Hervé Le Tellier - L’anomalie
- Gallimard
Le prix Goncourt 2020 a été attribué à un roman de
science-fiction. Le fait est suffisamment rare pour être souligné. Pourtant l’illustre
académie et ce qui s’appelait alors « le merveilleux scientifique »
ont jadis noué des liens indéfectibles. Les frères Rosny ont effet présidé à
eux deux l’institution de 1926 à 1945 et le premier prix a été remis en 1903 à Force
ennemie de John-Antoine Nau. Serge Lehman rappelait dans la préface à Escales
sur l’horizon que les dirigeants de la NRF d’alors, Jacques Copeau et
Jacques Rivière, « s’interrogeaient sur l’étroitesse du champ du roman
classique ». L’engouement pour ce nouveau genre littéraire, joint aux
succès spectaculaires de la science - que l’on songe à Pasteur, Poincaré,
Curie, Perrin etc. - fut stoppé net par la première guerre mondiale et
l’irrémédiable divorce entre la littérature française et la science, prononcé. Ravage
de Barjavel paru en 1943 en dressa le constat : le progrès c’est le mal.
Le temps passant, les succès commerciaux des années 70 propulsés par une
formidable éclosion d’auteurs anglo-saxons, laissèrent de marbre l’élite intellectuelle. De nos jours malgré la visibilité du genre, - l’explosion
cinématographique des quarante dernières années en témoigne - La Longue Marche
ne semble pas prête de s’arrêter. En 2018 Jérôme Vincent directeur des éditions
Actusf et du site éponyme soulignait l’ostracisme des jurys. Malgré tout,
la science-fiction est aujourd’hui bien installée dans le paysage littéraire et intellectuel français, et on peut espérer que ce roman fasse un peu bouger
les lignes.
Mathématicien, linguiste, journaliste et écrivain Hervé Le
Tellier préside depuis 2019 l’Ouvroir de littérature potentielle, cofondé par
Raymond Queneau et François Le Lyonnais. La thématique de son nouvel ouvrage
n’est qu’une demi-surprise dans la mesure où les membres de l’Oulipo furent
familiers du Boris Vian traducteur du Monde des non A, sans oublier
l’amitié de François Le Lyonnais pour Jacques Bergier. L’anomalie conte
un fait extraordinaire. Trois mois après l’atterrissage à New York d’un vol Air
France, un second appareil en tout point identique au premier et transportant
les mêmes deux cent trente passagers et treize hommes d’équipage est déporté
sur une base militaire du New Jersey. Un groupe de scientifiques tente
d’élucider le mystère tandis que d’autres interrogent les voyageurs. Le roman
part dans deux directions, « métaphysique » illustrée par les idées
de Bostrom et Fermi d’une part et exploration du thème du double d’autre part.
Stevenson (Dr Jekyll et Mister Hyde) et Egard Poe (William Wilson)
en ont donné deux déclinaisons, le monstre, le rival. Hervé Le Tellier en
déploie une dizaine articulée autour de figures aussi différentes qu’un
chanteur nigérian, une avocate, un écrivain, la fille d’un militaire, un tueur,
un architecte …
La première partie est brillante avec une galerie de
personnages plus pittoresques et spirituels les uns que les autres. Certains se
détachent même du lot - le tueur - au point de regretter que l’action ne se
resserre pas plus autour d’eux. La prise en main de la situation par les
militaires qui évoque Dr Folamour ou Rencontres du 3e type
satisfait également. Le récit regorge d’ailleurs de clins d’œil à la
littérature ou au cinéma de science-fiction. Puis le soufflé retombe. L’amateur
féru d’Arthur Clarke (la fin évoque un peu celle d’une de ses nouvelles) voir
de Greg Egan aurait désiré s’appesantir sur les mystères du cosmos. Quant au
second thème, l’affrontement avec l’autre soi-même, le texte de quatrième de
couverture « L’anomalie explore cette partie de nous-mêmes qui nous
échappe » ne suscite pas l’enthousiasme. Et pourtant le héros frappé d’amnésie
a longtemps été le poncif du genre SF. Le romancier Victor Miesel lui a bien de
la chance, son double s’est donné la mort. Mais relisez « Portrait de famille » de George R. R Martin : un
écrivain au soir de sa vie doit affronter ses personnages, sa fille et son
épouse disparue. Ça c’est bandant !
