mardi 22 avril 2025

Schismatrice +

Bruce Sterling - Schismatrice + - Mnémos (Folio SF)

 



L’Humanité a quitté une Terre inhabitable pour se disséminer dans le système solaire au sein de stations orbitales. Au fil du temps elle s’est fractionnée en deux clans déterminés à assurer la survie de l’espèce par sa transformation. Les Mécas optent pour la voie cybernétique, les Morphos s’orientent vers la manipulation génétique. Inévitablement les conflits surgissent.


Tel est le cadre général de la Schismatrice, entendez par là l’univers posthumain et le titre de l’ouvrage de Bruce Sterling publié en 1985, complété dans l’édition folio sf (épuisée) et Mnémos par quelques nouvelles (1) qui justifient l’adjonction d’un « + ». Ce roman participe de la fondation du mouvement cyberpunk au même titre que Neuromancien de Gibson et quelques autres. Il a également une descendance ; La Vieillesse de l’Axolotl, chroniqué ici en est un exemple avec ses  « mechas » et « transformers ». Le récit a pour héros Abelard Lindsay, un jeune diplomate. Il vit au sein de la République « corporative circumlunaire de Mare Serenitatis », un habitat orbitant autour de la Lune terrestre. Humain mais formé par les Morphos il se sent, comme ses compagnons Philip Constantin et Véra à l’étroit dans ce monde dominé par les Mécas. Le suicide de la jeune femme dont Constantin rend Abélard responsable exacerbe l’inimitié entre les deux protagonistes et conduit ce dernier à l’exil.


C’est le début d’une errance, d’une aventure qui voit le héros d’abord simple « apache » dans l’habitat délabré Zaibatsu, endosser sous le nom de Lin Tsé le costume de producteur de spectacle puis, poursuivi par Constantin, se réfugier dans un vaisseau spatial ultime possession de la « Démocratie de Fortuna », en fait des mineurs sans emploi, puis rencontrer des Morphos au sein de astéroïde Esairs XII. A ce point de lecture et sans entrer immédiatement dans le worldbuilding, cet inventaire de microcosme sociaux rappelle l’influence déterminante de la contre culture des années 70 dans la naissance du mouvement littéraire cyberpunk. Néanmoins on ne donne pas cher de la survie d’une humanité dispersée en communautés survivalistes, quand, deus ex machina, entrent en scène les Investisseurs, aliens pacifiques et marchands détenteurs de technologies inouïes qui relancent les humains sur la voie du progrès et de l’accroissement démographique. Entre temps Abélard Lindsay ex Lin Tsé devient sous le nom d’ Abélard Gomez une importante personnalité politique des cartels.

 

Etranges mondes, à commencer par l’habitat pourri de Zaibatsu où surgissent des entreprises aussi exotiques que la banque Geisha & Geisha et les « Médicastres de l’ordre de la Néphrine noire », des biochimistes interlopes. Une morpho érotomane, amie (amoureuse) d’Abelard surgit à plusieurs reprises dans le récit. Kitsoune symbolise à l’excès cette variante du genre humain avide de métamorphoses dont le credo - j’emprunte les mots à une présentation du jeu vidéo Cyberpunk 2077 - est : le pouvoir, la séduction et les modifications corporelles.

 

Quels projets de vie envisagent ces « transhumains » friands de manipulations génétiques ou cybernétiques ?

 « -Vous arrivent-ils de rêver ?

- Nous avons notre vision. Nous constatons que les nouvelles technologies font éclater la vie humaine. Nous nous jetons dans ces courants ;chacun de nous n’est peut-être rien de plus qu’une particule. Mais ensemble, nous constituons un sédiment qui ralentit le débit. »

Plus loin, page 384 de l’édition Folio SF, un passage a fortement marqué certains lecteurs :

« Nous (les Investisseurs) avions espérer nouer des relations commerciales à long terme avec vous, mais nous ne sommes pas arrivés à vous dissuader de vouloir accomplir des percées sur les questions de métaphysique. Nous allons être obligés de mettre bientôt votre système solaire en quarantaine par crainte de nous trouver pris dans vos transmutations. »


Ce qu’annoncent et redoutent ces extra-terrestres, c’est l’imminence d’une transition vers un au-delà, une autre forme d’existence, idée reprise par Iain M. Banks dans son cycle de la Culture. La destinée humaine résumée à un projet métaphysique. Qui sait ? Même si la lecture de Schismatrice + n’est pas toujours aisée, ses visions ne cessent de nous fasciner.

 

 

(1)   Non chroniquées ici.


mardi 8 avril 2025

La Vie secrète des robots

Suzanne Palmer - La Vie secrète des robots - Le Bélial’

 

 

[Cette fiche de lecture a été réalisée dans le cadre d’un service de presse. Que le Bélial’ en soit remercié]

 

Inlassables explorateurs de la production anglo-saxonne de littérature de l’imaginaire, Ellen Herzfeld et Dominique Martel proposent un recueil inédit (sans équivalent américain) de treize nouvelles de science-fiction d’une autrice peu connue de nos contrées, Suzanne Palmer. Informaticienne installée dans le Massachusetts elle a notamment publié ses textes dans la revue Asimov’s ce qui prouve que cette vénérable institution contribue encore à la découverte de nouveaux talents. Les récits présentés par les « 42 » s’étalent sur une dizaine d’années.

