mercredi 20 août 2025

Voile vers Byzance

Robert Silverberg - Voile vers Byzance - Le Bélial’ - Une heure lumière

 

 


Quoi de mieux pour entamer une nouvelle saison littéraire qu’une œuvre de Robert Silverberg ? Il s’agit en l’occurrence d’une réédition d’une novella de 1985 déjà publiée à plusieurs reprises en France dans la traduction du toujours jeune Pierre Paul Durastanti. Lauréat d’un Nebula, finaliste des Hugo et Locus ce texte mérite d’être porté à l’attention des jeunes générations.

 

Charles Phillips, newyorkais de 1984, se retrouve soudainement projeté dans la Terre du cinquantième siècle, transformée en un gigantesque Disneyland peuplé de villes antiques et éphémères. Les citoyens immortels et dilettantes de ce monde de loisir déambulent dans les rues et les palais de cités reconstituées dont l’animation est assurée par une myriade de « temporaires », intermittents du spectacles robotiques mimant le quotidien des populations disparues. C’est ainsi que Phillips découvre Alexandrie, son Phare, sa Bibliothèque contenant les pièces perdues de Sophocle, l’histoire de Rome par Caton, la vie de Périclès par Thucydide etc. Il découvre aussi l’amour en la personne d’une « éphémère ».

 

Copyright Alexandre - Oliver Stone

Voile vers Byzance appartient à ce qu’on pourrait appeler la « veine touristique » de l’auteur. Le titre de travail - provisoire - du récit de l’écrivain, La ville aux cents portes, renvoie à une autre novella Thèbes aux cents portes qui met aussi en scène un voyageur temporel. Les deux textes présentent une autre similitude. On connait le Silverberg amer des Monades urbaines, de L’homme dans le labyrinthe. Mais il ne faut pas occulter un autre Silverberg, ici présent, celui dont les épilogues ouvrent de nouveaux espaces et de nouveaux émerveillements y compris au détour de civilisations anciennes.

 

En dehors de la thématique d’une Terre du futur hédoniste, déjà abordée par Moorcock dans son cycle des Danseurs de la fin des temps, l’auteur reprend à son compte un sujet autrement plus grave, cœur du roman Gilgamesh roi d’Ourouk, la mortalité au cœur de la condition humaine. Gioia, amante et guide de Phillips est une « éphémère ». Une anomalie génétique la prive de l’immortalité. Pire, Phillips ne semble plus vieillir alors même que son désir de retour dans le New York de 1984 semble disparaitre.

 

Comment s’affranchir de l’idée de la mort ? L’écrivain cite alors un paragraphe du poème du poète irlandais William Butler Yeats : Voile vers Byzance (1)

  

Une fois délivré de la nature, je n’emprunterai plus

Ma forme corporelle à nulle chose naturelle, mais

A ces formes que les orfèvres de Grèce

Façonnent d’or battu ou couvrent de feuilles d’or

Pour tenir en éveil un Empereur somnolent ;

Ou qu’ils posent sur un rameau d’or pour qu’elles chantent

Aux seigneurs et aux dames de Byzance

Ce qui fut, ce qui est, ce qui est à venir.

  

Même si la nouvelle s’oriente vers un final qu’un vers de Shakespeare page 112 suggère davantage, on peut à mon avis , en substituant la figure du romancier à celle de son personnage, y lire la volonté d’échapper au Temps par l’Art. En ce sens Robert Silverberg est immortel.

 

 

 

 

 

P.S : l’intégralité du poème

 

Ce pays-là n’est pas pour les vieillards. Les garçons

Et les filles enlacés, les oiseaux dans les arbres

– Ces générations de la mort – tout à leur chant,

Les saumons bondissants, les mers combles de maquereaux,

Tout ce qui marche, nage ou vole, au long de l’été célèbre

Tout ce qui est engendré, naît et meurt.

Ravis par cette musique sensuelle, tous négligent

Les monuments de l’intellect qui ne vieillit pas.

.

.

Un homme d’âge n’est qu’une misérable chose,

Un manteau loqueteux sur un bâton, à moins

Que l’âme ne batte des mains et ne chante, et ne chante plus fort

A chaque nouvelle déchirure qui troue son habit mortel,

Mais il n’est qu’une seule école pour ce chant, c’est l’étude

Des monuments de sa propre magnificence ;

Et c’est pourquoi j’ai traversé les mers pour m’en venir

Jusqu’à la cité sainte de Byzance.

.

.

Ô vous, sages dressés dans les saintes flammes de Dieu

Comme dans l’or d’une mosaïque sur un mur,

Sortez des flammes saintes, venez dans la gyre qui tournoie

Et soyez les maîtres de chant de mon âme.

Réduisez en cendres mon cœur ; malade de désir,

Ligoté à un animal qui se meurt,

Il ignore ce qu’il est ; et recueillez-moi

Dans l’artifice de l’éternité.

.

.

