samedi 25 octobre 2025

La Mer se rêve en Ciel

John Hornor Jacobs - La Mer se rêve en Ciel - Styx

 

 

 

« Toute perte d’innocence, c’est un bout de nous-même qui meurt ».

 

 

Dans la ville espagnole de Malaga, Isabel Certa, une jeune universitaire, rencontre le poète dissident  Rafael Avendaño, surnommé l’Œil en raison d’une énucléation subie dans les geôles d’un dictateur sud-américain. Tous les deux sont originaires de Magera, pays imaginaire qui pourrait être le Chili. Leurs familles ont subi là-bas des exactions. Du souvenir de ces avanies auquel se joint une espèce de fascination de la jeune femme pour le vieil homme, nait une relation amicale interrompue par la disparition d’Avendaño reparti précipitamment sur le sol natal - non sans avoir confié à Isabel les clefs de son appartement.

 

En classant les papiers de l’écrivain elle met la main sur un texte autobiographique récent dans lequel il relate, entre autres, sa découverte, à l’intérieur d’un carton légué par un collègue, des photos équivoques et des clichés d’un manuscrit rédigé en latin. Il entreprend aussitôt de transcrire Opusculus Noctis et de le traduire. Les pages semblent révéler un grimoire « de sorcellerie, ou de magie noire » et suggérer des rituels rebutants et sacrificiels permettant d’entrer en contact avec les puissances d’un autre-monde. A son tour elle se penche dans l'étude du document. Quand enfin lui parvient un courrier de son ami, Isabel prend la décision de partir à sa recherche au Magera.

 

Au plaisir de découvrir un nouvel éditeur ou une nouvelle collection - dirigée ici par un écrivain et traducteur apprécié, j’ai nommé Laurent Queyssi - se mêle toujours chez moi l’espoir pervers de savourer un produit d’appel tonitruant censé fidéliser le lecteur. Ici comme ailleurs, je n’ai pas été déçu. Ce récit qualifié de labyrinthique se lit cependant d’une traite, extirpant dans un premier temps les réminiscences douloureuses d’un continent livré jadis à des tortionnaires. La haine du dictateur Vidal pour Avendaño évoque les controverses liées à la mort de Neruda du temps de Pinochet de même que la disparition du socialiste Estéban Pavez ravive le souvenir de la fin de Salvador Allende.

 

Débarqué sur les terres de Magera et sans nouvelles de son ami, Isabel possède désormais un exemplaire complet du grimoire qui intéresse au plus haut point un étrange individu lancé à sa poursuite. La Mer se rêve en Ciel emprunte alors les voies d’un roman horrifique illustrant qu’un Mal peut être instrumentalisé par un autre plus profond et que ceux qui l’affrontent victorieusement doivent en payer le prix, la souillure de l’innocence perdue rançon de la mémoire et du témoignage. Une belle entrée en matière pour la collection Styx.


dimanche 19 octobre 2025

Les Escales de la Haute Nuit

Marcel Brion - Les Escales de la Haute Nuit - Marabout

 

 

Biographe, romancier, nouvelliste, essayiste, critique, fondateur des Cahiers du Sud, Marcel Brion fut autant un passeur qu’un créateur d’imaginaires en particulier dans le domaine du fantastique dont il sera question ici. Quelques-uns de ses recueils sont encore disponibles principalement chez Albin-Michel. Cependant Les Escales de la Haute Nuit resteront à jamais immortalisées dans l’édition Marabout de 1971, un des fleurons d’une collection qui compta des textes de Marcel Bealu, Jean Ray, Claude Seignolle, Thomas Owen, avec en prime ici une magnifique illustration de couverture.

 

Ne nous leurrons pas, la littérature fantastique a vécu ou presque au profit des descendants de Lovecraft et du roman horrifique. Pourquoi s’étendre alors sur un ouvrage jamais réédité au sein d’un genre moribond ? On répondra ceci, que l’on écrit autant pour les vivants que pour les fantômes. Marcel Brion révélait dans ces escales sans doute inspirées d’Hoffmann, une langue de très haute tenue. Les voici :

 

SOMMAIRE

1 - Les Escales de la Haute Nuit
2 - Le Maréchal de la Peur
3 - La Sonate du Feu
4 - Une Aventure de Voyage
5 - Les Eaux Mortes
6 - La Capitane
7 - L'Orgue de Verre
8 - La Rue Perdue

 

Quatre textes survolent les débats.

La nouvelle qui donne son titre au recueil raconte la mésaventure d’un voyageur à destination de Prague descendu d’un train de nuit dans une gare inconnue, plus par curiosité qu’autre chose.

 « La gare était assez loin. Je la vis, semblable à quelque grotte grondante, pleine de lumières, de fumées et de cris. Les rails entrecroisés me proposaient de subtils déroutements. Des feux rouges levaient et baissaient le doigt à travers des brouillards. Une locomotive, seule, lancée sur sa piste comme un lévrier, me frôla en s’ essoufflant. Les étoiles humiliées reculaient au plus lointain du ciel. Un monstre marin crachait au ras du sol un torrent de vapeur brûlante. Le cuivre avait des scintillements d'or. L’acier noir fondait en reflets comme une peau d’otarie. »

 

Un peu plus loin il découvre une étrange ville dont les bâtiments se réduisent à de simples façades. Au-delà des portes d’entrées il n’y a rien. L’hôtel proposé par le porteur de bagages présente un ascenseur souterrain. Un couloir l’amène à une chambre sans fenêtre dont il s’enfuit. Il erre sans but, rencontre des personnages inquiétants, traverse un bras de mer, et finit par remonter dans son train avant d’être redébarqué contre son gré dans une autre gare. Le récit s’achève abandonnant notre voyageur « éveillé, seul dans ce wagon, regardé par cette lune épouvantée qui venait demander du secours contre le garrot des nuages ». Parue en recueil en 1942, année où fut entérinée la décision de la Solution finale, l’évocation de ce train de nulle part aux destinations incertaines impressionne par sa puissance onirique, anticipant involontairement d’innombrables et funestes déportations ferroviaires.

 

Dans le même registre d’inquiétude, un homme est sorti de son sommeil par un tumulte confus où se
mêlent des bruits de coups sourds, de gémissements et de crécelles. L’incident se reproduisant il décide d’enquêter. Sa maison est située au cœur d’un ancien quartier industriel. Explorant une nuit des hangars et des entrepôts il finit par découvrir une lucarne donnant sur « La Rue Perdue ». La voie, fréquentée par des personnes furtives disparaissant au moindre frémissement, ne donne sur aucun accès extérieur. Légende moyenâgeuse certes mais qui n’est pas sans évoquer les ghettos des années 40.

 

Plus paisibles « Les Eaux Mortes » nous transportent dans une zone portuaire déserte, un bassin désaffecté où un voyageur en escale va promener ses pas en attendant de réembarquer.

 « On ne voyait pas la mer. Elle était doute très loin, et l'on n'y parvenait qu'après une longue navigation sur un fleuve ou un canal. Mais on sentait que la mer existait. On devinait sa présence au-delà de ces immense constructions, de ces quais abandonnés. Il y avait aussi des champs et des marais qui me séparaient d'elle, car le vent apportait parfois une odeur d'algue fraîche, mêlée à l'odeur de l'herbe et des roseaux. Quand le vent souffle de cette direction-là, on dirait qu'une vague invisible passe sur la ville en y laissant tomber une poussière d'écume. »

 

Dans cet univers déliquescent, dont l’ambiance évoque certains textes de Jean Ray, il croise Petersen, un individu qui semble l’attendre de toute éternité.