Bien construit, bien écrit, brillant par moment L’anomalie
mérite de succéder à l’antique La Science-fiction pour ceux qui détestent la
science-fiction de Terry Carr.
13 commentaires:
Il m’a été offert. Hâte de le lire et merci pour cette chronique très bien documentée .
Bonne année 2021!
Biancarelli
J'ai ressenti le même délitement dans la deuxième partie et les mêmes regrets dans la première. Comme une promesse difficile à tenir...
Merci !
Sur le premier paragraphe de ma fiche, j'ai une anecdote. Il s'agit d'un échange (non daté, mais … ancien) entre Bernard Pivot et feu Jacques Sadoul, ancien directeur de collection SF J'ai lu.
Bernard Pivot :
« La science-fiction c’est pour gamins attardés ou les quelques intellectuels pervers ceux qui s’extasient sur les séries américaines de la 6
Jacques Sadoul :
- dont je suis
Bernard Pivot :
- ça ne m’étonne pas
Quelques décennies plus tard, en 2020 le même Bernard Pivot dans le JDD fait une recension du dernier livre de Regis Debray (D'un siècle l'autre) et il s'extasie sur l'adjectif "augmenté" : " je remercie tous les condisciples, médiologues et camarades qui m'ont durant deux tiers de siècles éveillé, secouru et augmenté." Augmenté plutôt qu'enrichi, ça l'épate cet emprunt au transhumanisme. Un mot rentré depuis belle lurette dans la valise des auteurs de science-fiction. Comme quoi un jugement littéraire n'est pas immuable.
Moi le roman m’a fait penser au film le Nimitz,l’histoire de ce porte avion nucléaire qui se retrouve dans le passé après une tempête.
Ça m’a bien plu.
oui et aussi 42 et les interrogatoires de 'Rencontres de 3e type"
Par contre les doubles… Feydeau en aurait fait qq chose de drôle.
C'est drôle, j'ai réagi à l'opposé : "Blake" m'a paru le moins intéressant des personnages (qui ont tous quelque chose sinon du cliché au moins du "type" de personnage correspondant à certains genres ou sous-genres de la fiction y compris cinématographique, mais lui plus que les autres). Comme il apparaît au tout début, c'est sur cet échantillon un peu atypique qu'on décide ou non d'acheter le livre ; c'était non, on me l'a offert, et finalement je ne regrette pas ma lecture.
Et contrairement à vous, ce sont les rapports entre les doubles légèrement décalés dans le temps qui m'ont paru l'aspect le plus intéressant du récit, peut-être parce qu'ils fournissent une sorte d'exercice de pensée (comment ne pas extrapoler et s'interroger sur ce qu'on ressentirait dans la même situation et sur ce que cela dit de nous ?) ou présentent une parenté avec les rapports d'ironie dramatique entre l'autobiographe écrivant et le protagoniste de son livre. Donc pour moi le roman décolle, si j'ose dire, avec la rencontre des passagers march et des passagers june.
Mais il faut dire que sans "détester" la SF, je n'en connais pas grand-chose, je n'ai donc aucune aisance dans le maniement de ces paradoxes qui vous sont familiers et très peu de références.
Je ne raffole pas de l'impression de se retrouver enfermé dans un (télé)film américain, avec représentation de tous les ingrédients du "salad bowl", de la mosaïque culturelle et jusqu'aux anglicismes ou plutôt américanismes de l'expression, ni de la déclinaison un peu trop systématique des situations (maladie mortelle, relation amoureuse promise à l'échec, relation amoureuse épanouissante de la career woman afro-américaine, etc., rivalité ou coopération ou élimination des doubles).
Sans prétendre réduire tout roman à une fonction expressive (ni hostilité vis-à-vis de la dimension ludique ou de l'exercice de virtuosité) je me suis quand même demandé où l'auteur se trouvait vraiment impliqué ; peut-être dans cette interrogation d'une des versions de l'écrivain Miesel : "Pourquoi marcher à l’ombre de Perec ? Pourquoi ne s’affranchit-il jamais des influences, des figures tutélaires ?"
