Marcel Brion - Les Escales de
la Haute Nuit - Marabout
Biographe, romancier, nouvelliste, essayiste, critique,
fondateur des Cahiers du Sud, Marcel Brion fut autant un passeur qu’un créateur
d’imaginaires en particulier dans le domaine du fantastique dont il sera
question ici. Quelques-uns de ses recueils sont encore disponibles
principalement chez Albin-Michel. Cependant Les Escales de la Haute Nuit
resteront à jamais immortalisées dans l’édition Marabout de 1971, un des
fleurons d’une collection qui compta des textes de Marcel Bealu, Jean Ray,
Claude Seignolle, Thomas Owen, avec en prime ici une magnifique illustration de
couverture.
Ne nous leurrons pas, la littérature fantastique a vécu ou
presque au profit des descendants de Lovecraft et du roman horrifique. Pourquoi
s’étendre alors sur un ouvrage jamais réédité au sein d’un genre moribond ?
On répondra ceci, que l’on écrit autant pour les vivants que pour les fantômes.
Marcel Brion révélait dans ces escales sans doute inspirées d’Hoffmann,
une langue de très haute tenue. Les voici :
SOMMAIRE
1 - Les Escales de la Haute Nuit
2 - Le Maréchal de la Peur
3 - La Sonate du Feu
4 - Une Aventure de Voyage
5 - Les Eaux Mortes
6 - La Capitane
7 - L'Orgue de Verre
8 - La Rue Perdue
Quatre textes survolent les débats.
La nouvelle qui donne son titre au recueil raconte la
mésaventure d’un voyageur à destination de Prague descendu d’un train de nuit
dans une gare inconnue, plus par curiosité qu’autre chose.
« La gare était assez loin. Je la vis, semblable à
quelque grotte grondante, pleine de lumières, de fumées et de cris. Les rails
entrecroisés me proposaient de subtils déroutements. Des feux rouges levaient
et baissaient le doigt à travers des brouillards. Une locomotive, seule, lancée
sur sa piste comme un lévrier, me frôla en s’ essoufflant. Les étoiles
humiliées reculaient au plus lointain du ciel. Un monstre marin crachait au ras
du sol un torrent de vapeur brûlante. Le cuivre avait des scintillements d'or.
L’acier noir fondait en reflets comme une peau d’otarie. »
Un peu plus loin il découvre une étrange ville dont les
bâtiments se réduisent à de simples façades. Au-delà des portes d’entrées il n’y
a rien. L’hôtel proposé par le porteur de bagages présente un ascenseur
souterrain. Un couloir l’amène à une chambre sans fenêtre dont il s’enfuit. Il
erre sans but, rencontre des personnages inquiétants, traverse un bras de mer,
et finit par remonter dans son train avant d’être redébarqué contre son gré
dans une autre gare. Le récit s’achève abandonnant notre voyageur « éveillé,
seul dans ce wagon, regardé par cette lune épouvantée qui venait demander du
secours contre le garrot des nuages ». Parue en recueil en 1942, année
où fut entérinée la décision de la Solution finale, l’évocation de ce train de
nulle part aux destinations incertaines impressionne par sa puissance onirique,
anticipant involontairement d’innombrables et funestes déportations
ferroviaires.
Dans le même registre d’inquiétude, un homme est sorti de
son sommeil par un tumulte confus où se
mêlent des bruits de coups sourds, de
gémissements et de crécelles. L’incident se reproduisant il décide d’enquêter.
Sa maison est située au cœur d’un ancien quartier industriel. Explorant une
nuit des hangars et des entrepôts il finit par découvrir une lucarne donnant
sur « La Rue Perdue ». La voie, fréquentée par des personnes
furtives disparaissant au moindre frémissement, ne donne sur aucun accès
extérieur. Légende moyenâgeuse certes mais qui n’est pas sans évoquer les
ghettos des années 40.
Plus paisibles « Les Eaux Mortes » nous
transportent dans une zone portuaire déserte, un bassin désaffecté où un
voyageur en escale va promener ses pas en attendant de réembarquer.