 « J’aurais voulu demander à Petersen si la mer était très loin. Il était probablement trop tard pour l'atteindre avant le jour, mais j’avais si grand besoin des vagues vives cognant de l'épaule malicieusement contre des rochers, du sable neuf qui n'a reçu encore aucune empreinte et qui garde naïvement le creux d'une coquille nervée comme un unique et puéril trésor! Dans les chantiers, les squelettes de navires bombaient la poitrine avec arrogance. Des pansements de planches et d'étoupe obstruaient les carènes malades. Les chaînes rouillées des ponts racontaient que depuis bien longtemps on ne les avait plus levées devant l'appel des barques. Il y avait des ports nouveaux là-bas, à l'autre extrémité de la ville avec leurs troupeaux de bêtes de somme qui vous vident une cale d’un seul coup de dents, leurs colonnes à blé, leurs temples cubiques voués aux dieux de glace et leurs passerelles légères suspendues à des mains métalliques comme des trapèzes d’acrobates dans le cirque des continents. C'était ce port là-bas que je rejoindrais au matin, où haletait un paquebot qui secouait déjà l'importun grouillement, autour de lui, des chaloupes. Et, le lendemain Petersen partirait pour Gênes »

 

Qui est donc ce Petersen avec lequel le héros semble partager des souvenirs commune ? Un personnage d’un écrivain ou plus simplement cet autre nous-même que nous avons abandonné sur la route de l’existence avec ses rêves, ses projets ? Sur le thème du double Marcel Brion avait rédigé là un texte de haute volée.

 

« La Capitane » n’a rien à envier à la plus célèbre et chinoise des Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar. Elle témoigne de la lente gestation, du travail d’orfèvrerie d’écriture caractéristique des meilleurs récits fantastiques. Ici ne sont points évoqués les quatre éléments, ni des cités ou des jardins, mais une toile de peinture accrochée dans un salon aux volets souvent clos, toile au sein de laquelle un voilier à quai « La capitane » capte les rêveries d’un enfant :

 « Un soir, pourtant, où ses parents « recevaient », l’ enfant voulut voir si le navire disparaîtrait, comme les autres nuits. Le lustre, débarrassé de son masque de mousseline, étincelait. Les sièges avaient rejeté leurs housses, le piano ouvert chantait. L'éclat des lampes ranimait les toiles peintes, inspirant une imaginaire mobilité aux personnages surpris, qui clignaient des yeux, gênés par la grande lu­mière. La capitane était toujours à quai accueillant la lente procession des chargeurs. Ennuyé par le vacarme, le matelot au gilet vert regardait avec mépris la fête des hommes.

 La capitane ne partirait pas cette nuit-là. L'enfant essayait de se représenter ce qui arriverait si le navire, soudain, s'évadait hors du tableau. Le ferait-il silencieusement, de telle sorte que personne n'entendrait rien ? Ou son départ serait-il accompagné des bruits familiers, le grincement de la barre, la chute de l'amarre dans l'eau, le sifflement des voiles? Et soudain il lui sembla que dans l'attitude de l'homme au gilet vert se cachait une subtile et dangereuse ironie, et il comprit alors qu'un objet peut très bien être là et ne pas être là, que l'image de la capitane était très loin, naviguant sur on ne sait quelles mers, bercée par le vent des îles à palmes, roulée entre les grandes mains noires des typhons, échouée dans un port de perles et d'aromates naviguant sans fin sur les longues routes de toutes les mers du globe, où les montagnes de glaces dérivantes, pareilles à des cathédrales en ruines, croisent les sillages des vaisseaux fantômes.

 Et il apprit ainsi à aimer un autre navire encore, qui était celui qu'il voyait et un autre en même temps. Un navire aussi différent de la capitane peinte, qu'un reflet peut l'être l'objet dont il garde les contours. Un navire plus rapide et plus léger, transparent comme un verre d'eau, si bien qu’'on voyait à travers sa coque des îles, des lagons et des volcans. Et il devina que la capitane peinte n'était que le signe, et comme l'écriture dans le langage des hommes, de ce bâtiment impondérable qu'un souffle de vent poussait vers le large avec la légèreté d'une bulle de savon. On embarquait sur la capitane peinte, mais c'était sur ce navire d'air et de lumière qu'on naviguait. »

 

Moins éblouissante dans la forme mais tout à fait satisfaisante sur le fond « La Sonate du Feu » conte les confessions d’un médiocre violoniste qui obtint le succès en agrémentant l’exécution d’un inédit de Vivaldi d’une mise en scène bouffonne où des danseuses déguisées en diablotins se trémoussent au milieu de rubans rouges animés par des ventilateurs. Un soir les danseuses et les accessoires manquent le train de la représentation. Qu’importe ! Au premier coup d’archet surgissent flammes et puissances infernales …

 

« L'Orgue de Verre » et son fantôme de jardin royal où s’affrontent deux chanteurs ressuscités par la grâce d’un instrument de musique m’a moins convaincu même en invoquant les mânes de Nerval ou d’Alain Fournier, et ce en dépit de passages remarquables :

« Cet instrument étonnait par sa singularité au milieu des violons familiers et des clavecins  sans  énigmes  qui remplissent le pavillon. Un silence fait de toutes ces âmes sonores ramenées vers elles-mêmes et se consultant dans leur mutité prolongeait, entre ces murs verts ornés de stucs dorés, l'esprit d’un orchestre qui aurait fini par se taire, faute d’auditeurs, mais qui conserverait toute sa vertu de résurrection jusqu'au jour où une main lèverait la baguette, rendant leur vie multiforme aux archets et aux claviers.

 Les montagnes bleues au-delà du lac, ce lac lui-même lourd et lisse comme le bassin de mercure que nul n'avait plus remué depuis la mort de l'ancêtre alchimiste, la prairie qui s’étendait sous les fenêtres du pavillon, tout cela prêtait aux instruments, dans cette fin d'après-midi, une douceur solennelle et triste. Le paysage gardait, lui aussi, la même qualité de silence que les flûtes et les clavicordes, un silence approfondi du détachement des circonstances extérieures, du recueillement sur le centre le plus essentiel de soi-même, comme celui qui se produit soudain quand, dans ce bizarre caprice du vieux Haydn, les musiciens sortent l'un après l'autre, laissant les bougies se consumer sur les pupitres désertés devant les partitions ouvertes, confiant à un seul vio­lon le soin d'achever la symphonie comme un suprême pont entre la musique disparue et un monde pour toujours orphelin d'harmonie ».

 

« Une Aventure de Voyage » sorte d’excursion en Enfer indiffère. Par contre « Le Maréchal de la Peur » passe à côté de son sujet. Un spectateur assiste à la lisière d’un bois à l’affrontement de deux armées. Il côtoie successivement un soldat et un maréchal défaits et c’est tout. L’idée d’un soldat immortel acteur des grandes bataille de l’histoire pouvait tout de même donner autre chose.

  

Les Escales de la Haute Nuit méritent de sortir de l’oubli. Peut être à l’occasion d’un recueil réunissant les meilleures nouvelles de ce volume et d’autres publiées chez Albin-Michel ?


mardi 14 octobre 2025

Le café sans nom

Robert Seethaler - Le café sans nom - Folio

 



En cette année 1966, Vienne semble tirer un trait sur un passé douloureux et peu glorieux. La capitale autrichienne s’efforce d’effacer les derniers vestiges de la seconde guerre mondiale et de relancer la machine économique. On nettoie, on bâtit, un air de renouveau flotte un peu partout et en particulier au sein des petits commerces du quartier du marché des Carmélites. Robert Simon incarne à sa modeste manière ces temps nouveaux. Travailleur journalier, dur à la tâche, bien connu des commerçants auquel il rend de menus services il est sur le point de réaliser un projet longuement mûri, prendre la gérance d’un café.

 

L’occasion lui est fournie par un certain Vavrosky qui lui cède les clefs d’un local poussiéreux situé à l’angle des rues de la Haidgasse et de la Leopoldsgasse. Habile de ses mains Simon remet en état l’établissement et malgré les maigres prestations fournies, bière, schnaps, punch l’hiver, tartines de saindoux, voit peu à peu affluer ses premiers clients. Mila, une jeune ouvrière récemment licenciée, vient l’épauler au quotidien.