(Enfin, et j'espère qu'on me pardonnera cette pédanterie, le chanteur est Nigérian avec un a et pas Nigérien : il vient du Nigéria et non du Niger.)
Merci de vos commentaires fort argumentés.
Pour moi c'est cette déclinaison, cette revue de doubles qui m'a lassé. Qui trop embrasse mal étreint.
Avez vous remarqué que le style de Miesel est médiocre, ampoulé. Même la citation de je ne sais quel écrivain sur la nécessité de suivre son propre chemin etc. etc. qui renvoie à une somme astronomique d'ouvrages sur la thérapie comportementale, écœure, alors que le concis "lâcher la proie pour l'ombre" aurait fait l'affaire. Est ce que Le Tellier se venge de Miesel ? L'écrivain se disputant le titre d'un livre avec un de ses personnages, me rappelle "rêve de fer" de Norman Spinrad, autre roman gigogne dont le personnage principal et auteur détestable n'était autre … qu'Adolf Hitler.
C'est peut-être une réponse à votre interrogation sur le degré d'implication de l'auteur.
Vous savez on demande à la science-fiction un moment de vertige, cet instant où le récit prend une autre dimension et le lecteur redevenu enfant perdu dans une forêt s'accroche au romancier.
J'ai corrigé nigérien en nigérian. Pas de problème, contrairement aux écrivains, les blogueurs n'ont pas de service de relecture et donc je vous en suis reconnaissant.
Merci de votre réponse.
Oui, les extraits du texte supposé sont catastrophiques (et j'en veux particulièrement à H.L.T. de le comparer à du "Jankélévitch sous amphèt'")
Les questions suivantes, selon moi, seraient : faut-il y voir une intention satirique ? Et si oui, de quelle ampleur ? Limitée à quelques cibles consensuelles, quelques éléments du milieu littéraire (comme du personnel politique) ou bien englobant tout le livre ? En d'autres termes, la schématisation, le recours aux clichés dans la construction des personnages et des intrigues secondaires qui leur sont liées sont-ils accessoires (une solution de facilité) ou essentiels (à un livre conçu comme intégralement parodique) ?
Dans ce cas, les réticences à géométrie variable envers tel personnage-type ou telle intrigue-type (comme celles que nous exposons ici) seraient certes révélatrices de nos habitudes de lecture, de nos goûts, de ce qui nous fait "marcher" dans une intrigue, elles constitueraient une sorte de Rorschach de chaque lecteur, mais seraient à côté de la plaque, parce que partielles et partiales, et ratant l'intention parodique globale…
Impossible de ne pas citer P.K. Dick, auteur que Hervé Le Tellier a certainement lu, qui se spécialisait dans la description d'"univers contaminées par le doute" (merci Laurent). Dans Le maitre du haut château c'est un livre (la victoire des alliés) qui remet en cause la réalité d'une Amérique d'après guerre occupée par les forces de l'Axe
Cela ne répond pas à notre question sur la mise en abyme d'un roman ...
Le pari insensé et captivant du roman est certainement celui de rencontrer son double. Enfin pas tout à fait puisque trois mois ont été vécus par l'un et pas par l'autre. Un drôle de voyage dans le temps sans coïncidence possible. Toujours ce décalage non rattrapable créant un vertige sans fin de soi face à soi
Un peu comme lorsque l'on veut par l'imaginaire et la mémoire retourner dans notre passé.Ce qui a été vécu ne peut se reproduire..
dont acte chère Christiane.
Par contre comme je l'ai suggéré dans le "commentarium", ne trouvez vous pas mesquin le Dieu du logiciel. Il ne supporte pas qu’on abatte un avion, mais par contre deux guerres mondiales, la Shoah, ça ne le dérange pas.
Lu mais une lecture qui ne m’aura pas marqué.Au niveau du traitement du double,des auteurs ont fait certainement mieux. Que voulez vous les livres ne tiennent pas toujours leurs promesses,tout comme la vie.
Biancarelli
Oui, un effacement des détails de l'intrigue mais un souvenir précis de cette distorsion du temps.
Enregistrer un commentaire