vendredi 15 novembre 2024

Chien du Heaume

Justine Niogret - Chien du Heaume - J’ai lu

 

 



Les quelques lecteurs de ce blog se souviendront peut-être que Mordred de Justine Niogret avait fait l’objet il y a quelques années d’une fiche de lecture – un peu sévère – ici même. Il aurait été injuste de ne pas relire et chroniquer Chien du Heaume qui révéla en 2010 ses qualités d’autrice, doublement récompensées par le Grand prix de l’imaginaire et le Prix des imaginales. Au risque de se répéter, mais autant enfoncer le clou, Jean-Philippe Jaworski et Justine Niogret sont à mon avis les têtes de pont d’une « école » de fantasy française qui ne dit pas son nom et dont la principale vertu réside en une revivification de la langue française inspirée par le parler médiéval et l’exploration des mythes chrétiens voire scandinaves. L’auteur de ces lignes garde en mémoire les premiers paragraphes de La guerre du feu dictés jadis en classe de 6ème et ce n’est pas folie d’imaginer que les textes des deux écrivains précités fassent l’objet du même traitement au profit des nouvelles générations.

 

Chien du Heaume est le surnom d’une mercenaire qui subsiste en faisant le commerce de peaux ou en offrant ses services de guerrière. Elle a acquis une certaine expérience dans le maniement de la hache et un archer dépêché par un commanditaire inconnu pour l’éliminer en fait la désastreuse expérience dès le premier chapitre. La jeune femme arpente un monde évoquant un haut Moyen-Age que la chrétienté n’aurait pas encore conquis, même si l’on y trouve à l’instar de La Sonde et la Taille quelques moines esseulés ou regroupés en rares confréries. Tout est Bois et Hivers rigoureux dans ce rude univers que Chien du Heaume parcourt animée par une quête, celle de son nom. Quelques rares souvenirs et l’image des serpents entrelacés gravés sur son arme entretiennent ses errances à défaut de lui fournir des pistes sérieuses. C’est ainsi qu’elle trouve refuge dans le castel du seigneur de Broe.

 

Ce qui aurait pu constituer l’achèvement d’une Geste s’éparpille alors en récits enchâssés d’hommes de guerre vieillis, cloitrés dans l’hiver et les souvenirs, malgré l’ire d’une fillette trop tôt mariée et résolue à se venger. La littérature générale est plus tolérante en ce domaine que la littérature de genre. Mais on se souviendra de quelques beaux personnages et de cet aphorisme « L’amour ne se love en cœur que pour mieux y mordre ».

samedi 9 novembre 2024

Impossibles adieux

Han Kang - Impossibles adieux - Grasset

 

 

« Un matin de décembre, Gyeongha reçoit un message de son amie Inseon. Suite à une grave blessure à la main, celle-ci a été transférée d'urgence à Séoul, laissant derrière elle son île natale et son perroquet blanc. Alitée, elle demande à Gyeongha de prendre le premier avion à destination de Jeju pour nourrir son oiseau, avant qu'il ne soit trop tard.

Mais le soir même, une violente tempête s'abat sur l’ile. Le vent glacé et les chutes de neige ralentissent Gyeongha au moment où la nuit se met à tomber. Parviendra-t-elle à rejoindre la maison de son amie ? Là-bas, l'attend bien plus qu'une vie qui vacille. Compilée de manière minutieuse, l'histoire de la famille d'Inseon a envahi les lieux, des archives réunies par centaines pour documenter l’un des pires massacres que la Corée ait connu - 30 000 civils assassinés entre novembre 1948 et début 1949. » 

  

Ecrivaine sud-coréenne peu connue du grand public français, Han Kang a construit une œuvre dont la renommée n’a cessé de s’étendre depuis une dizaine d’années, récoltant au passage un International Booker Prize en 2016 pour La Végétarienne, le Médicis étranger 2023 pour le présent roman et le Nobel en 2024. Sa plume parcourt les registres de la solitude, de la douleur et de la mémoire. C’est le cas avec Impossibles adieux et on remarquera au passage que les récents Prix Goncourt et Renaudot relatent également des parcours mémoriels. A la source de l’œuvre, un séjour de l’autrice sur l’ile de Jeju et la révélation par une insulaire d’un massacre commis en 1948 par les autorités sud-coréenne à la suite d'une révolte paysanne, juste avant la guerre de Corée.

