Herman
Melville - Moby-Dick ou le Cachalot - Gallimard Quarto
Par quelles voies détournées, à la faveur de quelle mystérieuse
humeur revient-on vers un classique ? Ici la question ne se pose pas. Le Moby-Dick
orchestré par Philippe Jaworski est un monument éditorial agrémenté de trois
cents pages de notes critiques et d’une riche iconographie reproduisant entre
autres quelque unes des célèbres illustrations de Rockwell Kent relatives à une
parution anglaise de 1930. Le dossier s’attache surtout à l’antériorité et à la
postérité littéraire, critique, du chef d’œuvre de Melville. Il complète sans
le recouper le travail effectué par le même traducteur dans La Pléiade.
Moby-Dick ou le Cachalot s’avère, de quelque angle qu’on
le considère, comme une monstruosité : folle odyssée, encyclopédie de délires
et massacres multi-centenaires entretenus et exercés à l’encontre de malheureux
cétacés dont le gigantisme aujourd’hui nous émerveille plus qu’il ne nous
effraye - l’effroi surgissant désormais du constat de la diminution mortelle de
leur population -, monstruosité de la construction romanesque conçue en étagements
de récits agglomérés comme les tubercules de la baleine à bosse ; enfin
constitution d’un mythe contemporain.
De baleine justement il n’en est plus question. Moby-Dick
devient sous le pilotage de Philippe Jaworski « the sperm whale »,
un cachalot blanc. Ainsi disparaît le dernier élément féminin de l’ouvrage, si
l’on veut bien faire abstraction des rapides figures terrestres de l’aubergiste
et de Tante Charité. Ainsi s’y trouvent également renforcées les allusions
homosexuelles circulant sous le vernis quaker. Au début de l’année 1850
Melville entreprend l’histoire d’une chasse au cétacé. Il s’appuie pour cela sur
sa propre expérience baleinière, de récits de naufrage, peut-être de Mocha Dick
un cachalot qui vivait dans le sud de l'océan Pacifique aux débuts du xixe siècle.
Selon Jacques Cabau la lecture de La lettre écarlate de Nathaniel
Hawthorne provoque une réorientation de l’intrigue. A la linéarité des vingt
deux premiers chapitres narrés par Ismaël, survivant de l’épopée, succède une succession
de récits disjoints invoquant tour à tour l’univers livresque baleinier, donnant
libre cours à des digressions mystiques aux formes parfois théâtrales, narrant
des scènes de chasses. Jean-Paul Sartre y voyait comme une prolifération
textuelle cancéreuse. Une rationalité préside les chapitres précédant l’embarquement.
Sitôt quitté le port, elle n’a plus qu’un hôte, le second Starbuck qui tente en
vain de maitriser les folles directives du capitaine Achab.
Le roman débute par les déambulations d’Ismaël, jeune marin
sans trop d’expérience mais avide d’aventures. Ratant l’embarquement pour
Nantucket, peu fortuné, il partage dans une modeste auberge de New Bedford un
lit avec Quiqueg un harponneur indien (maori ?). La scène, digne d’un
sitcom, raconte la naissance d’une amitié et l’apprentissage chez le jeune
homme du relativisme culturel. Elle rappelle le couple formé par Robinson Crusoé
et Vendredi. Une autre séquence ambivalente voit l’ensemble des marins du Pequod
brasser le spermaceti blanc extrait de la tête du cachalot ; pris à tort à
l’origine pour un liquide séminal il était vendu comme cosmétique. Le narrateur
raconte le plaisir pris à cette activité en particulier lorsqu’il saisit
involontairement la main d’un autre marin.
En mer, Ismaël disparaît de la narration. La personnalité d’Achab
émerge progressivement. Parti pour une saison de chasse à la baleine, il
éprouve un fort ressentiment pour un cachalot blanc qui jadis lui emporta une
jambe. La mort de Moby Dick est son véritable objectif. A l’exception de Starbuck
il convertit l’ensemble de l’équipage au bien-fondé de sa funeste entreprise.
Au cours d’un périple prévu initialement pour trois ans le navire rejoint le
Cap Vert, descend jusqu’au Rio Plata, file vers Sainte-Hélène, franchit le Cap
de Bonne-Esperance, plonge dans l’Océan Indien, remonte en mer de Chine, s’élance
dans l’Océan Pacifique et livre bataille finale vers les iles Sandwich. Chasses
réussies - il faut bien amortir, voir rentabiliser l’expédition - rencontres d’autres
baleiniers, rien n’y fait, Achab est tout entier à son obsession contre l’animal
castrateur.
