samedi 26 juillet 2025

La compagnie des loups

Angela Carter - La compagnie des loups et autres nouvelles - Points

 

                                                                                                     

 

« Suivez-moi. Je vous attendais. Vous serez ma proie. »

 

 



 

L'amour hors-normes, tel était le thème des Imaginales 2025. Tel pourrait être aussi le leitmotiv de La compagnie des loups, magnifique recueil de nouvelles d’Angela Carter paru en 1979, traduit en 1985 et qui, malgré la renommée de l’autrice (demandez à Salman Rushdie) aurait pu échapper à ma curiosité, sans la vigilance de lecteurs chevronnés et cinéphiles de surcroit, car le récit titre a fait l’objet d’une adaptation cinématographique.

 

En dix récits, Angela Carter revisite quelques célèbres contes de Charles Perrault et de Mme de Beaumont : Barbe-Bleue, Le Petit Chaperon Rouge, La Belle et la Bête (objet de deux histoires), Blanche Neige et d’autres comme le Roi des Aulnes ou Nosferatu. Inversant les polarités, cassant les codes de la narration enfantine elle dévide son fil narratif sur le mode fantastique et subtilement érotique, adoptant une posture féministe, miroir des nouvelles de science-fiction de sa consœur d’alors, James Tiptree.

 

Les promises se transforment en louves-garou, en félines. Faussement consentantes elles rient aux éclats à l’annonce des dévorations, leur substituent des empoignades nuptiales et éliminent le prédateur ou, satisfaites, s’endorment dans les pattes du loup. Plongez dans les odeurs de cuir et d’arum du « Cabinet sanglant » écho prolongé des vers de Baudelaire « Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères/Des divans profonds comme des tombeaux. » Peut-être préférerez-vous la forêt automnale du « Roi des Aulnes » et ses broderies de feuilles et d’oiseaux ou bien arpenterez-vous les forêts hivernales et lupines comme dans « La Compagnie des loups » et ses tourbillons de rouge et de blanc, blancheur des neiges et des chairs pales, rouge sang des jeunes filles pubères.

 

Tout cela ne prendrait pas sans l’écriture d’Angela Carter magnifiquement restituée en français par une traductrice homonyme d’une altière speakerine de l’ORTF.

 

« Son cadeau de mariage refermé autour de ma gorge. Un tour de cou de rubis de cinq centimètres de large, semblable à quelque gorge tranchée extraordinairement précieuse.

Après la Terreur dans les premiers jours du Directoire, les aristos qui avaient échappé à la guillotine adoptèrent la coutume ironique de se nouer un ruban rouge autour du cou à l’endroit exact où le couperet aurait dû s'abattre, un ruban rouge comme le souvenir d'une plaie. Et sa grand-mère, séduite par cette idée, s'était fait faire son ruban à elle en rubis; quel luxe dans ce geste de défi! Cette soirée à l’Opéra revient encore aujourd'hui… la robe blanche; la frêle enfant qui la portait; et l'éclat des joyaux écarlates autour de sa gorge, brillant comme du sang artériel. Je le vis qui m'observait dans les miroirs dorés de l’œil appréciateur du connaisseur examinant un pur-sang, voire de la ménagère au marché, les pièces de viande à l'étal. Je ne lui avais jamais vu, ou du moins n'y avais pas pris garde, ce regard auparavant, dans sa pure avarice charnelle ; et qu'am­plifiait encore étrangement le monocle logé dans son orbite gauche. Quand je vis qu'il me regardait avec concupiscence, je baissai les yeux mais, en détournant de lui mon regard, j'aperçus mon propre reflet dans la glace. Et je me vis, soudain, telle qu'il me voyait, mon pâle visage, cette manière qu'avaient les muscles de mon cou de saillir comme un fin treillis. Je vis combien ce cruel collier me seyait. Et, pour la première fois de mon existence innocente et confinée, je perçus en moi-même des possibilités de dépravation qui me coupèrent le souffle.