 

Acteur, scénariste, auteur de plusieurs ouvrages à forte connotation humaniste, Robert Seethaler décrit un microcosme social, retrace le parcours chaotique d’une clientèle composée de petites gens cabossés par la vie, boucher, catcheur, crémière, peintre raté, au crible de quelques séquences pittoresques. « Le problème n’était pas tant la folie privée des particuliers que celle de l’époque. Les temps présents n’étaient qu’une tumeur qui proliférait sur le terreau d’un passé pourri, dévoyé […] » dit l’un des protagonistes. Peut-être, peut être pas. Ce café sans nom, - un comble pour une ville qui plus que toute autre en abrite d’illustres et séculaires – devient pour un temps, car, hélas, les années défilent et le quartier se transforme, le point d’accroche d’une communauté. Robert Simon en est en quelque sorte la colonne vertébrale, capitaine conradien affrontant les avanies de l’existence, ripostant aux coups du sort par des actes de générosité. Et c’est assez pour dire l’attachement que ce livre, finaliste des prix Femina et Médicis étranger, suscite.

vendredi 10 octobre 2025

Neom

Lavie Tidhar - Neom - Mnémos

 

 

 

Dans la continuité de Central Station, un fix-up relatant des évènements situés dans un spatioport d’un Moyen Orient imaginaire, les éditions Mnémos publient Neom, un nouveau roman de Lavie Tidhar. Le titre n’est pas inconnu. Il désigne « un projet de ville nouvelle futuriste de la province de Tabuk, dans le Nord-Ouest du royaume d'Arabie saoudite » dont la figure de proue architecturale consistera en l’édification de « deux parois en miroir de 500 m de hauteur, sur 170 km de longueur et environ 200 m de largeur, abritant une cité linéaire ». Dans le récit de l’écrivain, Neom, devenue réalité, se présente comme une gigantesque et vieille métropole high tech bordant la Mer Rouge, abritant milliardaires et gens de peu.

 

Mariam de la Cruz est l’une de ces modestes personnes, vivotant de travaux ménagers, rêvant d’un avenir meilleur, peut-être aux côtés du policier Nasir, un ami d’enfance. D’autres personnages, tout aussi paumés croisent son existence . Saleh jeune garçon embarqué dans un caravansérail, rêve de gagner Neom, Central Station et pourquoi pas les étoiles. Et le plus remarquable d’entre tous, un robot sans nom, sorte d’hybride entre Roy Batty et « Le robot qui rêvait » d’Isaac Asimov, rescapé de guerres oubliées, part, armé d’une rose, à la recherche de la dépouille d’une entité dorée dans le désert.

 

Illustration V Wagner inspirée du joueur de flûte de Hamelin

« partout où vont les humains ils font pousser des fleurs »

  

Plus proche, dans le rythme de sa narration, d’un Clifford Donald Simak que d’un Christopher Robert Cargill (on trouve d’ailleurs des quadrupèdes causeurs dans le récit), Lavie Tidhar a hérité de l’auteur de City une foi en l’homme assez inhabituelle chez les écrivains de sa génération, bâtissant des carrefours d’espérance au fil de Central Station et Neom. La liste de ses réminiscences est interminable, - il cite d’ailleurs Les seigneurs de l’instrumentalité - à tel point qu’avec Nicolas Winter on peut se demander si le regard de l’auteur s’oriente vers le futur ou le passé, non seulement sur le fond (les conflits d’antan), mais aussi sur la forme, l’abondance des citations (Jenkins, Shambleau etc.) suggérant un pèlerinage ou un requiem pour la littérature de science-fiction.

 

Lavie Tidhar va-t-il poursuivre dans la voie d’une Histoire du futur, emmener ses lecteurs sur Titan ou dans « Les Nuages d’Oort » ? Mystère … L’abécédaire qui clôt le volume hésite entre le glossaire et le fragment Schlegelien, c’est-à-dire des petits bouts de récits autonomes. Décidément Neom est précieux et intrigant.


vendredi 3 octobre 2025

La Nuit de Walpurgis

Gustav Meyrink - La Nuit de Walpurgis - Marabout

 

 

 


Roman presque aussi connu que Le Golem et se situant également à Prague, La Nuit de Walpurgis raconte un soulèvement populaire alimenté par l’apparition fantomatique du célèbre chef de guerre Jan Žižka et les idées de l’anarchiste russe Kropotkine. Tout commence un certain 30 avril où l’acteur Zrcadlo apparait, comme possédé, dans divers lieux fréquentés par l’aristocratie de la cité, faisant surgir vérité et secrets enfouis au cœur des personnages interpellés. 

 

S’ensuivent diverses séquences mettant en scène quelques personnages pittoresques, comme le  « médecin de la Cour » Thaddée Flugbeil surnommé « le Pingouin », la Comtesse Polyxena Lambua, l’étudiant Ottokar, amant de celle-ci. Chacun d’eux voit surgir son double, celui de la jeunesse pour Thaddée jadis épris de le bohémienne Liesel, celui d’un portrait pour Polyxena, le masque de l’ambition pour Ottokar.

 

Le récit revisite les lieux célèbres de Prague, La « Tour de la Faim » une ancienne prison épicentre de la révolte, le quartier haut perché de Hradschin, sorte de Cité Interdite surplombant les faubourgs miséreux de la cité.

 

Bien sûr c’est de folie dont il s’agit dans ce texte tourbillonnant de 1917 écho de l'insurrection russe, et où l’on se perd parfois, mais quoi de plus déraisonnable et de plus beau que le renoncement à l’asservissement ?


samedi 27 septembre 2025

Les rois des étoiles

Edmond Hamilton - Les rois des étoiles - J’ai Lu

 

 

LA GENESE DE LA SAGA DES ETOILES : L’EXPERTISE DE SANDRINE

 

Le premier opus ("The Star Kings") parait en septembre 1947 dans Amazing en une seule fois ("a complete novel"). Le roman est repris ensuite en volume à partir de 1949, et existe aussi brièvement sous le titre "Beyond the Moon" chez Signet. En comparant la version magazine et la version livre, on constate que les deux sont identiques en terme de structure et de contenu SAUF que la version magazine a une fin différente de la version livre (j'ai comparé avec l'édition Museum Press de 1950). Dans la première l'esprit de Lianna occupe le corps d'une femme du XXe siècle et ils vivront sans doute heureux à New York ensemble alors que dans la seconde (celle utilisée pour la traduction), le héros attend tout seul (il est triste, le pôvre) que Zarth Arn trouve une solution pour qu'ils vivent leur amour (qui viendra donc dans la suite).



Le second opus ("Return to the Stars") est effectivement un fix-up de 4 textes : "Kingdoms of the Stars" 1964; "The Shores of Infinity" 1965; "The Broken Stars" 1968; "The Horror from the Magellanic" 1969, tous parus dans Amazing. D'autres sources que Sadoul (un garçon parfois peu modeste) semblent confirmer que les deux derniers textes résultent bien d'une demande de l'éditeur français (ils paraitront d'ailleurs en premier en traduction dans le CLA en 1968).



Pour être complète, il existe deux textes à peu près inconnus (aucune reprise en volume avant les années 2010) qui semblent (d'après l'auteur lui-même) se situer dans le même univers : "The Star Hunter" 1958 (bien avant l'action de la saga des étoiles) et "The Tattooed Man" 1957 (bien après), le second ayant été publié sous le pseudonyme d'Alexander Blade, ils se trouvent dans le recueil "The Last of the Star Kings" 2014.


