouveaux talents. Les récits
présentés par les « 42 » s’étalent sur une dizaine d’années.
Comme l’indique le titre la thématique tourne autour des
robots, désignés parfois comme bots encore que ce dernier terme désigne aussi
une routine informatique. Alors que le développement et l’intrusion de
l’Intelligence Artificielle et de ses agents conversationnels suscitent actuellement
quelques interrogations voire inquiétudes, la science-fiction fait ressurgir
les bipèdes mécaniques inventés par Karel Čapek et popularisés par Isaac
Asimov. Curieusement qu’il s’agisse du « Father » de Ray
Nailer , de El-Jarline de Catherine Dufour, des créatures de Suzanne Palmer,
ils incarnent des figures de bienveillance ou d’espièglerie sous le saint
patronage de Jenkins. L’autrice explore aussi d’autres registres :
vaisseaux perdus, peuples colonisés et menacés d’extinction. Sans pousser aux
limites du genre comme Rich Larson ou Greg Egan elle pose un regard de
compassion sur les êtres et les choses, forcément attachant.
« La Vie secrète des bots » (Hugo 2018)
Agent de nettoyage dans un navire spatial sorti du rebut,
Bot 9 est réactivé pour chasser un parasite mi-rat, mi-cafard. Quelques
routines mal ficelées ont doté « 9 » d’une faculté d’improvisation
dont Vaisseau, le logiciel-mère en charge de la navigation en l’absence de
l’équipage humain en stase, s’accommode assez mal. Pourtant la petite créature
mécanique va découvrir un sacré pot aux roses. Barré et plaisant, dans la
lignée de WALL-E.
« Vol de retour »
Fari travaille dans les mines de l’Espace. Elle fore des
astéroïdes contenant des minéraux activement recherchés par son monde natal. Son
monde c’est une théocratie patriarcale et Fari ne doit qu’à ses talents
exceptionnels de ne pas subir le sort des femmes prostituées de la station
spatiale. Texte fort et implacable où l’héroïne dans la peau d’une Ellen Ripley
affronte ses congénères masculins aussi monstrueux que les bestioles de Ridley
Scott.
« Joe 33 % »
Joe, soldat malchanceux d’un conflit perdu à l’avance
n’arrête pas de faire des allers-retours à l’hôpital militaire. Résultat, un
tiers de son corps est constitué de prothèses et d’organes synthétiques. Les
implants en question contiennent une puce intelligente. Devant l’incurie de
Joe, ils décident de passer à l’action. Hilarante, cette fiction nous rappelle
au bon souvenir de Fredric Brown.
« Dix poèmes pour les mossums, un pour l’homme »
Un poète tente de se ressourcer sur une planète étrangère.
L’intention est louable, le résultat mitigé, les poèmes ratés. En plus d’un
demi-siècle de tentative de versification des auteurs de SF, le bilan
qualitatif en la matière se réduit à :
« Nous pourrissons sur pied dans les fanges de
Vénus,
Nous vomissons nos tripes dans son souffle putride.
Dans sa jungle inondée, oui, même son humus
Grouille et pullule d'une vie qui nous glace et nous vide.
Nous avons exploré l'espace et ses confins,
Et jaugé la valeur de la moindre poussière.
A présent regagnons le foyer des humains,
Les fraîches et les vertes collines de la Terre.
Prions pour réussir l'ultime atterrissage
Sur le beau globe bleu où nous sommes nés naguère.
Puissent nos yeux revoir le ciel et les nuages
Et les fraîches et vertes collines de la Terre ».
Robert Heinlein
« Je demande à l’air froid, au Soleil de Novembre
:
dites-moi donc le mot qui m’ouvrira les
portes.
Le vent répond : « Partir »,
Le soleil : « Souvenir ». »
Samuel R. Delany
Et la poésie d’Ursula Le Guin, dont voici un magnifique
exemple repéré par la noosfere :
« Dans la forêt, le grand arbre
se consume doucement
dressé dans le léger creux de la neige
que fait fondre autour de lui la
chaleur subtile et tenace
de son être et de sa volonté d’être
racines, tronc, feuilles, et de
connaître
la terre noire, le soleil éclatant, la
caresse du vent, le chant de l’oiseau.
Sans racine, sans répit, êtres au sang
tiède,
nous brûlons de ce brasier qui nous
rend
aveugles à ce haut frère lent, feu de vie
aussi vigoureux
aujourd’hui que dans la jeune pousse il
y a deux siècles »
« Scinque numéro trente-neuf »
Seul rescapé d’une mission d’exploration d’une exoplanète qui
a tourné au désastre, le robot Kadey poursuit l’inventaire de son écosystème
tout en se livrant à quelques expérimentations. C’est un beau texte, dans cette
veine d’étrangeté qu’ont si bien rendu certains auteurs comme Greg Bear dans Héritage.
Le dénouement laisse un peu perplexe.