Le lendemain, nous étions mariés »


SOMMAIRE NOOSFERE





samedi 19 juillet 2025

L’Opéra de Shaya

Sylvie Lainé - L’Opéra de Shaya - Hélios

 

                                                                                                     

Née dans un vaisseau spatial So-Ann bourlingue de planète en planète au gré des affectations, ne se posant jamais très longtemps. En ces temps futurs, l’Humanité essaime dans la galaxie. Elle se heurte à des mondes hostiles ou les domine complètement, détruisant les écosystèmes existants pour en édifier d’autres compatibles avec notre espèce. Comme tous les voyageurs la jeune femme caresse parfois l’idée de s’installer définitivement quelque part avant de retrouver l’habitacle spartiate du vaisseau. C’est alors qu’un jour un astronaute évoque devant elle le souvenir d’une escale sur Shaya, une planète bienveillante.

 

Voici quelques dizaines d’années que Sylvie Lainé publie des nouvelles toutes plus chatoyantes les unes que les autres. Celle-ci, une novella, a été plusieurs fois primée en 2015, et c’est grande honte pour moi de faire figurer seulement aujourd’hui au sommaire de mon blog une autrice qui me qualifia jadis de « copain au nom d’étoile ». Sa création, Shaya, évoque un autre nom, « Shayol », la terre des enfers imaginée par Cordwainer Smith où les vivants sont transformés en banques d’organes. Shaya en serait l’exacte opposée, une planète paradisiaque.

 

C’est ce que constate Anne-So sur place, sans trop se demander pourquoi elle a été sélectionnée pour sa féminité. L’accueil des autochtones est exceptionnel, la flore féérique, la faune exempte de prédateurs. L’écosystème y est en perpétuelle et rapide évolution, une sorte de loi naturelle là-bas car rien ne doit se figer. Seul Nico un humain dont elle tombe amoureux échappe à cette frénésie transformatrice. Les animaux qu’elle caresse, les plantes qu’elle effleure absorbent son ADN, sa singularité. Ce monde la désire.

 

Dans l’interview de Jerôme Vincent qui suit, Sylvie Lainé explique avoir voulu interroger « notre rapport au monde, aux autres, et à la nature ». La science-fiction par l’intermédiaire de ses floraisons imaginaires réactive subtilement nos doutes, nos angoisses en les transposant dans des espace-temps différents. Peut-on concevoir un ailleurs, une terre étrangère où les humains ne seraient ni prédateurs ni victimes, mais prêts à coexister, à échanger ?

 

En prenant appui sur les structures quelque peu archaïques d’un space-opera, le récit de Sylvie Lainé déploie une philosophie de l’imprégnation dont un de ses corollaires - la coexistence pacifique - subit aujourd’hui de furieux assauts idéologiques et militaires. Au moins avons-nous rêvé le temps de quelques pages, même si, nous le savons, les Paradis recèlent toujours un serpent.


mardi 15 juillet 2025

Le livre des passages

Alex Landragin - Le livre des passages - Le Cherche midi

 

                                                                                                     

 

LA BEAUTÉ

 

[…]Car j’ai, pour fasciner ces dociles amants,

De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :

Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

 

 

LE FLAMBEAU VIVANT

 

Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,

Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés ;

Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,

Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

 

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,

Ils conduisent mes pas dans la route du Beau ;

Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;

Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

 

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique

Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil

Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;

 

Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;

Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,

Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme !

 

Charles Baudelaire

 

Fondé en 1978 avec comme fonds de commerce la poésie à compte d’auteur et les bavardages oiseux de personnalités publiques, Le Cherche Midi Editeur, ancienne appellation, a opéré au fil des décennies une mue salvatrice grâce à l’apport de nouveaux collaborateurs talentueux. C’est ainsi que furent créés les collections de référence « Lot 49 » ou « Les Passes-Murailles ». La parution du Livre des Passages (Crossings) d’Alex Landragin, premier ouvrage d’un auteur australien, confirme cette exigence qualitative.

 

De nos jours un relieur parisien se voit confier la fabrication d’un livre secret contenant trois textes dont un inédit de Charles Baudelaire. Le commanditaire, une riche bibliophile, lui demande de travailler dans le plus grand secret et de ne pas en lire le contenu. Une promesse difficile à tenir quand on assemble des pages d’autant qu’à la mort de « la Baronne » l’ouvrage devient la propriété provisoire du fabricant le déliant ainsi de ses engagements.