 

Comme l’indique le titre la thématique tourne autour des robots, désignés parfois comme bots encore que ce dernier terme désigne aussi une routine informatique. Alors que le développement et l’intrusion de l’Intelligence Artificielle et de ses agents conversationnels suscitent actuellement quelques interrogations voire inquiétudes, la science-fiction fait ressurgir les bipèdes mécaniques inventés par  Karel Čapek et popularisés par Isaac Asimov. Curieusement qu’il s’agisse du « Father » de Ray Nailer , de El-Jarline de Catherine Dufour, des créatures de Suzanne Palmer, ils incarnent des figures de bienveillance ou d’espièglerie sous le saint patronage de Jenkins. L’autrice explore aussi d’autres registres : vaisseaux perdus, peuples colonisés et menacés d’extinction. Sans pousser aux limites du genre comme Rich Larson ou Greg Egan elle pose un regard de compassion sur les êtres et les choses, forcément attachant.

  

« La Vie secrète des bots » (Hugo 2018)

 

Agent de nettoyage dans un navire spatial sorti du rebut, Bot 9 est réactivé pour chasser un parasite mi-rat, mi-cafard. Quelques routines mal ficelées ont doté « 9 » d’une faculté d’improvisation dont Vaisseau, le logiciel-mère en charge de la navigation en l’absence de l’équipage humain en stase, s’accommode assez mal. Pourtant la petite créature mécanique va découvrir un sacré pot aux roses. Barré et plaisant, dans la lignée de WALL-E.

 

« Vol de retour »

 

Fari travaille dans les mines de l’Espace. Elle fore des astéroïdes contenant des minéraux activement recherchés par son monde natal. Son monde c’est une théocratie patriarcale et Fari ne doit qu’à ses talents exceptionnels de ne pas subir le sort des femmes prostituées de la station spatiale. Texte fort et implacable où l’héroïne dans la peau d’une Ellen Ripley affronte ses congénères masculins aussi monstrueux que les bestioles de Ridley Scott.

 

 « Joe 33 % » 

  

Joe, soldat malchanceux d’un conflit perdu à l’avance n’arrête pas de faire des allers-retours à l’hôpital militaire. Résultat, un tiers de son corps est constitué de prothèses et d’organes synthétiques. Les implants en question contiennent une puce intelligente. Devant l’incurie de Joe, ils décident de passer à l’action. Hilarante, cette fiction nous rappelle au bon souvenir de Fredric Brown.

 


« Dix poèmes pour les mossums, un pour l’homme » 

  

Un poète tente de se ressourcer sur une planète étrangère. L’intention est louable, le résultat mitigé, les poèmes ratés. En plus d’un demi-siècle de tentative de versification des auteurs de SF, le bilan qualitatif en la matière se réduit à  :

 

« Nous pourrissons sur pied dans les fanges de Vénus,
Nous vomissons nos tripes dans son souffle putride.
Dans sa jungle inondée, oui, même son humus
Grouille et pullule d'une vie qui nous glace et nous vide.


Nous avons exploré l'espace et ses confins,
Et jaugé la valeur de la moindre poussière.
A présent regagnons le foyer des humains,
Les fraîches et les vertes collines de la Terre.


Prions pour réussir l'ultime atterrissage
Sur le beau globe bleu où nous sommes nés naguère.
Puissent nos yeux revoir le ciel et les nuages
Et les fraîches et vertes collines de la Terre
 ». 

Robert Heinlein 

 

« Je demande à l’air froid, au Soleil de Novembre : 

   dites-moi donc le mot qui m’ouvrira les portes.

   Le vent répond : « Partir », 

   Le soleil : « Souvenir ». »

Samuel R. Delany

 

 

Et la poésie d’Ursula Le Guin, dont voici un magnifique exemple repéré par la noosfere :

 

« Dans la forêt, le grand arbre se consume doucement

dressé dans le léger creux de la neige

que fait fondre autour de lui la chaleur subtile et tenace

de son être et de sa volonté d’être

racines, tronc, feuilles, et de connaître

la terre noire, le soleil éclatant, la caresse du vent, le chant de l’oiseau.

Sans racine, sans répit, êtres au sang tiède,

nous brûlons de ce brasier qui nous rend

aveugles à ce haut frère lent, feu de vie aussi vigoureux

aujourd’hui que dans la jeune pousse il y a deux siècles »

 

 « Scinque numéro trente-neuf »

 

Seul rescapé d’une mission d’exploration d’une exoplanète qui a tourné au désastre, le robot Kadey poursuit l’inventaire de son écosystème tout en se livrant à quelques expérimentations. C’est un beau texte, dans cette veine d’étrangeté qu’ont si bien rendu certains auteurs comme Greg Bear dans Héritage. Le dénouement laisse un peu perplexe.

