mardi 26 juin 2018

Vers le Phare


Virginia Woolf - Vers le Phare - Folio classique






Quelque temps avant le début de la Première guerre mondiale, une famille et quelques amis passent une soirée dans une ile au large de l’Ecosse. Dans les sujets abordés surgit l’idée d’une excursion en bateau vers un phare. Les prévisions météorologiques semblant défavorables le projet est remis sine die. Puis éclate la guerre. Bien des années plus tard les survivants reviennent dans la maison abandonnée.


Vers le Phare (To the Lighthouse) est un des romans les plus célèbres de Virginia Woolf née Adeline Virginia Alexandra Stephen en 1882 à Londres et décédée en 1941. De fréquents épisodes dépressifs marquèrent une existence cependant brillamment remplie, nourrie de la création d’œuvres novatrices et de l’animation de la vie intellectuelle britannique. Elle se lia d’amitié avec H.G Wells et le poète américain T.S Eliot. Fondatrice des éditions Hogarth Press, elle eut en mains le manuscrit d’Ulysse de James Joyce qu’elle refusa. Elle épousa en 1912 Léonard Woolf et eut une liaison avec la poétesse Vita Sackville-West. Par l’écriture et l’existence, en tant que femme et artiste, Virginia Woolf n’eut de cesse de revendiquer sa liberté, desserrant en quelque sorte le corset victorien imposé alors au « deuxième sexe ».


Les quelques lignes du premier paragraphe peuvent sembler rapides Elles résument cependant un roman largement autobiographique où selon la formule consacrée l’introspection prend le pas sur l’intrigue. Le lecteur plonge dans l’esprit des différents personnages, succession de méditations individuelles et d’observations évènementielles où l’imaginaire de la pensée se déploie en vagues successives. Mrs Ramsay occupe la place traditionnelle dévolue aux femmes de son époque. Mère de huit enfants, l’hôtesse et âme de ces lieux prend soin des invités. Elle craint et aime son mari un professeur d’université distant et carriériste, mais néanmoins amoureux d’elle. Charles Tanslay, jeune homme pauvre, ambitieux et surtout maladroit tente de le suivre dans son sillage. D’autres caractères moins austères complètent le tableau : Lily Briscoe justement, peintre de son état et double de Virginia Woolf, au grand dam de Tanslay qui dénie tout talent aux femmes, Augustus Carmichael, vieux poète isolé dans son coin, William Banks botaniste réfugié dans ses livres.


Le récit est divisé en trois parties, la première consacrée à la soirée dans l’ile de Skye, la troisième à la promenade en mer. Entre les deux l’auteure britannique a conçu un interlude intitulé « Le Temps passe », à l’image de ces pièces de théâtre où le rideau tombe clôturant un acte ; l’éclairage s’éteint et un récitant jette un pont entre deux époques. Le récitant ici est le Temps lui-même et ses mains impitoyables : la nature insensible prompt à effacer les êtres et les choses dans son châtiment végétal, le vent chasseur de souvenirs d’une maison abandonnée. Inspirateur de Marcel Proust et de la Recherche, le philosophe Henri Bergson a-t-il aussi guidé Virginia Woolf : « […]  la vie au lieu d’être faite de menus incidents distincts vécus l’un après l’autre, se ramassait et se recourbait comme une vague qui vous soulève et vous précipite ensuite, dans un jaillissement d’écumes, là sur la grève »? La description du fort lien affectif unissant le petit James et sa mère Mrs Ramsay au début du roman, le père intrus, nous ramènent d’ailleurs aux premières pages de Combray.


Le texte se clôt sur la ballade en mer et l’achèvement de la toile de Lily Briscoe. A mi-chemin du roman et de la poésie To the Lighthouse, publié en 1927 ouvrit une nouvelle page de la littérature au même titre que les contributions des contemporains de Virginia Woolf cités ici.

On se fera une idée de la beauté de cette écriture en lisant un extrait issu de la seconde partie :



« Mais après tout qu'est-ce qu'une nuit ? Un court espace, surtout quand les ténèbres s'estompent si vite, et que si vite un oiseau siffle, un coq chante, un vert tendre s'avive, comme une feuille naissante, au creux de la vague. La nuit, pourtant, succède à la nuit. L'hiver en tient tout un jeu en réserve qu'il distribue également, régulièrement, de ses doigts infatigables. Elles allongent ; se font plus sombres. Il en est qui portent en leur ciel des planètes brillantes, des disques de clarté. Les arbres d'automne, tout ravagés qu'ils sont, ont l'éclat de drapeaux en lambeaux rougeoyant dans l'ombre fraîche des caveaux des cathédrales où des lettres d'or sur des pages de marbre racontent la mort au combat et les ossements blanchis, calcinés, tout là-bas dans les sables des Indes. Les arbres d'automne luisent à la clarté jaune de la lune, à la clarté des lunes de moissons, celle qui mûrit le fruit du travail, lisse les chaumes et bleuit la vague qui doucement se brise sur la grève.

On eût dit à présent que, touchée par le repentir des hommes et tout leur labeur, la bonté divine avait entrouvert le rideau et révélé à notre vue, seul et distinct, le lièvre dressé ; la vague qui retombe ; la barque qui tangue ; toutes choses qui, si nous les méritions, seraient nôtres toujours. Mais hélas, la bonté divine tire le rideau, d'un coup sec ; tel n'est pas son bon plaisir ; elle cache ses trésors sous un déluge de grêle et tant les brise, et tant les mêle qu'il paraît impossible que leur calme nous soit jamais rendu ou que nous puissions jamais composer à partir de leurs fragments un ensemble parfait ou lire dans les débris épars les mots clairs de la vérité. Car notre repentir mérite tout juste un aperçu ; notre labeur, tout juste un répit.

Les nuits à présent sont pleines de vent et de saccage ; les arbres plongent et se courbent et leurs feuilles tourbillonnent pêle-mêle avant de tapisser la pelouse, de s'entasser dans les chéneaux, d'engorger les conduits et de joncher les sentiers détrempés. La mer aussi se soulève et se brise, et si quelque dormeur, imaginant trouver sur la plage, qui sait, une réponse à ses doutes, un compagnon de solitude, rejette ses draps et descend marcher seul sur le sable, aucune image d'apparence secourable et divinement empressée ne se présente aussitôt à lui pour restaurer l'ordre dans la nuit et amener le monde à refléter le champ de l'âme. La main s'amenuise dans sa main ; la voix mugit à son oreille. Pour un peu il semblerait inutile au milieu d'une telle confusion de poser à la nuit ces questions sur le quoi, le pourquoi et pour quelle raison, qui incitent le dormeur à déserter son lit pour chercher une réponse.

[Mr Ramsay, titubant le long d'un couloir, tendit les bras un matin sombre, mais, Mrs Ramsay étant morte assez soudainement la nuit précédente, il tendit les bras. Ils restèrent vides.] »

2 commentaires:

Anonyme a dit…

j'avais lu "les vagues"..Magnifique! Celui ci me parait moins accessible,mais why not?

Soleil vert a dit…

Il est lisible (pour moi en tout cas)

En relisant l'extrait posté dans cette chronique, je me suis remémoré Les Hymnes à la nuit de Novalis