 

Arrivée à Jeju, Gyeongha découvre les travaux préparatoires d’Inseon relatifs à un documentaire sur ces exactions que les deux amies, respectivement journaliste et photographe, devait réaliser. L’intrigue romanesque se mue en un récit traumatique dans lequel les révélations d’un journal surgissent comme les ilots d’un passé de cruauté au sein d’un présent réduit à sa forme symbolique: l’enlisement nocturne de Gyeongha dans un paysage de neige insulaire, les piqures sur les doigts amputés et suturés d’Inseon, et surtout le rêve récurent de la narratrice, un champ peuplé d’arbres morts menacé par l’envahissement de la mer, cimetière marin hanté par Les Croix de bois de Dorgelès.

 

La seconde partie d’ Impossibles adieux bascule dans un onirisme total rompant avec le déroulé de la narration, n'épargnant pas les deux jeunes femmes dont la présence se fait de plus en plus évanescente. Ce multivers de la douleur ralentit la lecture tout autant qu’il la magnifie dans un espèce de chuchotement Bergmanien à l’image du phrasé de la récipiendaire du Nobel.


vendredi 1 novembre 2024

La Sonde et la Taille

Laurent Mantese - La Sonde et la Taille - Albin Michel Imaginaire

 

 

Le légendaire Conan a vieilli, beaucoup vieilli. L’octogénaire roi des Sept Nations de l’Hyperborée, repu de batailles dont les épisodes sanglants hantent ses rêves, régente désormais son Royaume depuis la citadelle de Kaldré devenue le siège d’une énorme administration. Depuis trop longtemps peut-être. Tout semble échapper à sa vigilance et à celle de ses conseillers. Son corps aussi le trahit ; les années ont bien entamé la vigueur du colosse et une néphrite enflamme son bas-ventre. Alors que ses vassaux présentent leurs doléances lors de la Septaine, une congrégation religieuse vitupère contre le monarque et prophétise des Temps de désordre et de renouveau. Pire, dans la foulée de l’opération chirurgicale décidée et exécutée par ses médecins, des troupes insurrectionnelles débarquent dans son fief.

 

Surgi du diable Vauvert, ou presque - nonobstant plusieurs recueils de nouvelles fantastiques dont un alléchant hommage à Jean Ray - Laurent Mantese entre d’emblée dans la cour des Jaworski, Niogret et autres Ferric avec un ouvrage de dark fantasy tout simplement incroyable. Un tour d’horizon éclair dévoile un personnage hors norme, Conan vieux, un pitch assez simple, la traque d’un roi fugitif, le tout porté par une écriture paroxystique attelée à la description d’un univers organique infiniment cruel. Le premier chapitre happe le lecteur avec un récit horrifique. Ce registre fantastique qui ressurgit à la fin du roman n’éclipse pas la tonalité fantasy de l’ensemble. La remarque judicieuse du xeelee Weirdaholic sur quelque parentèle avec Gargantua, pourrait laisser entrevoir la naissance d’une école française de l’imaginaire dont les pères fondateurs auraient pour nom Rabelais et quelques Parnassiens: Leconte de l’Isle n’aurait pas renié les sonnets disséminés ici et là par Laurent Mantese. On ne saurait nier non plus l’influence anglo-saxonne, en particulier arthurienne voire tolkienne dans la thématique du déclin de la nature et des êtres consécutif à celle du roi, considéré non plus comme un pacificateur mais l’Ordonnanceur de toutes choses :