Une fois délivré de la nature, je n’emprunterai plus

Ma forme corporelle à nulle chose naturelle, mais

A ces formes que les orfèvres de Grèce

Façonnent d’or battu ou couvrent de feuilles d’or

Pour tenir en éveil un Empereur somnolent ;

Ou qu’ils posent sur un rameau d’or pour qu’elles chantent

Aux seigneurs et aux dames de Byzance

Ce qui fut, ce qui est, ce qui est à venir.

 

 

 

 

 

 

(1)   J’ai repris la traduction de Jean Yves Masson, à l’exception du 25e vers traduit par Jean Briat


9 commentaires:

Christiane a dit…

Quelle bonne nouvelle : Silverberg. Un de mes auteurs préférés, ici.
Je retiens de ce billet poétique : "Échapper au Temps par l'art."
Une traversée que je raterai pas.

Christiane a dit…

Je reprends les mots de Gérard Klein dans la préface du roman de Robert Silverberg "Le livre des crânes" :
"Malgré la variété des thèmes abordés, ces romans présentent une unité souterraine. Bien qu'ils relèvent tous de la science-fiction, (...), ils ont en commun de faire fond sur des figures mythologiques ou bibliques. "L'Homme dans le labyrinthe" renvoie à Philoctète, "la Tour de verre" à celle de Babel, "le Fils de l'homme" à une sorte d'épiphanie eschatologique, "Shadrak" à son homonyme biblique , et ainsi de suite. Tout se passe comme si Robert Silverberg entreprenait alors d'enraciner la science-fiction dans un terreau culturel immémorial, tant grec que juif ou chrétien. "
Le billet concernant "Voile vers Byzance " n'échappe pas à cet enracinement par ce monde où sont réunies "des villes antiques et éphémères. "Les citoyens sont immortels" , écrivez-vous . Hum, ça sent l'entourloupe. Surtout le classement qui précède : "une sorte de Dysney Land". Lun, lié à l'autre évoque le bon mot de Woody Allen : "L'éternité c'est long, surtout à la fin".
Donc, 3000 ans plus tard, ils ont réussi à rendre l'homme immortel... mais comment l'occuper, comment éviter qu'il s'ennuie ? Un immense parc d'attractions ?
Que vivra, que découvrira ce voyageur de 1984 transporté dans ce monde par hasard, semble-t-il ? Lui qui n'est pas immortel, lui qui se souvient de la mort, du temps compté d'une vie, ne sera-t-il pas inquiet ?
Je ne sais pourquoi je pense au "Jardin des livres oubliés", une nouvelle de lui qui a un charme fou. Ma préférée , je crois. J'aime la présence de l'inachevé. Hâte de trouver où il se cache dans ce roman. De plus cette collection est très belle et les traductions de Pierre-Paul Durastanti sont fines.
Ainsi donc, ce voyageur, Phillips, va découvrir "Alexandrie, son Phare, sa Bibliothèque contenant les pièces perdues de Sophocle, l’histoire de Rome par Caton, la vie de Périclès par Thucydide" Quel programme rêvé !
Il va découvrir aussi l’amour en la personne d’une « éphémère »." Une éphémère... Je me souviens d'une chanson de Léo Ferré, un poème d'Aragon peut-être...

Christiane a dit…

La fin de la chanson de Léo Ferré ( L'étrangère ) :
"(...) J'ai pris la main d'une éphémère
Qui m'a suivi dans ma maison
Elle avait des yeux d'outremer
Elle en montrait la déraison
Elle avait la marche légère
Et de longues jambes de faon
J'aimais déjà les étrangères
Quand j'étais un petit enfant!
Celle-ci parla vite vite
De l'odeur des magnolias
Sa robe tomba tout de suite
Quand ma hâte la délia.
En ce temps-là, j'étais crédule
Un mot m'était promission
Et je prenais les campanules
Pour des fleurs de la passion
A chaque fois tout recommence
Toute musique me saisit
Et la plus banale romance
M'est éternelle poésie
Nous avions joué de notre âme
Un long jour, une courte nuit
Puis au matin: "Bonsoir madame"
L'amour s'achève avec la pluie."

Paroliers : Louis Aragon / Leo Ferre

Christiane a dit…

https://youtu.be/ObBKKv13F2E?si=pEEvZDp91HtUhzOW
J'aime l'écouter mais si cela est en trop, vous pouvez ôter ce lien, Soleil vert.

Anonyme a dit…

C’est très bien Jean Yves Masson!

Christiane a dit…

Oui.
Extraordinaire travail sur la poésie de Paul Celan.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Yves_Masson

Christiane a dit…

Un très bel entretien pour mieux le connaître :
https://littpo.fr/2021/08/15/questions-a-jean-yves-masson/

Anonyme a dit…

Oh il en a édité d’autres, dont Anna de Noailles…l
Les Celaneries me touchent peu…

Christiane a dit…

Oui, chez différents éditeurs.