 


« Ramener Icare » 

 

Un vaisseau cargo fait un détour pour une opération de sauvetage. Les navigants extraient d’une capsule de sauvetage un adolescent inconscient et le déposent dans une station spatiale. Le message final d’empathie ne cadre pas avec ce qui précède. Par contre la station spatiale et sa communauté un peu hippie fourniraient un bon worldbuilding et un bon point de départ pour un autre récit.

 


« La Boîte de tristesse »

 

« Tu ne te sens pas pris au piège là-dedans ?

-          TU NE TE SENS PAS PRIS AU PIEGE LA-DEHORS ? »

 

Dans un monde en guerre, un petit garçon chipe à son inventeur de père une petite boite. Quand on appuie sur l’interrupteur le couvercle s’ouvre, un œil bleu s’allume et un bras minuscule appuie sur le bouton puis se rétracte avant la fermeture du couvercle. L’IA et l’enfant vont progressivement sortir de leur coquille et s’apprivoiser. Une belle nouvelle dans la lignée de celles d'Harlan Ellison.

 

 

« Pierres dans l’eau, cottage sur la montagne »

 

Une femme revit à de multiples reprises un épisode de sa vie antérieure, là encore dans un contexte délétère. Chaque version diffère de la précédente. J’emprunte à Apophis son analogie avec Mes vrais enfants de Jo Walton. Expérimental et séduisant.

 

« Tomber du bord du monde ( Asimov's, prix des lecteurs 2023) »

 

Encore une histoire de sauvetage mais plus élaborée que « Ramener Icare ». Des astronautes tentent de sauver les occupants d’une épave. Une espèce de cocon enveloppe le vaisseau accidenté lors d’un saut spatial, et une lance de lumière le traverse. La narration suit les efforts des sauveteurs et le dialogue du couple prisonnier, occupé semble-t-il à des travaux … de jardinage et indifférent à ce qui se passe à l’extérieur. Deux espace-temps irréconciliables jusqu’à ce que l’on comprenne d’une part que la portion de récit dévolue à Gabe et Elis est subdivisée entre l’avant et l’après catastrophe et qu’un tiers invisible tente de sauver ce qui peut l’être. Construction complexe, émotion, tout concourt à la réussite de « Tomber au bord du monde ».

  


« R.U.R.-8 ? »

 

Il s’agit d’une micro-pièce de théâtre mettant en scène trois robots. Une parodie de En attendant Godot ? Plutôt un hommage à Karel Čapek, inventeur du mot robot. Anecdotique.

 


« Le Plafond est ciel » 

 

Dans une épouvantable société future où la survie est la première des exigences, où les impotents sont éliminés, obtenir un CDI relève du Graal. Lorsqu’on propose à Phill d’assister à une séance de présentation d’un job d’installation de plateforme minière sur la planète Fadsji, il saisit l’occasion. Mais un moine autochtone vient perturber ses plans. Très belle fiction sur le thème des exo civilisations menacées, transposition de l’histoire des colonisations.

J’en profiterai pour rendre hommage au travail de Pierre-Paul Durastanti. J’ai souligné autrefois combien le langage (et la linguistique) étaient un des terrains de jeu préférés des écrivains d’anticipation. Il faudrait ajouter quelques lignes ou pages sur la création de néologismes, travaux auxquels participent les traducteurs. Le lieu de résidence de Phill est ici un cagivie, mot dérivé de cagibi, local de petite dimension à usage de rangement (cnrtl). Cagivie renvoie alors à un espace de non-vie, inhabitable. Sept lettres suffisent à contextualiser l’histoire là ou un Zola ou un Balzac y auraient consacré un paragraphe, une page. Privilège de la science-fiction …


« Peintre d’arbres » 

 

Dans une thématique semblable à la narration précédente, Suzanne Palmer raconte la disparition d’une espèce extra-terrestre intelligente et inoffensive, sous les coups de butoir d’un autre peuple (le nôtre ?) résolu à « aller de l’avant », pas forcément agressif mais décidé à ne pas investir dans les causes jugées perdues d’avance. Dans le registre d’Ursula Le Guin, la brièveté du texte est inversement proportionnelle à l’émotion ressentie à sa lecture.

 

 « Les Bots de l’arche perdue » (Hugo 2022)

 

Le récit de « Les Bots de l’arche perdue » se déroule soixante huit ans après les évènements décrits dans « La Vie secrète des bots ». Le navire spatial s’apprête à retourner au bercail. Vaisseau fait une nouvelle fois appel aux services de Bot 9. D’une part le dernier saut est conditionné par les tauliers du secteur, les « Ysmi » à la présence d’un être humain, d’autre part les bots d’entretien sont devenus incontrôlables. Il faut donc sortir de stase quelques membres d’équipage et aider Vaisseau à reprendre le contrôle de la situation. Comme précédemment le texte ne manque pas d’humour et justifie le prix obtenu.

 

 

Pour conclure, on s’inspirera des mots d’ Ellen Herzfeld et Dominique Martel sur le travail de Suzanne Palmer : une large palette, une attention portée aux créatures les plus humbles, un regard de compassion porté sur les vivants. Un vrai plaisir de lecture.