« On ne voyait pas la mer. Elle était doute
très loin, et l'on n'y parvenait qu'après une longue navigation sur un
fleuve ou un canal. Mais on sentait que la mer existait. On
devinait sa présence au-delà de ces immense constructions, de ces quais
abandonnés. Il y avait aussi des champs et des marais qui me
séparaient d'elle, car le vent apportait parfois une odeur
d'algue fraîche, mêlée à l'odeur de l'herbe et des roseaux. Quand le vent souffle
de cette direction-là, on dirait qu'une vague invisible passe sur
la ville en y laissant tomber une poussière d'écume. »
Dans cet univers déliquescent, dont l’ambiance évoque
certains textes de Jean Ray, il croise Petersen, un individu qui semble
l’attendre de toute éternité.
« J’aurais voulu demander à Petersen
si la mer était très loin. Il était probablement trop tard pour l'atteindre
avant le jour, mais j’avais si grand besoin des vagues vives cognant de
l'épaule malicieusement contre des rochers, du sable neuf qui n'a reçu
encore aucune empreinte et qui garde naïvement le creux d'une coquille nervée
comme un unique et puéril trésor! Dans les chantiers, les squelettes de navires
bombaient la poitrine avec arrogance. Des pansements de planches et d'étoupe
obstruaient les carènes malades. Les chaînes rouillées des ponts racontaient
que depuis bien longtemps on ne les avait plus levées devant l'appel des
barques. Il y avait des ports nouveaux là-bas, à l'autre extrémité de la ville
avec leurs troupeaux de bêtes de somme qui vous vident une cale
d’un seul coup de dents, leurs colonnes à blé, leurs temples cubiques voués aux dieux de glace et leurs passerelles légères suspendues à des mains
métalliques comme des trapèzes d’acrobates dans le cirque des continents.
C'était ce port là-bas que je rejoindrais au matin, où haletait un paquebot qui
secouait déjà l'importun grouillement, autour de lui, des chaloupes. Et, le
lendemain Petersen partirait pour Gênes »
Qui est donc ce Petersen avec lequel le héros semble
partager des souvenirs commune ? Un personnage d’un écrivain ou plus
simplement cet autre nous-même que nous avons abandonné sur la route de
l’existence avec ses rêves, ses projets ? Sur le thème du double Marcel
Brion avait rédigé là un texte de haute volée.
« La Capitane » n’a rien à envier à la plus
célèbre et chinoise des Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar. Elle
témoigne de la lente gestation, du travail d’orfèvrerie d’écriture
caractéristique des meilleurs récits fantastiques. Ici ne sont points évoqués
les quatre éléments, ni des cités ou des jardins, mais une toile de peinture
accrochée dans un salon aux volets souvent clos, toile au sein de laquelle un
voilier à quai « La capitane » capte les rêveries d’un enfant :
« Un soir, pourtant, où ses parents « recevaient »,
l’ enfant voulut voir si le navire disparaîtrait, comme les autres nuits. Le
lustre, débarrassé de son masque de mousseline, étincelait. Les sièges avaient
rejeté leurs housses, le piano ouvert chantait. L'éclat des lampes ranimait les
toiles peintes, inspirant une imaginaire mobilité aux personnages surpris, qui
clignaient des yeux, gênés par la grande lumière. La capitane était toujours à
quai accueillant la lente procession des chargeurs. Ennuyé par le vacarme, le
matelot au gilet vert regardait avec mépris la fête des hommes.
La capitane ne partirait pas cette nuit-là.
L'enfant essayait de se représenter ce qui arriverait si le navire,
soudain, s'évadait hors du tableau. Le ferait-il silencieusement, de telle
sorte que personne n'entendrait rien ? Ou son départ serait-il accompagné des
bruits familiers, le grincement de la barre, la chute de l'amarre dans l'eau,
le sifflement des voiles? Et soudain il lui sembla que dans l'attitude de
l'homme au gilet vert se cachait une subtile et dangereuse ironie, et il
comprit alors qu'un objet peut très bien être là et ne pas être là, que l'image
de la capitane était très loin, naviguant sur on ne sait quelles mers, bercée
par le vent des îles à palmes, roulée entre les grandes mains noires des
typhons, échouée dans un port de perles et d'aromates naviguant sans fin sur
les longues routes de toutes les mers du globe, où les montagnes de glaces
dérivantes, pareilles à des cathédrales en ruines, croisent les sillages des
vaisseaux fantômes.