« Ramener Icare »
Un vaisseau cargo fait un détour pour une opération de
sauvetage. Les navigants extraient d’une capsule de sauvetage un adolescent
inconscient et le déposent dans une station spatiale. Le message final
d’empathie ne cadre pas avec ce qui précède. Par contre la station spatiale et
sa communauté un peu hippie fourniraient un bon worldbuilding et un bon point
de départ pour un autre récit.
« La Boîte de tristesse »
« Tu ne te sens pas pris au piège là-dedans ?
-
TU NE TE SENS PAS PRIS AU PIEGE LA-DEHORS ? »
Dans un monde en guerre, un petit garçon chipe à son
inventeur de père une petite boite. Quand on appuie sur l’interrupteur le
couvercle s’ouvre, un œil bleu s’allume et un bras minuscule appuie sur le
bouton puis se rétracte avant la fermeture du couvercle. L’IA et l’enfant vont
progressivement sortir de leur coquille et s’apprivoiser. Une belle nouvelle dans
la lignée de celles d'Harlan Ellison.
« Pierres dans l’eau, cottage sur la montagne »
Une femme revit à de multiples reprises un épisode de sa vie
antérieure, là encore dans un contexte délétère. Chaque version diffère de la
précédente. J’emprunte à Apophis son analogie avec Mes vrais enfants de
Jo Walton. Expérimental et séduisant.
« Tomber du bord du monde ( Asimov's, prix des lecteurs 2023) »
Encore une histoire de sauvetage mais plus élaborée que « Ramener
Icare ». Des astronautes tentent de sauver les occupants d’une épave.
Une espèce de cocon enveloppe le vaisseau accidenté lors d’un saut spatial,
et une lance de lumière le traverse. La narration suit les efforts des
sauveteurs et le dialogue du couple prisonnier, occupé semble-t-il à des
travaux … de jardinage et indifférent à ce qui se passe à l’extérieur. Deux
espace-temps irréconciliables jusqu’à ce que l’on comprenne d’une part que la
portion de récit dévolue à Gabe et Elis est subdivisée entre l’avant et l’après
catastrophe et qu’un tiers invisible tente de sauver ce qui peut l’être.
Construction complexe, émotion, tout concourt à la réussite de « Tomber
au bord du monde ».
« R.U.R.-8 ? »
Il s’agit d’une micro-pièce de théâtre mettant en scène
trois robots. Une parodie de En attendant Godot ? Plutôt un hommage
à Karel Čapek, inventeur du mot robot. Anecdotique.
« Le Plafond est ciel »
Dans une épouvantable société future où la survie est la
première des exigences, où les impotents sont éliminés, obtenir un CDI relève
du Graal. Lorsqu’on propose à Phill d’assister à une séance de présentation
d’un job d’installation de plateforme minière sur la planète Fadsji, il saisit
l’occasion. Mais un moine autochtone vient perturber ses plans. Très belle fiction
sur le thème des exo civilisations menacées, transposition de l’histoire des colonisations.
J’en profiterai pour rendre hommage au travail de Pierre-Paul
Durastanti. J’ai souligné autrefois combien le langage (et la linguistique)
étaient un des terrains de jeu préférés des écrivains d’anticipation. Il
faudrait ajouter quelques lignes ou pages sur la création de néologismes, travaux
auxquels participent les traducteurs. Le lieu de résidence de Phill est ici un cagivie,
mot dérivé de cagibi, local de petite dimension à usage de rangement
(cnrtl). Cagivie renvoie alors à un espace de non-vie, inhabitable. Sept lettres suffisent à contextualiser l’histoire là ou un Zola ou un
Balzac y auraient consacré un paragraphe, une page. Privilège de la science-fiction …
« Peintre d’arbres »
Dans une thématique semblable à la narration précédente,
Suzanne Palmer raconte la disparition d’une espèce extra-terrestre intelligente
et inoffensive, sous les coups de butoir d’un autre peuple (le nôtre ?)
résolu à « aller de l’avant », pas forcément agressif mais décidé à
ne pas investir dans les causes jugées perdues d’avance. Dans le registre d’Ursula
Le Guin, la brièveté du texte est inversement proportionnelle à l’émotion
ressentie à sa lecture.
« Les Bots de l’arche perdue » (Hugo 2022)
Le récit de « Les Bots de l’arche perdue »
se déroule soixante huit ans après les évènements décrits dans « La Vie
secrète des bots ». Le navire spatial s’apprête à retourner au
bercail. Vaisseau fait une nouvelle fois appel aux services de
Bot 9. D’une part le dernier saut est conditionné par les tauliers du secteur, les « Ysmi » à la présence
d’un être humain, d’autre part les bots d’entretien sont devenus incontrôlables.
Il faut donc sortir de stase quelques membres d’équipage et aider Vaisseau à reprendre le contrôle de la situation. Comme précédemment le texte ne manque
pas d’humour et justifie le prix obtenu.
Pour conclure, on s’inspirera des mots d’ Ellen Herzfeld et Dominique
Martel sur le travail de Suzanne Palmer : une large palette, une attention
portée aux créatures les plus humbles, un regard de compassion porté sur les
vivants. Un vrai plaisir de lecture.