 

Le premier récit « L’éducation d’un monstre » raconte la rencontre inopinée à Bruxelles de Charles Baudelaire et d’une certaine Edmonde Duchesne de Bressy. Renversé par une voiture à la sortie d’un diner le poète est recueilli par une mystérieuse femme réincarnation de Jeanne Duval, son ancienne maitresse. Edmonde lui dévoile les secrets d’une technique de transmigration (permutation) des âmes dont des insulaires polynésiens seraient les initiateurs : le passage.

 

« La cité des ombres » nous transporte dans le Paris des années 40 peu de temps avant l’arrivée des troupes nazies. Un réfugié juif-allemand fait la connaissance au cimetière Montparnasse de Madeleine Blanc. La jeune femme est à la recherche de « L’éducation d’un monstre », en concurrence avec une mystérieuse société Baudelaire dirigée par Coco Chanel. Alors que tout l’invite à fuir la capitale, le réfugié, tombé amoureux de Madeleine, prend part à sa quête. Elle lui révèle le secret du passage.

 

Le dernier texte « Conte de l’Albatros » donne la clef du roman. Au XVIIIe siècle les habitants de l’ile Oaeetee dans le Pacifique pratiquent un sortilège connus d’eux seuls, l’échange provisoire et réversible des esprits, conçu comme un acte de connaissance réciproque. Un jour débarquent des européens venus vendre des peaux. Les iliens font participer les occidentaux à leur rite. Mal leur en prend car deux jeunes amants Alula et Koahu vont se retrouver malgré eux dans la peau d’étrangers et devront au fil de multiples identités traverser océans et années pour tenter de se retrouver.

 

Outre l'ordre linéaire de lecture, Alex Landragin suggère une séquence alternative balisée par ses soins. Ce jeu de piste a été pratiqué entre autres par Ian M. Banks dans L’usage des armes et Stéphane Beauverger dans Le Déchronologue, - pas toujours de façon convaincante. Préconisons une troisième piste : commencer la lecture par le dernier récit, étant donné, comme l’explique le blogueur Apophis … que le début est la fin du texte.

 

Ces considérations labyrinthiques ne doivent en aucun cas décourager le lecteur qui se voit proposer de voyager dans l’espace et le temps, de côtoyer Baudelaire, et de rêver aux serments d’amour éternel. Intrigue originale, écriture élégante (merci à la traductrice), Le livre des passages est une des satisfactions de l’imaginaire 2025.

mercredi 9 juillet 2025

Un extrait de "Pour patrie l’espace" de Francis Carsac - L’arbre vengeur

 

Chroniquant Pour Patrie l’espace de Francis Carsac, j’attirai alors l’attention sur la beauté des dernières pages du livre. Pourquoi ne pas en citer un extrait ? Comme celui d’Adrian Tchaikovsky qui relatait la mort d’un démiurge humain, il se hisse à un niveau supérieur de réflexion et, ici, - bien avant Romain Lucazeau -, proprement métaphysique, au fil d’un dialogue entre un astronaute et un être des étoiles.Les Stelliens ont-ils lu Albert Camus ?

 

 

 « — Nous croyons en l'homme, Tinkar, dit doucement le teknor. Ou plutôt en l'intelligence, car il est des races non humaines, différentes de nous par leur aspect, et qui sont quand même humaines, au sens où je l'entends. À l'homme. Mais à un type d'homme tel que tu n'as jamais été, malgré ton esprit puissant, tes muscles et ton courage. Tu n'es encore qu'un enfant. Je ne mets pas en doute tes qualités viriles, mais elles ne suffisent pas. Il ne sert à rien d'être capable de regarder la mort en face, si on n'est pas capable de la regarder en face seul !


 « La majorité d'entre nous ne croit en rien d'autre. Oh ! nous ne nions pas ce que nous ignorons. Il est possible qu'il y ait un Dieu, mais s'il est, il est si différent de ton Dieu qui déléguait sur Terre - une misérable planète d'une petite étoile d'une galaxie moyenne - qui déléguait sur Terre un empereur ! Il est différent du Dieu des pèlerins, qui leur fit une promesse. Appelle Dieu l'inconnaissable, si tu veux. Il est rassurant de penser que l'Univers n'est pas vide, qu'il existe quelque chose qui le transcende, et qui l'a causé. Pour moi, je ne puis me leurrer. Ce Dieu est indifférent au sort des hommes, tout est comme s'il n'existait pas.