Et il apprit ainsi à aimer un autre navire encore, qui
était celui qu'il voyait et un autre en même temps. Un navire aussi différent
de la capitane peinte, qu'un reflet peut l'être l'objet dont il garde les
contours. Un navire plus rapide et plus léger, transparent comme un verre
d'eau, si bien qu’'on voyait à travers sa coque des îles, des lagons et des
volcans. Et il devina que la capitane peinte n'était que le signe, et comme
l'écriture dans le langage des hommes, de ce bâtiment impondérable qu'un souffle
de vent poussait vers le large avec la légèreté d'une bulle de savon. On
embarquait sur la capitane peinte, mais c'était sur ce navire d'air et de
lumière qu'on naviguait. »
Moins éblouissante dans la forme mais tout à fait
satisfaisante sur le fond « La Sonate du Feu » conte
les confessions d’un médiocre violoniste qui obtint le succès en agrémentant
l’exécution d’un inédit de Vivaldi d’une mise en scène bouffonne où des danseuses déguisées en diablotins se trémoussent au milieu de rubans rouges animés par des
ventilateurs. Un soir les danseuses et les accessoires manquent le train de la
représentation. Qu’importe ! Au premier coup d’archet surgissent flammes et
puissances infernales …
« L'Orgue de Verre » et son fantôme de
jardin royal où s’affrontent deux chanteurs ressuscités par la grâce d’un instrument
de musique m’a moins convaincu même en invoquant les mânes de Nerval ou d’Alain
Fournier, et ce en dépit de passages remarquables :
« Cet instrument étonnait par sa singularité au
milieu des violons familiers et des clavecins sans
énigmes qui remplissent le pavillon. Un silence fait de toutes ces âmes sonores ramenées
vers elles-mêmes et se consultant dans leur mutité prolongeait,
entre ces murs verts ornés de stucs dorés, l'esprit d’un
orchestre qui aurait fini par se taire, faute d’auditeurs, mais
qui conserverait toute sa vertu de résurrection jusqu'au jour où une main
lèverait la baguette, rendant leur vie multiforme aux archets et aux claviers.
Les montagnes bleues au-delà du lac, ce lac lui-même
lourd et lisse comme le bassin de mercure que nul n'avait plus remué depuis la
mort de l'ancêtre alchimiste, la prairie qui s’étendait sous les
fenêtres du pavillon, tout cela prêtait aux instruments, dans cette
fin d'après-midi, une douceur solennelle et triste.
Le paysage gardait, lui aussi, la même qualité de silence que
les flûtes et les clavicordes, un
silence approfondi du détachement des circonstances extérieures, du
recueillement sur le centre le plus essentiel de soi-même, comme celui
qui se produit soudain quand, dans ce bizarre caprice du vieux Haydn, les
musiciens sortent l'un après l'autre, laissant les bougies se consumer sur les
pupitres désertés devant les partitions ouvertes, confiant à un seul violon le
soin d'achever la symphonie comme un suprême pont entre la musique disparue et
un monde pour toujours orphelin d'harmonie ».
« Une Aventure de Voyage » sorte
d’excursion en Enfer indiffère. Par contre « Le Maréchal de la Peur »
passe à côté de son sujet. Un spectateur assiste à la lisière d’un bois à l’affrontement
de deux armées. Il côtoie successivement un soldat et un maréchal défaits et c’est
tout. L’idée d’un soldat immortel acteur des grandes bataille de l’histoire
pouvait tout de même donner autre chose.
Les Escales de la Haute Nuit méritent de sortir de l’oubli.
Peut être à l’occasion d’un recueil réunissant les meilleures nouvelles de ce
volume et d’autres publiées chez Albin-Michel ?