LA FICHE

 

Pierre-Paul Durastanti ne m’en voudra pas j’espère d’exhumer ce roman d’Edmond Hamilton de 1947 alors qu’au sein des éditions du Bélial’ il continue de révéler à toute une génération de lecteurs la série Capitaine Futur du même auteur, réalisant un travail considérable, comparable à celui de Jean-Daniel Brèque pour Poul Anderson. Avant d’aller plus loin et puisque nous évoquons de grands noms, je dois confesser qu’au fil des ans Edmond Hamilton est devenu pour moi le mari de Leigh Brackett, talentueuse femme de lettres, autrice du Grand Livre de Mars, formidable épopée rédigée dans un style à cent coudées au-dessus de celui du pauvre Edmond, et comme si cela ne suffisait pas scénariste des films Le Grand SommeilRio Bravo, Hatari !El DoradoRio Lobo.

 

Revenons à Hamilton et à ce Rois des étoiles qui forme avec sa suite dispensable Le retour aux étoiles un diptyque dénommé La saga des étoiles. John Gordon, modeste comptable dans une boite d’assurance newyorkaise est réveillé de nuit à de multiples reprises par la voix d’un homme se prétendant prince d’un immense empire galactique à deux cent mille années dans le futur. Scientifique passionné par l’Histoire humaine, Zarth Arn fils de l’Empereur Arn Abbas lui propose d’échanger leurs corps durant quelques semaines. Non sans hésiter Gordon se retrouve propulsé dans un univers fabuleux. Mêlé malgré lui à un complot et à une guerre interstellaire, il endosse contre son gré le rôle du Prince et prend une part active au conflit.

 

Inspiré nous dit Laurent Leleu du Prisonnier de Zenda ce récit du temps des pulps accumule les cliffshangers au fil des chapitres. Les rois des étoiles n’échappe à aucun des poncifs du genre - un méchant nommé Shorr Khan (allusion à Shere Khan ??), des traitres en pagaille, une princesse inaccessible et désirée etc.- mais ne déçoit pas le lecteur, offrant ce qui était annoncé, et même un peu plus, la nostalgie de ces livres qu’on dévorait dans les trains des vacances scolaires.


dimanche 21 septembre 2025

Contes de Terremer

Ursula Le Guin - Contes de Terremer - Poche

 

 

[Réédition non corrigée, donc avec ses insuffisances, d’une antique fiche de lecture. On conseillera aujourd’hui au lecteur de se procurer, toujours en Poche, l’intégrale du cycle]

 

 

Déclinaison en Poche d’un ouvrage traduit chez Ailleurs & Demain en  2003, les Contes de Terremer marquent le retour de Ursula Le Guin au cycle de Terremer dont le dernier opus, Tehanu, datait de 1990 [1991 pour la traduction chez Laffont]. Une dizaine d’années s’est écoulée entre la rédaction du quatrième livre et le présent recueil. Pourquoi ? Ursula s’en explique dans un avant propos de quelques pages. Toute oeuvre romanesque échappe à son créateur. Le mot fin est illusoire. Il n'appartient pas à l'écrivain. Une fiction possède son temps propre qui n'est pas celui de l'auteur, elle s'inscrit comme histoire dans l'Histoire, fut elle imaginaire, elle devient Terra Incognita pour son Géniteur, objet de curiosité et enfin territoire à arpenter, à redécouvrir. 

 

Le plaisir des retrouvailles n’en est que plus grand : un intense plaisir d’écriture transparaît à la lecture des Contes de Terremer. Chansons, vers, la romancière parcourt avec jubilation l’archipel, elle en poursuit l’inventaire avec quelques contes et légendes, complété d’une annexe descriptive qui clôt le recueil. Celle-ci aurait d’ailleurs pu fournir matière à récit et donne le sentiment que LE GUIN poursuit un double objectif, romanesque et lexicologique, qui nuit à l’homogénéité du présent volume.

 

Cinq nouvelles composent les Contes de Terremer.

 

-          « Le Trouvier » relate la fondation de l’école de Roke. Le héros est un jeune charpentier de marine originaire de l’ile d’Havnor qui doté du talent de localisation [un des neufs dons maîtrisés par les mages de Roke] va, avec l’aide de l’esclave Anieb, délivrer l’archipel du joug du roi Losen et du mage Gelluk.

 

-          « Rosenoir et Diamant » est un marivaudage sur l ‘amour, lu devoir, et la magie. Lequel de ces langages choisir ?

 

-          « Les os de la terre » : deux magiciens conjuguent leurs efforts pour maîtriser un tremblement de terre dans la cité de Ré albi.

 

-          « Dans le grand marais » : l’histoire de la rédemption d’un mage redoutable, une nouvelle  dans laquelle resurgit Ged, héros de Terremer.

 

-          « Libellule » : Une sorcière désireuse de connaître l’étendue véritable de ses pouvoirs se rend à l’île de Roke, en compagnie d’un faux mage. Un récit en clin d’œil où l’on apprend que le dicton « nul ne saurait expliquer un dragon » s’applique aussi aux femmes.

 

De ces cinq récits, le premier s’en détache par sa longueur et son souffle. Dans celui-ci, comme dans les autres textes, les femmes y tiennent un rôle de premier plan. Les sages femmes de Roke, ainsi les nomme Le Guin, s’opposent à la folie guerrière des hommes. Anieb l’esclave, Irien la redoutable, Rosenoir la tenace, Emer la patiente sont bien les véritables héroïnes de ce livre et non les Neuf Maîtres de Terremer.

  

Cet ouvrage est d'une lecture plaisante, jamais mièvre, mais manque un peu d’ampleur. Dans les productions récentes de cette grande écrivaine, mieux vaut se reporter par exemple au roboratif recueil L'anniversaire du monde.

samedi 20 septembre 2025

Les Survivants du Ciel

Kritika H. Rao - Les Survivants du Ciel - Albin Michel Imaginaire

 

Homme ! libre penseur - te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose :
Des forces que tu tiens ta liberté dispose,
Mais de tous tes conseils l'univers est absent.

Respecte dans la bête un esprit agissant : ...
Chaque fleur est une âme à la Nature éclose ;
Un mystère d'amour dans le métal repose :
"Tout est sensible ! " - Et tout sur ton être est puissant !

Crains dans le mur aveugle un regard qui t'épie
A la matière même un verbe est attaché ...
Ne la fais pas servir à quelque usage impie !

Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres !

Gérard de Nerval - Vers dorés

 

Connaissez-vous dans votre entourage une personne qui parle à ses plantes ? Ne vous moquez pas ! Dans le premier tome de sa saga des « rages » l’écrivaine Kritika H. Rao propose au lecteur de découvrir un univers végétal post apocalyptique. Les humains ont trouvé le moyen de quitter une Terre en furie en se réfugiant dans des cités de feuilles et d’écorces qu’ils soumettent à leur pouvoir. Ils lévitent ainsi dans les nuages et s’autorisent entre deux séismes à quelques atterrissages sur le sol natal réduit à une jungle. Nous n’en saurons pas plus dans ce volume sur les évènements catastrophiques à l’origine de ce nouveau monde.


Le récit se déroule dans la ville de Nakshar et gravite autour de deux personnages, Irawan, un des maitre architecte détenteur de ce fameux pouvoir appelé trajection et sa femme Ahilya archéologue. Architectes et maitres architectes forment une caste élitiste au sein d’une population de techniciens et d’ingénieurs qui convertissent l’énergie de la trajection en technologies du quotidien. La position dominante des premiers est d’ailleurs une des sources de la brouille au sein du couple. Ces désaccords parcourent tout le roman, à tel point que, turbulences sur terre et turbulences au sein du foyer, j’ai cru, avant même d’évoquer Le château dans le ciel de  Hayao Miyazaki ou Les Villes nomades de James Blish revoir Typhon sur Nagasaki, curiosité cinématographique française des années 50.