 « Sur des millions de planètes, nous le savons, la vie est apparue. Dans la boue de marécages, dans la tiédeur sale des eaux primitives. Il n'y a nulle preuve que la vie fait partie d'un plan établi, elle a dû naître, non pas par hasard, mais comme le résultat inéluctable de processus physico-chimiques. Son abondance dans le cosmos, les innombrables mondes où elle a avorté me semblent la preuve de son manque de finalité en dehors d'elle-même.


 « Car elle a une curieuse particularité, la vie, c'est celle de se continuer, de se défendre sauvagement contre l'entropie envahissante, de vouloir se perpétuer. même dans les pires conditions, même quand il n'v a aucun espoir.


 « Puis, passé un certain degré de complication, est apparue la conscience, enfin l'intelligence. Et par là même, le cosmos s'est donné un témoin et un juge. Témoin vain, juge futile, dont nulle puissance extérieure n'exécuterait jamais les arrêts. Et la vie s'est mise alors à transformer le cosmos.


 « Notre empreinte est encore infime : quelques planètes ravagées au cours de nos guerres, quelques monticules ajoutés par nos efforts aux immenses globes célestes. Mais la vie commence à peine ! Elle n'a existé, dans ce coin du cosmos où tâtonnent nos explorations, que pendant le dernier milliard d'années. Sur notre planète-mère, l'intelligence n'a guère qu'un million d'années ou deux, si elle les a. Il y a une quarantaine de mille ans terrestres sont apparus les premiers hommes modernes. Deux races seulement sont plus anciennes, parmi celles que nous connaissons, les H'rtulu, qui ont environ cinquante mille ans derrière eux, et les Kiliti, qui en ont soixante mille. Toutes deux ont subi des conditions tellement difficiles qu'elles ne sont guère en avance sur nous.


 « D'autres espèces ont disparu, écrasées par un soubresaut du monstre Univers : étoile explosant en nova, ou toute autre catastrophe. Nous avons maintenant franchi le seuil où nous aurions pu être détruits ainsi, Tinkar. Il est difficile de concevoir un cataclysme s'étendant sur plus de cent mille années-lumière. D'ici peu, nous irons aux autres galaxies : deux de nos cités explorent la nébuleuse d'Andromède.


 « Nous ne pensons pas être déjà vainqueurs du cosmos. Nous sommes toujours de fragiles insectes, sujets à disparition par voix interne, par sénescence raciale. Mais, si nous avons le temps, nous conquerrons cet ennemi-là aussi. Nous nous répandrons, et pas seulement nous, mais toutes les races alliées, nous nous répandrons dans tout l'Univers.


 « Pour quel but ? Aucun ! Notre volonté. Quand l'inanimé a produit l'intelligence, un pas décisif a été franchi. La vie intelligente, qui n'a aucun but dans le sens métaphysique du terme, a la propriété de se fixer son but elle-même. Nous conquerrons l'Univers parce que nous le voulons, ou que ça nous amuse.


 « Mais tout cela n'est qu'un côté de l'histoire, Tinkar. Le plus important n'est pas là ! Le plus important est la conquête de l'intelligence par elle-même. Plus un être est réellement intelligent, plus il voit l'absurdité du mal, plus il s'efforce de le combattre. Oh ! je sais qu'il existe des hommes ou des êtres - les Mpfifis par exemple, et encore n'est-ce pas sûr - qui paraissent à la fois intelligents et vils. Je dis qui paraissent, car ce sont ou bien des malades, ou alors des imbéciles, malgré leurs réussites matérielles. Il faut être fou ou bête pour utiliser ses facultés à détruire au lieu de construire, ou bien alors sentir confusément qu'on n'en est pas capable.


