Stefan Zweig - La Collection
invisible - Editions Sillage
Dans l’Allemagne des années 20, à l’époque où l’achat d’un bout de pain se monnayait contre une brouette de deutschemark, un marchand d’art berlinois raconte une bien curieuse histoire. Epluchant son livre de compte à la recherche d’une bonne affaire, il avait retrouvé la trace d’un très vieux client qui avait fait l’acquisition en plus de soixante ans d’une collection impressionnante de gravures signées entre autres Rembrandt et Dürer, avant de cesser de donner brutalement tout signe de vie. Il lui rend visite, quelque part en Saxe, et trouve l’explication : le vieil homme est devenu aveugle. Quand il décline son identité le vieillard exulte et se propose aussitôt de lui montrer les merveilles accumulées au prix d’ années de privations. C’est alors que sa femme et sa fille révèlent au commerçant avoir vendu toutes les gravures et les avoir remplacé par de simples papiers pour survivre, en laissant l’infortuné dans l’ignorance de leur funeste trafic :
« Avec une précaution infinie, comme s'il touchait
un objet fragile, il tira du carton un passe-partout qui encadrait une feuille
de papier vide et jaunie. Prudemment, du bout des doigts, il la souleva devant
ses yeux éteints et la contempla avec enthousiasme, sans la voir. Tout son
visage exprimait l'extase magique de l'admiration. »
Les éditions Sillage proposent des textes classiques et
rares, alternant nouvelles et formats longs. Ont d’ailleurs été chroniqués ici de courts récits de Tolstoï
ou Conrad. Avec La Collection invisible elles optent pour la simplicité se
contentant en annexe de quelques repères chronologiques. C’est dommage car cette
gouteuse petite fiction oscille entre Le Père Goriot et Le Nom de la
Rose : un père dépossédé de ses trésors ayant mémorisé comme le doyen
aveugle leur emplacement exact et leur contenu. Un passage assez fabuleux
montre le vieil homme et le marchand - qui joue le jeu - s’extasier sur une
feuille vierge et jaunie du travail d’un artiste. Les deux femmes ébahies
contemplent alors la bibliothèque aux merveilles disparues comme les apôtres la
grotte de La Résurrection.
12 commentaires:
Ah c'est bien, la RdL, elle m'annonce vos nouveaux billets ! Donc Zweig. Une joie en perspective....
Je ne connaissais pas cette pensée de Zweig. Elle m'émeut profondément.
"Dans une lettre rédigée avant son suicide, Zweig écrivait « le monde de mon langage a disparu »
(J'ai écrit ma lettre au Père Noël. Je crois que ce livre sera au pied du sapin....)
En attendant mon livre de Zweig, voici la plus jolie nouvelle que j'ai lue ce matin. On dirait un conte de Giono, "L'homme qui plantait des arbres".
https://www.geo.fr/animaux/les-geais-veritables-
architectes-de-notre-dame-le-role-cache-des-oiseaux-dans-la-reconstruction-du-monument-historique-223747
https://www.geo.fr/animaux/les-geais-veritables-architectes-de-notre-dame-le-role-cache-des-oiseaux-dans-la-reconstruction-du-monument-historique-223747
Et voilà, page 74, un souvenir très précis qui me vient en mémoire en lisant ces lignes :
"Les oiseaux chantent encore sur l'île des morts, le soleil brille encore sur les nouveaux cercueils qu'on enfouit dans une terre déjà très encombrée. "
C'est bien sûr la série de tableaux peints par Arnold Bocklin : "L'Île des Morts" .
Un coucher de soleil magnifie le paysage. On voit le rivage d'une île vers laquelle se dirige une barque où repose un mort dans son linceul. Elle est conduite par un passeur debout qui regarde l'île.... Tableaux mystérieux , énigmatique. On croit entendre le clapotis de l'eau noire dans un grand silence.
Donc Trene marche au côté de la Papesse. Trene se reconnaît en elle. "Elles marchent ensemble au bord de l'eau en observant les nuages, l'eau, la cité." Elles chuchotent dans l'obscurité. L'une est voilée, l'autre porte un masque.
Elles croisent la Reine de coupe.
Thene dit : "C'est le jeu, je suis la joueuse, vous êtes une pièce, et je dois gagner. La Reine de coupe s'enfuit.
Les narrateurs disent : "nous l'imitons "
Ce livre est un sortilège qui déroule lentement un opéra funèbre. J'aime beaucoup.
Oh, ce commentaire était pour l'étage en dessous. Celui qui évoque le si envoûtant roman de Claire North.
1942. Zweig se suicide avec son épouse, le 23 février. Il laisse cette lettre :
"Avant de quitter la vie de ma propre volonté et avec ma lucidité, j’éprouve le besoin de remplir un dernier devoir : adresser de profonds remerciements au Brésil, ce merveilleux pays qui m’a procuré, ainsi qu’à mon travail, un repos si amical et si hospitalier. De jour en jour, j’ai appris à l’aimer davantage et nulle part ailleurs je n’aurais préféré édifier une nouvelle existence, maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est détruite elle-même. Mais à soixante ans passés il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d’errance. Aussi, je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde. Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l’aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux."
Joyeuses Fêtes à vous et à tous.
Biancarelli
Merci, Biancarelli pour ce partage.
J'ai reçu le livre de Stefan Zweig, hier. Je suis heureuse.
Avant même de commencer la lecture de ce livre, j'explore le billet et me trouve en terrain familier. Je crois, effectivement qu'après avoir fréquenté longuement une œuvre d'art, elle est là pour toujours dans la mémoire. On peut même s'attarder sur certains détails.
Une merveille si bien écrite. Cette nouvelle me rappelle du même auteur, Le bouquiniste Mandel.
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