L’intrigue démarre par une expédition terrestre commanditée par Ahilya. Les trois protagonistes (elle, son mari et Oam un apprenti) atterrissent en pleine rage (c’est-à-dire une tempête, pas de panique un glossaire est fourni). Irawan doit fournir des efforts insensés de trajection pour sauver sa femme, abandonnant contre sa volonté Oam à la furie des éléments. Dès lors plusieurs questions se posent. Pourquoi les alarmes n’ont-elles pas prévenu le trio de l’imminence d’un danger ? Le sauvetage héroïque d’Irawan ne l’a-t-il pas conduit à céder à l’Extase, c’est-à-dire à une perte de contrôle de ses facultés, un délit puni par une castration chimique de celles-ci ? Ou bien, un évènement extérieur, une résonnance, a-t-elle interféré avec les protocoles habituels ?

 

Le worldbuilding des Survivants du Ciel séduit. Une civilisation, ou ce qui l’en reste, fonctionnant à « l’énergie spirituelle », un univers où chaque chose recèle une conscience. Il y a le Nerval des Vers dorés ici et comme remarqué par L’épaule d’Orion, de l’hindouisme, à preuve le radra, l’arbre-cœur au sein de cités volantes. Même si les joutes verbales d’Irawan et Ahilya agacent un peu à la longue, on se plait à lever les yeux sur cette fantasy, parce qu’en bas en ce moment, c’est pas terrible.  


jeudi 11 septembre 2025

Le Buffle blanc

Ernst Wiechert - Le Buffle blanc - Poche

 

 


Quelque part sur les rives du Gange, à une époque indéterminée, un adolescent du nom de Vasudeva assiste impuissant au pillage de son village par une bande armée. Sa soif de vengeance est contrariée un temps par les paroles d’apaisement de sa mère qui attribue aux seuls Dieux l’exercice de la justice. Mais les passions l’emportant il fuit dans les forêts et devient un chef de guerre redouté jusqu’à ce qu’un massacre de trop réveille sa conscience.

 

Le Buffle blanc est une fable, un conte, rédigé par un certain Ernst Wiechert, auteur qui connut un certain succès dans les années trente. Bien que l’émergence des Thomas Mann, Stefan Zweig, Hermann Hesse ait éclipsé depuis longtemps sa notoriété, son courage et son talent méritaient cette réédition. Ses œuvres, dont celle-ci publiée en 1936, lui valurent les foudres de Goebbels. Pire, à suite du pasteur Martin Niemöller, il critiqua le régime nazi et fut interné trois mois à Buchenwald. Son passé de soldat de la première guerre mondiale plusieurs fois médaillé lui évita le pire mais le réduisit au silence.

 

Le Buffle blanc est en effet une méditation sur le Pouvoir et la Justice, la violence et la loi, l’une tentant de se substituer à l’autre, ainsi que le formulait Pascal : « on n' a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu' elle était injuste, et a dit que c' était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort on a fait que ce qui est fort fût juste. » La première partie du roman évoque l’errance spirituelle d’un Vasudeva révolté par l’injustice à la recherche d’un chemin de vérité. Dans la seconde, simple mendiant venu demander réparation pour la mort d’un buffle il affronte un seigneur de guerre :

 

« Le pouvoir doit être une chose bien fragile pour avoir peur de moi. Peur d’un pauvre et d'un inconnu des forêts du fleuve sacré. Mais tu es plus pauvre que moi, car tu es pris de vertige quand tu regardes sous tes pas. Il te manque la justice. Tu souris ? Tu te moques ? Tu penses que c'est le rêve des pauvres, un mensonge, une chaîne furtive autour du cou des puissants ? Mais c'est plus que cela. Quand l'idée de justice s'est imposée à nous, nous avons cessé d'être comme le meurtrier de la forêt, car les Dieux ont touché notre cœur de leurs doigts. Mais la justice n'existe qu'entre les hommes. Quand le cavalier a ordonné de tuer le buffle, il était moins que l'animal tué. Il a frappé ce qui était sans défense parce que cela lui plaisait. Il aurait pu se contenter de tuer le vieil homme, les femmes, les enfants, moi, tout le village. Il se serait enfui à cheval et la forêt se serait couverte de son méfait. Tu n'aurais rien su de tout cela, mais les Dieux l'auraient su. La terre aurait été violée et tu en aurais été responsable. Toi seul, car le puissant est responsable de toute larme versée dans son royaume!

Car les rois devraient être là pour que la terre ne souffre pas de honte. On doit courir vers les rois et non les fuir. Il faut guérir de la violence. Le destin m'a envoyé pour te guider. Personne ne t’a encore guidé, personne ne t'a parlé sans regarder ton sourire pour voir si ce qu'on te disait te plaisait. Si ignorant est le pouvoir, si solitaire, si terriblement éprouvant. Le vieil homme de mon village, qui attend le buffle blanc, tient ton sort dans ses faibles mains. Les Dieux sont du côté des humbles, seigneur Murdu. »

 

L'écriture, toute de douceur suit une pente rêveuse, y compris dans les passages dramatiques. On sent chez l'écrivain l'assurance d'une conviction tranquille, relayée autant par la forme que par le fond, unis dans un même mouvement. La postface des éditeurs, instructive, conclut ainsi : « Chez Wiechert, écouter l’être non pas en tant qu’être, mais l’être en tant qu’autre est le premier pas qui mène hors de la haine. Et c’est peu dire que notre temps réclame cet élan »

lundi 8 septembre 2025

L’aube de la nuit T1

Peter F. Hamilton - L’aube de la nuit T1 - Bragelonne

 

 

Sans tambour ni trompette l’éditeur Bragelonne réédite un des grands cycles de space-opera de Peter Hamilton paru initialement chez Laffont. L’écrivain britannique, après une première trilogie The Greg Mandel Books, posa en 1996 les premières pierres d’une entreprise littéraire L’aube de la nuit comportant au total six volumes relatant une histoire séquencée en trois épisodes eux-mêmes subdivisés en deux parties. Dubitatif comme à l’époque d’Ailleurs &Demain à la perspective d’escalader une montagne romanesque de trois mille pages, j’ai préféré « tâter le terrain » en jetant quelques notes sur ce qu’il est convenu de nommer « 1. Rupture dans le réel-première partie :Emergence »

 

2581 : l’Humanité s’est lancée dans les étoiles. Elle s’est aussi scindée en deux groupements, les Adamistes et les Edénistes. Ces derniers ont intégré à leur ADN un gène d’affinité élaboré 500 ans plus tôt. Il leur confère une forme de télépathie, la possibilité de contrôler leur biotek (leur habitat), des animaux, et, pour les officiers naviguant, génère la création d’un lien quasi symbiotique avec leurs vaisseaux spatiaux, faucons et gerfauts. La religion chrétienne très présente chez les Adamistes condamne ces pratiques jusqu’à excommunier les croyants porteurs du fameux gène. En revanche les Edénistes ont vaincu l’angoisse de la mort. A la fin de leur existence ils transfèrent leur individualité au sein de la conscience collective de l’habitat.

 

Face à la multiplication des points de départs narratifs, bien difficile de suivre un fil de lecture ordonné. Autant commencer par Joshua Calvert qui comme d’autres explorateurs et prospecteurs espère trouver dans l’anneau Ruine un vestige technologique lucratif enfoui dans ce qui fut autrefois l’habitat de la civilisation des Laymils. Leur disparition volontaire ou provoquée passionne et inquiète la communauté scientifique. Inquiétude qui va culminer à son apogée dans la tragédie qui frappe la planète Lalonde.