 « Le premier but que l'homme se fixe, c'est d'étendre aussi loin que possible le règne de la conscience. Le second, c'est de perfectionner cette conscience, de la rendre aussi constructive que possible. La première conquête est en bonne voie. Si l'homme terrestre ne la réalise pas, d'autres le feront. La deuxième, eh bien la deuxième est un peu en retard car plus difficile. Nous sommes nous, Stelléens, très en avance sur ce qu'était votre Empire. Tu as pu voir, ici même sur le Tilsin, qu'il nous reste un très long chemin à parcourir !


 « Qu'est-ce qui pousse l'homme dans cette direction ? Je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est que construire donne à tout esprit normal, sain, plus de plaisir que détruire. C'est dans la construction seulement que l'homme peut pleinement se réaliser, en tant qu'individu et en tant qu'espèce.


 « Évidemment, il est dur de penser que cette grande aventure est une aventure collective, que cette immortalité possible de l'espèce ne s'étend pas à l'individu. Étant vivant moi-même, je partage cette tendance de la vie à vouloir continuer. Je pourrais projeter ce désir en une croyance en l'immortalité personnelle. Je ne le fais pas, parce que je ne le peux pas. Je serais malhonnête avec moi-même. Je ne méprise pas ceux qui sont capables de le faire sans se mentir, tels les pèlerins. Je les envie. Et ta foi de barbare, ta croyance ancienne en une sorte de Valhalla des guerriers n'était pas non plus méprisable, tant qu'elle était sincère. Maintenant, tu ne peux plus la maintenir, et tu te trouves seul, face à un Univers immense, aveugle et sourd. Bien sûr, il y a de quoi être effrayé. Nous l'avons tous été, à un moment ou à un autre. Mais être un homme, cela consiste à regarder la réalité en face, même si elle est déplaisante, même si elle est horrible. En es-tu capable ?


 — Mais que reste-t-il alors contre le désespoir, si l'Univers est vide de sens ?


 — Ton affirmation que tu dois lui en donner un !


 — Et que faites-vous quand cette foi vacille ? Car il doit bien exister des moments où elle vacille ! »


 Le teknor se leva, marcha lentement vers un des écrans. Le Tilsin était immobile dans l'espace, à quelque distance d'une nébuleuse gazeuse qui étirait son écharpe légère sur un fond d'astres. Partout, dans tous les sens, le cosmos s'étendait, noir abîme que trouaient misérablement les étoiles.


 « Ce que je fais ? Je me plante face à l'Univers et, sans me faire la moindre illusion sur la portée de mon geste, je le regarde en face et je crache sur lui ! » »

dimanche 6 juillet 2025

Les terres du bout du monde

Jorge Amado - Les terres du bout du monde - Folio

 

                                                                                                     



Comme son confrère chilien Luis Sepúlveda Calfucura, Jorge Amado de Feria natif de l’état de Bahia au Brésil, ne se contenta pas de romancer la barbarie des hommes ; il en subit la vindicte qui le conduisit sur les routes de l’exil. Les terres du bout du monde publié en 1942 réunit tout cela ficelé dans le nœud gordien de l’avidité humaine qui a pour nom ici, cacao. Ce fut également le titre d’un roman de jeunesse écrit dix ans plus tôt.

 

Le Brésil est le deuxième producteur mondial, derrière La Côte d’Ivoire, du fruit du cacaoyer. A son apogée, sa culture se concentrait dans les plantations de Bahia au nord-est de ce vaste pays. C’est là que Jorge Amado situe l’intrigue de son roman, à une date non précisée.  Deux familles de fazendeiros - des planteurs - celle du colonel Horatio et celle de sr. Badaro se disputent le défrichage de la forêt ancestrale de Sequeiro Grande sur laquelle ils n’ont aucun droit. Outre des tueurs - les jagunços - ils embauchent des ouvriers agricoles émigrés de toute part :

 