Ecrit dans un style élisabéthain merveilleusement mis en
valeur par Philippe Jaworski, Moby- Dick semble une excroissance de l’Ancien
Testament. La plume de Melville, comme son cétacé, ne cesse d’y plonger, pas
seulement pour le mythe de Jonas mais pour y puiser nombres d’expressions conférant
à cette odyssée une coloration mystique. Shakespeare revient souvent aussi. Les
pages inspirées alternent avec de longues considérations sur la pêche, le dépeçage
de ces pauvres mammifères qualifiés doctoralement de … poissons par l’écrivain.
L’auteur de Bartleby appartient indiscutablement à la
cohorte bienheureuse des créateurs de mondes, de monde-baleine, dirait Jacques
Cabau - pour moi le meilleur commentateur de l’une des œuvres phares de la littérature
américaine. Mais avant de livrer quelques extraits, je voudrai revenir sur les
propos de Henri Scepi relatif à une des postérités littéraires de Moby- Dick,
20 000 lieues sous les mers :
« Inventeur d'extraordinaires mystères du monde
naturel, Jules Verne en a laissé un, littéraire. Qui n’a toujours pas
trouvé son élucidateur. Dans le premier chapitre de Vingt mille lieues sous les
mers Verne décrit les catastrophes maritimes provoquées pendant l'année 1866
par la rencontre de navires avec une « chose » ou un animal impossible à
identifier. Au nombre des monstres soupçonnés d’être responsables de ces
naufrages inexpliqués, il mentionne « le terrible « Moby Dick des régions hyperboréennes
». La composition de Vingt mille lieues sous les mers date de 1867-1870. Verne ne
semble pas avoir connu le roman de Melville paru le 14 novembre 1851 (à moins
qu'il ait pu se procurer un exemplaire du volume lors de son passage à New York
en avril 1867 ?) Dans l'ouvrage d’Arthur Mangin, Les Mystères de l'océan (Tours,
Alfred Marne, 1864), auquel Verne a beaucoup emprunté, est évoqué, dans le
chapitre intitulé « Le serpent de mer », un animal dit « fantastique », La
grande baleine blanche des côtes du Groenland, chassée pendant deux siècles par
les baleinière écossais, qui l'appelaient Moby Dick, et la regardaient comme l'épouvantail
des mers arctiques. « Les élucubrations de marins en délire » mentionnées
par Verne paraissent bien provenir du catalogue & monstres légendaires de Mangin.
Mais, alors, où celui-ci a-t-il trouvé son « Moby Dick », qui n'est attesté
nulle part dans les récits de chasse et les légendes étudiés par les
spécialistes américains ? Existe-t-il vraiment des récits « écossais » où le
monstre serait appelé par le nom que lui donne Melville ? Si ce dernier
les connaissait, il ne serait donc pas l'inventeur du nom ? On croyait Moby
Dick inspiré du célèbre Mocha Dick … »
Selon la biographie établie par Philippe Jaworski, une édition anglaise de Moby Dick dument expurgée (censurée) de deux mille mots parut en octobre 1851 (Richard Bentley). Or Jules Verne effectua en 1859 un voyage en Angleterre et en Ecosse en compagnie d’Aristide Hignard. La relation de ce périple fut refusée en 1862 par Hetzel. Que les monstres marins cités ou combattus par Nemo proviennent du livre d'Arthur Mangin, soit. Mais dans l’intervalle de 20 000 lieues sous les mers et le roman de Melville, Verne crée à partir de 1864 - la même année que le Mangin -, avec Hatteras une autre figure de « monomaniaque » - terme emprunté à l’écrivain américain. Quelle fut sa source d'inspiration ? On se souvient qu'au départ de Nantucket le Capitaine Achab reste cloitré un moment dans sa cabine. Il en est de même pour Hatteras dont le nom est ignoré par une grande partie de l’équipage. Seul témoin de sa présence à bord son chien (Dog Captain) qui arpente le pont. Se pourrait-il donc que Jules Verne ait eu connaissance du roman Moby Dick dès cette époque ? L'hypothèse est mince, mais doit elle être écartée ? Quant au secret de l'apparition de Moby-Dick dans Les mystères de l'Océan, il reste entier.
Extraits
La terre sous le vent
« Il a été, dans un chapitre précédent, fait mention
d'un certain Bulkington un matelot de haute stature, fraîchement débarqué, rencontré
à l'auberge de New Bedford.