 

C’est bien dans ce récit et non dans les premiers vols de Syrine et de son faucon Oenone ou les marivaudages de Joshua Calvert et de Ione Saldana souveraine de Ruine et de l’habitat géant Tranquillité, que se situe le cœur de l’action. Lalonde, fraichement découverte, accueille un flot de colons ininterrompu. Parmi ceux-ci des prisonniers (deps comme déportés) font office de main-d’œuvre. Dans le lot un adepte d’une secte satanique tente de prendre le contrôle du tout nouveau camp d’Aberdale. Comme si cela ne suffisait pas, par un étrange concours de circonstance, une entité maléfique d’outre espace s’empare de lui. Un massacre s’ensuit n’épargnant ni homme ni femme ni enfant et même votre serviteur à deux doigts de lâcher le livre.

 

Croiser un space opera et une histoire de revenant renouvelle effectivement le genre. L’auteur a un talent indéniable, mais ce n’est pas ma voie. Point d’interrogation pour le second volume. Restent les deux premiers chapitres, une bataille spatiale que n’aurait pas reniée Edward Elmer "Doc" Smith et les dix pages relatives à l’élévation des Ly-cilphes, petits poissons devenus par un extraordinaire mouvement de contorsion évolutionniste des entités transcendantales, flot de particules conscientes vouées à l’exploration et à l’observation de l’univers. La merveille était là.


mercredi 20 août 2025

Voile vers Byzance

Robert Silverberg - Voile vers Byzance - Le Bélial’ - Une heure lumière

 

 


Quoi de mieux pour entamer une nouvelle saison littéraire qu’une œuvre de Robert Silverberg ? Il s’agit en l’occurrence d’une réédition d’une novella de 1985 déjà publiée à plusieurs reprises en France dans la traduction du toujours jeune Pierre Paul Durastanti. Lauréat d’un Nebula, finaliste des Hugo et Locus ce texte mérite d’être porté à l’attention des jeunes générations.

 

Charles Phillips, newyorkais de 1984, se retrouve soudainement projeté dans la Terre du cinquantième siècle, transformée en un gigantesque Disneyland peuplé de villes antiques et éphémères. Les citoyens immortels et dilettantes de ce monde de loisir déambulent dans les rues et les palais de cités reconstituées dont l’animation est assurée par une myriade de « temporaires », intermittents du spectacles robotiques mimant le quotidien des populations disparues. C’est ainsi que Phillips découvre Alexandrie, son Phare, sa Bibliothèque contenant les pièces perdues de Sophocle, l’histoire de Rome par Caton, la vie de Périclès par Thucydide etc. Il découvre aussi l’amour en la personne d’une « éphémère ».

 

Copyright Alexandre - Oliver Stone

Voile vers Byzance appartient à ce qu’on pourrait appeler la « veine touristique » de l’auteur. Le titre de travail - provisoire - du récit de l’écrivain, La ville aux cents portes, renvoie à une autre novella Thèbes aux cents portes qui met aussi en scène un voyageur temporel. Les deux textes présentent une autre similitude. On connait le Silverberg amer des Monades urbaines, de L’homme dans le labyrinthe. Mais il ne faut pas occulter un autre Silverberg, ici présent, celui dont les épilogues ouvrent de nouveaux espaces et de nouveaux émerveillements y compris au détour de civilisations anciennes.

 

En dehors de la thématique d’une Terre du futur hédoniste, déjà abordée par Moorcock dans son cycle des Danseurs de la fin des temps, l’auteur reprend à son compte un sujet autrement plus grave, cœur du roman Gilgamesh roi d’Ourouk, la mortalité au cœur de la condition humaine. Gioia, amante et guide de Phillips est une « éphémère ». Une anomalie génétique la prive de l’immortalité. Pire, Phillips ne semble plus vieillir alors même que son désir de retour dans le New York de 1984 semble disparaitre.

 

Comment s’affranchir de l’idée de la mort ? L’écrivain cite alors un paragraphe du poème du poète irlandais William Butler Yeats : Voile vers Byzance (1)

  

Une fois délivré de la nature, je n’emprunterai plus

Ma forme corporelle à nulle chose naturelle, mais

A ces formes que les orfèvres de Grèce

Façonnent d’or battu ou couvrent de feuilles d’or

Pour tenir en éveil un Empereur somnolent ;

Ou qu’ils posent sur un rameau d’or pour qu’elles chantent

Aux seigneurs et aux dames de Byzance

Ce qui fut, ce qui est, ce qui est à venir.

  

Même si la nouvelle s’oriente vers un final qu’un vers de Shakespeare page 112 suggère davantage, on peut à mon avis , en substituant la figure du romancier à celle de son personnage, y lire la volonté d’échapper au Temps par l’Art. En ce sens Robert Silverberg est immortel.

 

 

 

 

 

P.S : l’intégralité du poème

 

Ce pays-là n’est pas pour les vieillards. Les garçons

Et les filles enlacés, les oiseaux dans les arbres

– Ces générations de la mort – tout à leur chant,

Les saumons bondissants, les mers combles de maquereaux,

Tout ce qui marche, nage ou vole, au long de l’été célèbre

Tout ce qui est engendré, naît et meurt.

Ravis par cette musique sensuelle, tous négligent

Les monuments de l’intellect qui ne vieillit pas.

.

.

Un homme d’âge n’est qu’une misérable chose,

Un manteau loqueteux sur un bâton, à moins

Que l’âme ne batte des mains et ne chante, et ne chante plus fort

A chaque nouvelle déchirure qui troue son habit mortel,

Mais il n’est qu’une seule école pour ce chant, c’est l’étude

Des monuments de sa propre magnificence ;

Et c’est pourquoi j’ai traversé les mers pour m’en venir

Jusqu’à la cité sainte de Byzance.

.

.

Ô vous, sages dressés dans les saintes flammes de Dieu

Comme dans l’or d’une mosaïque sur un mur,

Sortez des flammes saintes, venez dans la gyre qui tournoie

Et soyez les maîtres de chant de mon âme.

Réduisez en cendres mon cœur ; malade de désir,

Ligoté à un animal qui se meurt,

Il ignore ce qu’il est ; et recueillez-moi

Dans l’artifice de l’éternité.

.

.

Une fois délivré de la nature, je n’emprunterai plus

Ma forme corporelle à nulle chose naturelle, mais

A ces formes que les orfèvres de Grèce

Façonnent d’or battu ou couvrent de feuilles d’or

Pour tenir en éveil un Empereur somnolent ;

Ou qu’ils posent sur un rameau d’or pour qu’elles chantent

Aux seigneurs et aux dames de Byzance

Ce qui fut, ce qui est, ce qui est à venir.

 

 

 

 

 

 

(1)   J’ai repris la traduction de Jean Yves Masson, à l’exception du 25e vers traduit par Jean Briat


mercredi 6 août 2025

The Dark Side of the Moon

En Décembre 2024 le magazine Rock&Folk sortait un hors-série compilant 70 ans de rock en près de 700 albums. Pas un historique du genre et des courants, même si les articles mentionnent forcément les influences. Non une déclinaison année après année de disques et de CD choisis par les contributeurs du prestigieux magazine. Comme tout un chacun je regrette quelques absences et m’interroge sur la présence de certains (1). En tout cas en décalant d’un an c’est toute ma vie en musique qui s’offre là avec pour ma part une préférence, âge oblige, pour le socle des années 60 et 70.

Le tout est servi par de belles plumes et c’est la chronique de l’une d’entre elles que je voulais citer, écho des liens fraternels qui unissent le rock à la science-fiction, confrérie dont le maitre d’œuvre à pour nom David Bowie. Voici donc une recension rédigée par Eric Dahan de The Dark side of the Moon emblématique opus de 1973 du Pink Floyd à rajouter à l’historique dossier du Cafard Cosmique Rock’n SF.