« Ils venaient d'autres contrées, d'autres mers, d'autres forêts, mais des forêts déjà conquises, sillonnées par des routes, éclaircies par les brûlis, des forêts d'où la jaguars avaient disparu et où les serpents se faisaient rares. Maintenant ils affrontaient la forêt vierge où les hommes n'avaient jamais mis les pieds, sans pistes, sans étoiles dans le ciel tempétueux. Dans leurs contrées lointaines, pendant les nuits de clair de lune, les vieilles femmes racontaient des histoires terribles d'apparitions. Quelque part dans le monde en un lieu que personne ne connaît, même pas les grands voyageurs qui parcourent les chemins de sertao en récitant des prophéties, habitent les apparitions. C'est ce que racontent les vieilles femmes qui  possèdent l'expérience du monde. Et soudain, en cette nuit de tempête, les hommes découvrirent dans un coin tragique de l'univers la demeure des apparition. Là, au milieu de la forêt, entre les lianes, en compagnie des serpents venimeux, des jaguars féroces, des chouettes de mauvais augure, ceux que les malédictions avaient transformés en animaux fantastiques payaient pour les crimes qu'ils avaient commis. De là ils partaient par les nuits sans lune pour attendre sur les routes les voyageurs qui rentraient dans leur foyer et les remplir d'épouvante. Maintenant, au milieu du bruit infernal de l'orage, les hommes, minuscules au pied des arbres, écoutent, venant de la forêt la rumeur des apparitions réveillées. Ils voient, quand cessent les éclairs, le feu qui sort de leur bouche, ils voient parfois la silhouette incroyable de la caapora dansant son ballet terrifiant. La forêt ! Ce n'est ni un mystère, ni un danger, ni une menace, c'est un dieu !

Il n'y a pas de vent froid soufflant de la mer lointaine aux vertes ondes dans cette nuit de pluie et d'éclairs. Malgré cela les hommes frissonnent et tremblent, leur cœur se serre, La forêt-dieu est devant eux, la peur les terrasse.

Leurs mains inertes laissent tomber les haches, les scies et les faucilles, leurs yeux hagards voient devant eux le dieu en furie ; là se cachent les animaux ennemis de l'homme, les animaux maléfiques, les apparitions. Impossible de continuer, aucune main l 'homme ne peut se dresser contre le dieu. Us reculent lentement, la peur au ventre. Partout les éclairs explosent, la pluie tombe à verse, les jaguars feulent, les serpents sifflent et, plus fortes que la tempête, les lamentations des loups-garous, des caaporas et des mulas-do-padre protègent les mystères et la virginité de la forêt. Elle se dresse devant les hommes, elle est le passé et le commencement du monde. Ils lâchent les machettes, les haches, les faucilles, les scies, il n'y a plus qu'un chemin, c'est celui du retour. »

 

Mais l’appât du gain surmonte bientôt les peurs anciennes et le récit emprunte alors les codes d’un western où juges, avocats et municipaux se vendent au plus offrant et au mieux armé. Une belle scène d’exposition montre les migrants embarqués sur un navire en partance pour Ilhéus, la ville du cacao. Une lune couleur sang éclaire un échantillon d’humanité disséminé sur le pont de troisième classe. Beaucoup ont été chassés par les faux de la misère et leurs pensées oscillent entre l’espoir de jours meilleurs et l’angoisse suscitée par des histoires de fazendeiros décimés par les fièvres ou les morsures de serpents. Ils ne le savent pas encore mais quelques-uns survivront comme hommes de main. Là-bas les hiérarchies sont en place, les plantations présentes et futures gardées d’une main de fer. Quelques figures émergent de cette légion de damnés, le redoutable Juca Badaro, flingueur et frère de sr Badaro, le capitaine Joao Magalhaes, ni capitaine ni ingénieur mais excellent joueur de poker et homme d’opportunités.

 

L’or vert du cacao les retient tous, natifs des deux clans en lutte et nouveaux arrivés. Seule Ester, femme du colonel Horatio, Bovary des antipodes, que le cri des grenouilles dévorés par les serpents réveille la nuit dans sa propriété construite aux lisières de la jungle, rêve de rejoindre son amie Lucia émigrée en Europe. Mais son amant l’avocat Virgilio espère profiter de la rivalité sanglante entre les deux plus gros planteurs de la région pour créer son propre domaine. La poudre et les fièvres décideront du sort des protagonistes. Quant à la forêt, les anathèmes de  Jérémias, le sorcier de Sequeiro Grande, comme les efforts du vieux Antonio José Bolivar du roman de Sepulveda n’y pourront rien. « Cette terre arrosée de sang était la meilleure terre au monde pour planter le cacao ». Grand roman assurément.