lundi 1 novembre 2021

Maîtres du vertige

 

Serge Lehman - Maîtres du vertige (Six récits de l’âge d’or) - L’arbre vengeur

 

 

Romancier, essayiste, anthologiste de science-fiction, Serge Lehman s’est tourné avec succès vers la Bande Dessinée il y a une dizaine d’années. En témoignent par exemple La brigade chimérique, L’homme gribouillé et tout dernièrement en compagnie de Frederick Peeters un nouveau cycle, Saint-Elme. Heureusement il n’oublie pas ses premières amours. Car c’est avec Guy Costes et le regretté Joseph Altairac le meilleur spécialiste de la proto-SF française de sa génération. Il concilie deux caractéristiques constitutives de l’érudition, la recension et le maillage de fils conducteurs. De Klein il hérite acuité et clarté. La préface d’Escales sur l’horizon jetait l’ombre de la Grande Guerre sur le relatif déclin de l’imaginaire hexagonal après 1918. Un second texte dans Chasseur de chimères révélait l’ampleur de ce mouvement littéraire, entre Verne et Barjavel, tout en pointant son deuxième échec, l’absence d’une écriture autonome.

 

Aujourd’hui avec Maitres du vertige Serge Lehman livre six textes de la période 1918-1935. Parallèlement dans une nouvelle préface il structure le merveilleux scientifique post vernien en trois courants : tout d’abord la veine des voyages extraordinaires illustrée par exemple par Spiridon le muet d’André Laurie, Futuropolis, Le collier de l’idole de fer d’André Thévenin voire La roue fulgurante de Jean de La Hire. Wells inspire le courant central. S’y illustrent Force ennemie de John-Antoine Nau (Premier prix Goncourt de l’histoire), Aventure d’un voyageur qui explora le temps d’Octave Béliard sans oublier le fameux Péril Bleu de Maurice Renard, auteur qui fut avec son manifeste le Breton du merveilleux scientifique, et enfin quelques grands romans de Rosny Ainé. Mais le plus étonnant est ce courant P, P comme pataphysique, placé sous les auspices de Gaston de Pawlowski, d’Alfred Jarry, Marcel Duchamp, Raymond Roussel, Mac Orlan, dont on trouve encore les traces chez Curval. Au sein de cet avant-garde, Roussel, fan absolu de Jules Verne, fascina les Surréalistes et l’Oulipo. Dès lors, sous l'assaut de cette brigade chimérique un flot d’écriture innovante irrigua principalement non pas le merveilleux scientifique, mais la poésie, non pas la conjecture rationnelle mais l’inconscient. Telle est la thèse la plus intéressante de cette préface. Lehman n’oublie pas aussi de pointer l’absence d’une revue fédératrice dans l’entre-deux guerres.

 

Cette passionnante rétrospective littéraire ne doit pas masquer l’intérêt porté aux six récits choisis par l’anthologiste. La moitié s’aventure sur des pistes désormais balisées. Les navigateurs de l’infini s’apparente à un « planet opera » martien. La nouvelle post apocalyptique, - assez anecdotique en passant - « Dans trois cent ans » de Pierre Mille, préfigure Malevil. D’apocalypse il est question dans L’agonie du globe de Jacques Spitz. Pour qui ne connaitrait pas le roman de Rosny Ainé, Les navigateurs de l’infini, se présente en 1925 comme un récit d’aventure et d’exploration scientifique, extrapolé à partir des données fantaisistes de l’époque sur la planète rouge. Mieux, neuf ans avant « L’odyssée martienne » de Stanley Weinbaum, il remplit presque le cahier des charges imposé par Campbell : « Write me a creature who thinks as well as a man, or better than a man, but not like a man”. Génialement, dans une période labourée de haine raciale, il raconte, des décennies avant Leiber, Farmer et Dozois un flirt amoureux entre un humain et une étrangère. Mystérieusement, à l'image de Clarke et de son Rendez-vous avec Rama, il place son histoire sous le signe du chiffre 3. Comme le remarque Serge Lehman, L’agonie du globe ne comporte pas de personnage. Cette audace jointe à une écriture nerveuse inspirée de Wells facilite la lecture. Démarrant d’un postulat cataclysmique au demeurant assez invraisemblable, Spitz en épuise toutes les conséquences physiques, sociales, politiques. Voilà avant Ravage de Barjavel, un tour de force.

 

Issus de ce fameux courant P, « Tsadé » de Renée Dunan et « Où ? » de Claude Farrère sortent incontestablement des sentiers battus. La première nouvelle raconte l’affrontement d’une sorcière et d’une créature d’outre-monde. Ce n’est pas tant le gloubi glouba scientifique de l’histoire qui retient l’attention, mais ses sous-entendus érotiques et le personnage de Palmyre, femme libre et sans complexe. Bref Colette contre Cthulhu pour paraphraser le préfacier. On ne raconte pas Où ? texte hautement spéculatif de 1923 (!) récit délirant d’un voyage entre deux mondes incertains … « La terreur rose », hors période, est extrait du recueil Les derniers contes de Canterbury de Jean Ray publié en 1944. Avec son idiome franco-flamand et son imaginaire, l’écrivain transporte le lecteur en quelques lignes. Cette nouvelle lovecraftienne à l’intrigue minimaliste - le réveil d’une créature cosmique et rose qui plus est - prend son envol grâce aux sortilèges de l’écriture : « Le rose n'est pas une couleur, c'est le bâtard du rouge triomphant et de la lumière coupable ; né d'un inceste où l'enfer comme le ciel ont joué un rôle, il est resté la teinte de la honte. Mais cela, je ne l'ai senti que plus tard, quand il m'était devenu impossible de sortir encore de la géhenne. La connaissance d'après coup, celle qui arrive trop tard pour vous sauver, me rappela que le rose est jumelé à l'horreur. Fleur sanglante des poumons phtisiques, mousse aux lèvres des hommes qui meurent la poitrine percée, tissus visqueux des fœtus, prunelles affreuses des albinos morbides, témoin du virus et du spirochète, compagnon des sanies et de toutes les purulences, il a fallu l'innocence et l'admiration des enfants et des jeunes filles pour l'entourer de désirs et de préférences, et cela même démontre sa malice et sa ténébreuse essence. »

  

Serge Lehman, minimisant la portée de son paratexte, rappelle un propos introductif d’Harlan Ellison à ses Dangerous visions : « Ce sera quand même un bon vieux bouquin rempli d’histoires emballantes ». Une erreur que nous ne commettrons pas. Il serait néanmoins avisé de compiler ou fusionner toutes les préfaces de cet acteur hors pair de la SF française en un volume.


1 commentaire:

Soleil vert a dit…

Je rajoute un lien avec l'étude de François Laforge : Poétiques de l’altérité : lecture croisée de J.-H. Rosny aîné et Stanley G. Weinbaum (Res Futurae)