Serge
Lehman - Maîtres du vertige (Six
récits de l’âge d’or) - L’arbre vengeur
Romancier, essayiste, anthologiste
de science-fiction, Serge Lehman s’est tourné avec succès vers la Bande Dessinée
il y a une dizaine d’années. En témoignent par exemple La brigade chimérique,
L’homme gribouillé et tout dernièrement en compagnie de Frederick
Peeters un nouveau cycle, Saint-Elme. Heureusement il n’oublie pas ses premières
amours. Car c’est avec Guy Costes et le regretté Joseph Altairac le meilleur
spécialiste de la proto-SF française de sa génération. Il concilie deux
caractéristiques constitutives de l’érudition, la recension et le maillage de
fils conducteurs. De Klein il hérite acuité et clarté. La préface d’Escales
sur l’horizon jetait l’ombre de la Grande Guerre sur le relatif déclin de l’imaginaire
hexagonal après 1918. Un second texte dans Chasseur de chimères révélait
l’ampleur de ce mouvement littéraire, entre Verne et Barjavel, tout en pointant
son deuxième échec, l’absence d’une écriture autonome.
Aujourd’hui avec Maitres du
vertige Serge Lehman livre six textes de la période 1918-1935. Parallèlement
dans une nouvelle préface il structure le merveilleux scientifique post vernien
en trois courants : tout d’abord la veine des voyages extraordinaires illustrée
par exemple par Spiridon le muet d’André Laurie, Futuropolis, Le
collier de l’idole de fer d’André Thévenin voire La roue fulgurante
de Jean de La Hire. Wells inspire le courant central. S’y illustrent
Force ennemie de John-Antoine Nau (Premier prix Goncourt de l’histoire), Aventure
d’un voyageur qui explora le temps d’Octave Béliard sans oublier le fameux Péril
Bleu de Maurice Renard, auteur qui fut avec son manifeste le Breton du
merveilleux scientifique, et enfin quelques grands romans de Rosny Ainé. Mais
le plus étonnant est ce courant P, P comme pataphysique, placé sous les auspices
de Gaston de Pawlowski, d’Alfred Jarry, Marcel Duchamp, Raymond Roussel, Mac
Orlan, dont on trouve encore les traces chez Curval. Au sein de cet avant-garde,
Roussel, fan absolu de Jules Verne, fascina les Surréalistes et l’Oulipo. Dès
lors, sous l'assaut de cette brigade chimérique un flot d’écriture innovante irrigua principalement non pas le merveilleux scientifique,
mais la poésie, non pas la conjecture rationnelle mais l’inconscient. Telle est
la thèse la plus intéressante de cette préface. Lehman n’oublie pas aussi de
pointer l’absence d’une revue fédératrice dans l’entre-deux guerres.
Cette passionnante rétrospective
littéraire ne doit pas masquer l’intérêt porté aux six récits choisis par l’anthologiste.
La moitié s’aventure sur des pistes désormais balisées. Les navigateurs de l’infini
s’apparente à un « planet opera » martien. La nouvelle post apocalyptique,
- assez anecdotique en passant - « Dans trois cent ans » de Pierre
Mille, préfigure Malevil. D’apocalypse il est question dans L’agonie
du globe de Jacques Spitz. Pour qui ne connaitrait pas le roman de Rosny
Ainé, Les navigateurs de l’infini, se présente en 1925 comme un récit d’aventure
et d’exploration scientifique, extrapolé à partir des données fantaisistes de l’époque
sur la planète rouge. Mieux, neuf ans avant « L’odyssée martienne »
de Stanley Weinbaum, il remplit presque le cahier des charges imposé par Campbell :
« Write
me a creature who thinks as well as a man, or better than a man, but not like a
man”. Génialement,
dans une période labourée de haine raciale, il raconte, des décennies avant
Leiber, Farmer et Dozois un flirt amoureux entre un humain et une étrangère.
Mystérieusement, à l'image de Clarke et de son Rendez-vous avec Rama, il place son
histoire sous le signe du chiffre 3. Comme le remarque Serge Lehman, L’agonie
du globe ne comporte pas de personnage. Cette audace jointe à une écriture
nerveuse inspirée de Wells facilite la lecture. Démarrant d’un postulat
cataclysmique au demeurant assez invraisemblable, Spitz en épuise toutes les
conséquences physiques, sociales, politiques. Voilà avant Ravage de
Barjavel, un tour de force.
Issus de ce fameux courant P, « Tsadé »
de Renée Dunan et « Où ? » de Claude Farrère sortent incontestablement
des sentiers battus. La première nouvelle raconte l’affrontement d’une sorcière
et d’une créature d’outre-monde. Ce n’est pas tant le gloubi glouba
scientifique de l’histoire qui retient l’attention, mais ses sous-entendus
érotiques et le personnage de Palmyre, femme libre et sans complexe. Bref
Colette contre Cthulhu pour paraphraser le préfacier. On ne raconte pas Où ?
texte hautement spéculatif de 1923 (!) récit délirant d’un voyage entre deux
mondes incertains … « La terreur rose », hors période, est
extrait du recueil Les derniers contes de Canterbury de Jean Ray publié
en 1944. Avec son idiome franco-flamand et son imaginaire, l’écrivain
transporte le lecteur en quelques lignes. Cette nouvelle lovecraftienne à l’intrigue
minimaliste - le réveil d’une créature cosmique et rose qui plus est - prend
son envol grâce aux sortilèges de l’écriture : « Le rose n'est pas
une couleur, c'est le bâtard du rouge triomphant et de la lumière coupable ; né
d'un inceste où l'enfer comme le ciel ont joué un rôle, il est resté la teinte
de la honte. Mais cela, je ne l'ai senti que plus tard, quand il m'était devenu
impossible de sortir encore de la géhenne. La connaissance d'après coup, celle
qui arrive trop tard pour vous sauver, me rappela que le rose est jumelé à
l'horreur. Fleur sanglante des poumons phtisiques, mousse aux lèvres des hommes
qui meurent la poitrine percée, tissus visqueux des fœtus, prunelles affreuses
des albinos morbides, témoin du virus et du spirochète, compagnon des sanies et
de toutes les purulences, il a fallu l'innocence et l'admiration des enfants et
des jeunes filles pour l'entourer de désirs et de préférences, et cela même
démontre sa malice et sa ténébreuse essence. »
Serge Lehman, minimisant la portée
de son paratexte, rappelle un propos introductif d’Harlan Ellison à ses Dangerous
visions : « Ce sera quand même un bon vieux bouquin rempli d’histoires
emballantes ». Une erreur que nous ne commettrons pas. Il serait
néanmoins avisé de compiler ou fusionner toutes les préfaces de cet acteur hors
pair de la SF française en un volume.
1 commentaire:
Je rajoute un lien avec l'étude de François Laforge : Poétiques de l’altérité : lecture croisée de J.-H. Rosny aîné et Stanley G. Weinbaum (Res Futurae)
Enregistrer un commentaire