Or tandis que, par cette nuit d'hiver glaciale, le Pequod
enfonçait sa proue vindicative dans la vague froide et maligne, qui vois-je à
la barre du gouvernail ? Ce même Bulkington ! Je regardai avec une crainte
mêlée de sympathie et de respect cet homme qui, en plein hiver, à peine rentré
d'une dangereuse campagne de quatre ans, pouvait ainsi repartir sans repos vers
de nouvelles tourmentes. La terre semblait lui brûler les pieds. Les plus
grands prodiges ne se racontent pas ; les plus profondes images de la mémoire
jamais ne donnent lieu à des épitaphes ; ce bref chapitre est la stèle de
Bulkington - une tombe sans pierre. Qu'il me suffise de dire que son sort fut
semblable à celui du vaisseau secoué par l'ouragan, qui suit lamentablement la
côte sous le vent Le port aimerait venir en aide ; le port est compatissant ;
là se trouvent la sûreté, le confort, la pierre du foyer, le souper, de chaudes
couvertures, des amis - tout ce qui apporte douceur à notre fragile humanité.
Mais dans pareille tempête, le port et la terre représentent pour le navire le
plus extrême danger ; il lui faut fuir toute hospitalité. Sa quille
viendrait-elle à frôler la cote que ce simple effleurement la secouerait de la
poupe à la proue. Puissamment, il force de voiles pour gagner le large, et ce
faisant doit affronter les vents même qui voudraient le repousser vers son havre.
11 cherche à nouveau l'immensité de la mer démontée et, pour son salut, se rue
désespérément dans la gueule du péril - son unique ami, son plus cruel ennemi !
Connaissez-vous Bulkington, à présent ? Peut-être pouvez-vous maintenant entr'apercevoir cette vérité humainement intolérable - que toute pensée profonde et sincère n'est que l'intrépide effort de l’âme pour préserver la pleine indépendance de sa haute mer, alors que les vents les plus violents soufflant du ciel et de la terre conspirent pour la rejeter sur la côte traîtresse et servile ?
Mais parce que c'est loin, très loin des terres
que réside la vérité la plus haute, sans rivage, comme Dieu infinie, mieux vaut
périr dans les clameurs de la tempête qu'être ignominieusement précipité sur
les rives sous le vent même si là est la sécurité ! Simple vermisseau, celui
qui voudrait revenir lâchement en se traînant sur le ventre ! Terreurs de l'instant terrible
! Tant d'angoisse sera-t-elle vaine ? Courage, ô Bulkington, courage ! Farouche
soit ton combat, demi-dieu ! De l'écume soulevée par ta mort océane jaillit
verticale, ton apothéose ! »
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4 commentaires:
Ce que l’on peut dire, c’ est qu’Arthur Mangin a peut-être joué pour un autre roman, le Serpent de Mer, Histoires de Jean- Marie Cabidoulin , qui joue jusqu’à la fin sur l’ équivoque: serpent ou pas serpent ? Ce qu’on peut ajouter, c’est que la transfiguration misanthropique de Nemo dans l’épisode de la Frégate , où il est dit « véritable archange de la haine » va bien dans le même sens qu’ Achab. Ce qui est troublant, c’est la citation biblique de l’ecclésiaste qui termine le roman : » Qui peut sonder les profondeurs de l’abîme ? Deux hommes peuvent répondre : le capitaine Nemo et moi ». Si du moins ce n’est pas un rajout d’Hetzel, ce que l’absence du manuscrit empêche de dire. A regarder de près, ce voyage en Écosse publié sous le titre Voyage à Reculons ne mentionne pas à ma connaissance de rencontres avec les baleiniers. Reste l’hypothèse du voyage de 1867 à New York sur lequel la Correspondance est muette. Mais entretemps, Dumas a signé un roman feuilleton sur les baleiniers paru je crois dans la Presse, et il n’est pas impossible qu’il ait eu vent de Melville de manière plus ou moins déformée, lui dont l’équipe traduit et adapte des textes anglophones, dont les rares Mémoires d’un Policeman. Ces Baleiniers doivent paraître autour de 1855…. Je pencherais pour une connaissance biaisée de la source, ce qui expliquerait le curieux » les Moby Dick ». C’est d’autant plus vraisemblable que Verne à ma connaissance ne mentionne pas Melville dans ses entretiens avec le journaliste américain Sherard. Merci Soleil Vert de ses éléments de réponse à une question que j’avais posée. Bien à vous. MC
Je comprends mieux vos interventions sur la RDL. Il me manquait le retour au votre blog dont j'avais oublié le nom. Quel lecteur vous faites ! J'apprécie les liens que vous tissez d'une œuvre à l'autre.
Bravo pour cette chronique. Je me demandais si ,comme vous évoquez Bartleby,ce dernier dans son extrême solitude n’est pas un peu comme Moby Dick.
Merci à tous.
Bartleby je l'opposerai à Achab, le renoncement opposé à l'acharnement .Il y a chez le premier un "vouloir du non-vouloir" énigmatique et fascinant.
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