 








L'époque où l'on écoutait "Aladdin Sane" et où on allait voir "Orange Mécanique" n'avait plus d'idéal, mais on savait que le salut viendrait des machines, des ordinateurs IBM gigantesques trônant dans des salles blanches pressurisées, mani­pulés par des opératrices en blouses de coton adressant parfois un sourire derrière la vitre au visiteur de passage. Le salut viendrait aussi de l'espace, de stations orbitales climatisées où cohabiteraient négresses acid et businessmen en costumes et mallettes Delsey déjeunant au milieu des étoiles, de compléments nutritifs sous vide. Ce monde sans passion, dans lequel tout semblerait défiler pour le bien suprême de tous, avait déjà sa bande-son, "The Dark Side Of The Moon". Plus question d'affect ici, de singularité encombrante ou même d'histoire. Exit le père fondateur Syd Barrett. Les enfants de l'espace voulaient jouir de leur nouvelle liberté sexuel et politique, et les Pink Floyd seraient leur big band synthétique dans le grand silence de la Voie lactée.


Du bottleneck nuageux de "Breathe ou "Us And Them" comme un songe creux de Théodore Sturgeon avec ses chœurs stratosphériques, au cliquetis cynique des jackpots de "Money", en passant par la gorge profonde de "The Great Gig In The Sky", ou l'explosion mélodique du refrain de "Time" préparée par les carillons et les battements cardiaques et couronnée par le solo freak-out de David Gilmour, tout ici fera date, l'album (aux manettes duquel siège Alan Parson) se mettant aussitôt sur orbite des charts mondiaux et plus précisément du Billboard pour plus d'une décennie, et se vendant aujourd'hui encore par millions. Après cela, le Floyd réussira encore deux trois virées dans le grand bleu avec "Shine On You Crazy Diamond" ou "Wish You Were Here", avant d'overdoser sous la vulgarité des velléités de sens trop littéraires d'un "The Wall". En attendant, et pour l'éternité, avec sa façon de mettre en formes un monde nomade, aux points d'intensité éclatés, à peine hanté de désirs migrants se posant au ralenti comme des papillons sur leur objet, "The Dark Side Of The Moon" du Floyd et ses posters intérieurs ouvrant sur un désert dévorant de pyramides bleutées et de cratères sans fond restera comme l'une des plus belles machines déterritorialisantes de l'histoire de ce qu'on appelait encore à l'époque la culture pop.

ERIC DAHAN




Post-Scriptum : glanés en picorant dans le hors-série 44











(1) L'absence de Janis Joplin (The Pearl Sessions) interroge tout de même !


dimanche 3 août 2025

Quinzinzinzili

Régis Messac - Quinzinzinzili - L’Arbre Vengeur

 





L’arrêt en 2021 des Rencontres de l'Imaginaire de Sèvres, aimable festival à taille humaine de science-fiction, de fantasy et de fantastique, aura privé les amateurs franciliens de débats et d’échanges avec de sympathiques acteurs du genre. L’Association des Amis de Régis Messac en faisait partie. Cette amicale continue de perpétuer le souvenir d’un des précurseurs de la SF en France. Agrégé de grammaire, titulaire d’un doctorat en lettres, il n’eut pas la carrière universitaire escomptée peut-être en raison de son indépendance d’esprit et de ses engagements politiques. Il enseigna dans plusieurs lycées, s’illustra dans le journalisme pamphlétaire, et devint historien avant la lettre des littératures policières et de science-fiction. Trépané comme Apollinaire durant le premier conflit mondial, pacifiste comme Giono (il assurait n’avoir jamais tiré un coup de fusil), il entra néanmoins en résistance au côté des communistes en 1941. Déporté Nacht und Nebel, il disparut pense-t-on quelque part entre Dora et Bergen-Belsen.

 

Il publia en 1935 une dystopie, Quinzinzinzili, sombre vision d’un écrivain qui pressentant l’irruption d’un nouvel embrasement mondial développait en cent cinquante pages l’intuition de Paul Valery sur la fin des civilisations. Anticipant de peu la seconde guerre sino-japonaise, citant Adolph Hitler, Messac imaginait la création d’un axe entre l’Allemagne et le Japon et une déflagration totale par le jeu des alliances. Pire, le déploiement d’une arme chimique altérant l’atmosphère terrestre détruisait l’espèce humaine.

 

Mais Régis Messac ne nous convie pas seulement à un récit postapocalyptique. Adoptant une posture anthropologique, l’auteur se livre à un réquisitoire contre l’Humanité. Quelques enfants et un adulte ont survécu dans une grotte en Lozère. Ce dernier, qui est le narrateur, un narrateur un peu particulier d’ailleurs, extradiégétique, voix off se mêlant rarement aux activités du groupe, raconte la mise en place par les enfants d’un nouvel ordre social. Par un saisissant raccourci leur mémoire a été aboli. L’usage des rares objets sauvés de la destruction leur est étranger. Ils créent un langage bricolé à partir de quelques réminiscences : le dieu Quinzinzinzili est une dérivation de Paster noster/qui es in caelis. Leur seul héritage de l'ancien monde, les conflits liés aux comportements de domination.

 

Etonnant texte qui évoque tout à la fois l’abrutissement des derniers humains de La machine à explorer le Temps de Wells et la violence d’adolescents livrés à eux-mêmes décrite par William Golding dans Sa majesté des mouches.






samedi 26 juillet 2025

La compagnie des loups

Angela Carter - La compagnie des loups et autres nouvelles - Points

 

                                                                                                     

 

« Suivez-moi. Je vous attendais. Vous serez ma proie. »

 

 



 

L'amour hors-normes, tel était le thème des Imaginales 2025. Tel pourrait être aussi le leitmotiv de La compagnie des loups, magnifique recueil de nouvelles d’Angela Carter paru en 1979, traduit en 1985 et qui, malgré la renommée de l’autrice (demandez à Salman Rushdie) aurait pu échapper à ma curiosité, sans la vigilance de lecteurs chevronnés et cinéphiles de surcroit, car le récit titre a fait l’objet d’une adaptation cinématographique.

 

En dix récits, Angela Carter revisite quelques célèbres contes de Charles Perrault et de Mme de Beaumont : Barbe-Bleue, Le Petit Chaperon Rouge, La Belle et la Bête (objet de deux histoires), Blanche Neige et d’autres comme le Roi des Aulnes ou Nosferatu. Inversant les polarités, cassant les codes de la narration enfantine elle dévide son fil narratif sur le mode fantastique et subtilement érotique, adoptant une posture féministe, miroir des nouvelles de science-fiction de sa consœur d’alors, James Tiptree.

 

Les promises se transforment en louves-garou, en félines. Faussement consentantes elles rient aux éclats à l’annonce des dévorations, leur substituent des empoignades nuptiales et éliminent le prédateur ou, satisfaites, s’endorment dans les pattes du loup. Plongez dans les odeurs de cuir et d’arum du « Cabinet sanglant » écho prolongé des vers de Baudelaire « Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères/Des divans profonds comme des tombeaux. » Peut-être préférerez-vous la forêt automnale du « Roi des Aulnes » et ses broderies de feuilles et d’oiseaux ou bien arpenterez-vous les forêts hivernales et lupines comme dans « La Compagnie des loups » et ses tourbillons de rouge et de blanc, blancheur des neiges et des chairs pales, rouge sang des jeunes filles pubères.

 

Tout cela ne prendrait pas sans l’écriture d’Angela Carter magnifiquement restituée en français par une traductrice homonyme d’une altière speakerine de l’ORTF.

 

« Son cadeau de mariage refermé autour de ma gorge. Un tour de cou de rubis de cinq centimètres de large, semblable à quelque gorge tranchée extraordinairement précieuse.

Après la Terreur dans les premiers jours du Directoire, les aristos qui avaient échappé à la guillotine adoptèrent la coutume ironique de se nouer un ruban rouge autour du cou à l’endroit exact où le couperet aurait dû s'abattre, un ruban rouge comme le souvenir d'une plaie. Et sa grand-mère, séduite par cette idée, s'était fait faire son ruban à elle en rubis; quel luxe dans ce geste de défi! Cette soirée à l’Opéra revient encore aujourd'hui… la robe blanche; la frêle enfant qui la portait; et l'éclat des joyaux écarlates autour de sa gorge, brillant comme du sang artériel. Je le vis qui m'observait dans les miroirs dorés de l’œil appréciateur du connaisseur examinant un pur-sang, voire de la ménagère au marché, les pièces de viande à l'étal. Je ne lui avais jamais vu, ou du moins n'y avais pas pris garde, ce regard auparavant, dans sa pure avarice charnelle ; et qu'am­plifiait encore étrangement le monocle logé dans son orbite gauche. Quand je vis qu'il me regardait avec concupiscence, je baissai les yeux mais, en détournant de lui mon regard, j'aperçus mon propre reflet dans la glace. Et je me vis, soudain, telle qu'il me voyait, mon pâle visage, cette manière qu'avaient les muscles de mon cou de saillir comme un fin treillis. Je vis combien ce cruel collier me seyait. Et, pour la première fois de mon existence innocente et confinée, je perçus en moi-même des possibilités de dépravation qui me coupèrent le souffle.

Le lendemain, nous étions mariés »


SOMMAIRE NOOSFERE





samedi 19 juillet 2025

L’Opéra de Shaya

Sylvie Lainé - L’Opéra de Shaya - Hélios

 

                                                                                                     

Née dans un vaisseau spatial So-Ann bourlingue de planète en planète au gré des affectations, ne se posant jamais très longtemps. En ces temps futurs, l’Humanité essaime dans la galaxie. Elle se heurte à des mondes hostiles ou les domine complètement, détruisant les écosystèmes existants pour en édifier d’autres compatibles avec notre espèce. Comme tous les voyageurs la jeune femme caresse parfois l’idée de s’installer définitivement quelque part avant de retrouver l’habitacle spartiate du vaisseau. C’est alors qu’un jour un astronaute évoque devant elle le souvenir d’une escale sur Shaya, une planète bienveillante.

 

Voici quelques dizaines d’années que Sylvie Lainé publie des nouvelles toutes plus chatoyantes les unes que les autres. Celle-ci, une novella, a été plusieurs fois primée en 2015, et c’est grande honte pour moi de faire figurer seulement aujourd’hui au sommaire de mon blog une autrice qui me qualifia jadis de « copain au nom d’étoile ». Sa création, Shaya, évoque un autre nom, « Shayol », la terre des enfers imaginée par Cordwainer Smith où les vivants sont transformés en banques d’organes. Shaya en serait l’exacte opposée, une planète paradisiaque.

 

C’est ce que constate Anne-So sur place, sans trop se demander pourquoi elle a été sélectionnée pour sa féminité. L’accueil des autochtones est exceptionnel, la flore féérique, la faune exempte de prédateurs. L’écosystème y est en perpétuelle et rapide évolution, une sorte de loi naturelle là-bas car rien ne doit se figer. Seul Nico un humain dont elle tombe amoureux échappe à cette frénésie transformatrice. Les animaux qu’elle caresse, les plantes qu’elle effleure absorbent son ADN, sa singularité. Ce monde la désire.

 

Dans l’interview de Jerôme Vincent qui suit, Sylvie Lainé explique avoir voulu interroger « notre rapport au monde, aux autres, et à la nature ». La science-fiction par l’intermédiaire de ses floraisons imaginaires réactive subtilement nos doutes, nos angoisses en les transposant dans des espace-temps différents. Peut-on concevoir un ailleurs, une terre étrangère où les humains ne seraient ni prédateurs ni victimes, mais prêts à coexister, à échanger ?

 

En prenant appui sur les structures quelque peu archaïques d’un space-opera, le récit de Sylvie Lainé déploie une philosophie de l’imprégnation dont un de ses corollaires - la coexistence pacifique - subit aujourd’hui de furieux assauts idéologiques et militaires. Au moins avons-nous rêvé le temps de quelques pages, même si, nous le savons, les Paradis recèlent toujours un serpent.


mardi 15 juillet 2025

Le livre des passages

Alex Landragin - Le livre des passages - Le Cherche midi

 

                                                                                                     

 

LA BEAUTÉ

 

[…]Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,

De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :

Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

 

 

LE FLAMBEAU VIVANT

 

Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,

Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés ;

Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,

Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

 

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,

Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;

Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;

Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

 

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique

Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil

Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;

 

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;

Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,

Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme !

 

Charles Baudelaire

 

Fondé en 1978 avec comme fonds de commerce la poésie à compte d’auteur et les bavardages oiseux de personnalités publiques, Le Cherche Midi Editeur, ancienne appellation, a opéré au fil des décennies une mue salvatrice grâce à l’apport de nouveaux collaborateurs talentueux. C’est ainsi que furent créés les collections de référence « Lot 49 » ou « Les Passes-Murailles ». La parution du Livre des Passages (Crossings) d’Alex Landragin, premier ouvrage d’un auteur australien, confirme cette exigence qualitative.

 

De nos jours un relieur parisien se voit confier la fabrication d’un livre secret contenant trois textes dont un inédit de Charles Baudelaire. Le commanditaire, une riche bibliophile, lui demande de travailler dans le plus grand secret et de ne pas en lire le contenu. Une promesse difficile à tenir quand on assemble des pages d’autant qu’à la mort de « la Baronne » l’ouvrage devient la propriété provisoire du fabricant le déliant ainsi de ses engagements.

 

Le premier récit « L’éducation d’un monstre » raconte la rencontre inopinée à Bruxelles de Charles Baudelaire et d’une certaine Edmonde Duchesne de Bressy. Renversé par une voiture à la sortie d’un diner le poète est recueilli par une mystérieuse femme réincarnation de Jeanne Duval, son ancienne maitresse. Edmonde lui dévoile les secrets d’une technique de transmigration (permutation) des âmes dont des insulaires polynésiens seraient les initiateurs : le passage.

 

« La cité des ombres » nous transporte dans le Paris des années 40 peu de temps avant l’arrivée des troupes nazies. Un réfugié juif-allemand fait la connaissance au cimetière Montparnasse de Madeleine Blanc. La jeune femme est à la recherche de « L’éducation d’un monstre », en concurrence avec une mystérieuse société Baudelaire dirigée par Coco Chanel. Alors que tout l’invite à fuir la capitale, le réfugié, tombé amoureux de Madeleine, prend part à sa quête. Elle lui révèle le secret du passage.

 

Le dernier texte « Conte de l’Albatros » donne la clef du roman. Au XVIIIe siècle les habitants de l’ile Oaeetee dans le Pacifique pratiquent un sortilège connus d’eux seuls, l’échange provisoire et réversible des esprits, conçu comme un acte de connaissance réciproque. Un jour débarquent des européens venus vendre des peaux. Les iliens font participer les occidentaux à leur rite. Mal leur en prend car deux jeunes amants Alula et Koahu vont se retrouver malgré eux dans la peau d’étrangers et devront au fil de multiples identités traverser océans et années pour tenter de se retrouver.

 

Outre l'ordre linéaire de lecture, Alex Landragin suggère une séquence alternative balisée par ses soins. Ce jeu de piste a été pratiqué entre autres par Ian M. Banks dans L’usage des armes et Stéphane Beauverger dans Le Déchronologue, - pas toujours de façon convaincante. Préconisons une troisième piste : commencer la lecture par le dernier récit, étant donné, comme l’explique le blogueur Apophis … que le début est la fin du texte.

 

Ces considérations labyrinthiques ne doivent en aucun cas décourager le lecteur qui se voit proposer de voyager dans l’espace et le temps, de côtoyer Baudelaire, et de rêver aux serments d’amour éternel. Intrigue originale, écriture élégante (merci à la traductrice), Le livre des passages est une des satisfactions de l’imaginaire 2025.