« La vie immémoriale, la vie sans long questionnement ni palabre inutile, la vie que des milliers de générations avaient vécue sans colère et sans peine parce qu'il n'y en avait pas d'autres et que cela était très bien ainsi, la vie d'avant la mort, la vie des semailles et des courtils où l'on retournait la terre à la bêche et qu'on engraissait joyeusement avec toutes sortes de déchets, la vie du miel à la couleur ambrée qu'on ne puisait qu'à moitié dans les maisons des mouchettes pour leur permettre de passer l'hiver, la vie des champignons levés sous les fougères et des fruits sauvages cueillis dans la forêt, la vie foisonnante et criarde des basses-cours et des mies à qui l'on donnait des prénoms, la vie des épis de blé vigoureusement fauchés à la faucille par les hommes et liés en bottes par les femmes, la vie des chaumes enflammés sous le soleil de midi et qui finissaient de brûler sous le grand ciel infini constellé d'étoiles blanches, la vie des moissons ruisselant en poussière d'or sous le piétinement des mulets et les volées du fléau, cette vie-là n'était plus. Nul ne curait plus les fossés à la houe ; nul ne tondait plus les moutons qui se perdaient affolés, à la merci du loup, dans les col­lines ensauvagées ; nul ne tirait plus le lait des vaches, qui beuglaient sans fin dans les champs, les mamelles pleines à crever, ou qu'on voyait agoniser longtemps dans les étables, le cou pris dans les licols noués à la chaîne des murs, leur mufle désespérément tendu vers l'entrée de l'étable où le paysan ne reparaissait plus ; nul ne pressait plus le raisin dans les cuves et nul ne cueillait plus les glands aux branches alourdies des vieux chênes.

Et ainsi par cette lente désagrégation et par ce lent pourrissement de toute vie sociale, la maledisance et la haine des autres, la crainte du futur et l'incessante angoisse de chaque jour avaient fait remonter des catacombes et des grottes puantes où on les avait chassés, du temps de l’opulence, les diseurs de destin et les grippeminauds, les rebouteux guérisseurs de la peste et les ensorceleurs, les mages rapineurs et les prophètes lycanthropes, on les voyait revenir au grand jour et s'enhardir sur les routes, en jetant dans les airs des poignées de charmognes et de sortilèges qu'ils crachaient hors de leur bouche baveuse avec des hurlement de possédés, des imprécations formidables et des injures pour le ciel et pour la terre, pour les dieux et les démons, et on les écoutait gravement et on ne leur faisait point offense, on leur donnait même quand ils frappaient aux portes le peu qu'il restait, une croûte de pain, un coin de paille et un cruchon de vin, pour ne point attirer sur soi le guignon, et l'on racontait que ces nuiteux infâmes se réunissaient les jours de lune rousse au sommet des collines, dans les profonds des forêts et des bois, dans les marais fétides aux joncs camoufleurs de cadavres, […] » Dans cette veine inspiratrice, l’apparition finale des nornes peut évoquer celle des sorcières au début de Macbeth.

 

Il y a dans La Sonde et la Taille des moments d’introspection magnifiques succédant à des scènes de massacre ou de torture (âmes sensibles s’abstenir),  procédé de monologues intérieurs connu depuis Joyce. Au sein de cette désespérance surgit la figure de Colin, enfant handicapé que le monarque avait recueilli jadis, seul survivant de l'anéantissement d'un village de pêcheurs. Colin n’est pas l’idiot narrateur de Shakespeare ni le Benjy Compson de Faulkner, mais le protégé et le protecteur de Conan contre la déraison, le bruit et la fureur, son fils déclaré et aimé. Mantese croque avec délices les fieffés coquins qui traquent le duo avec un souci de détail qui confine au bestiaire.

 

Evoquant la qualité du style de l’écrivain, l’éditeur a cité dans la  quatrième de couverture Méridien de sang de Cormac McCarthy. On pourra s' assurer de l'analogie en comparant « l’attaque des Comanches - extrait 3 », avec la prose de Laurent Mantese :

« Par l'escalier, au même instant, arriva en gueulant une horde de guerriers vêtus de hardes et de harnois incroya­blement dépareillés, glanés sur les champs de massacre les plus lointains et les plus extravagants, et Cassius les vit couler vers lui tel un torrent boueux et malodorant en poussant des cris de joie et des injures triomphales, et la stupéfaction de leur venue lui fut si grande qu'il ne put que les contempler bouche ouverte, pâle comme un mort, les regardant de ses, yeux exorbités l'encercler et le bousculer en ricanant.

Ces mercenaires portaient tous, sous leurs vestes de peaux, des chemises à longues et larges manches, des chitons de laine grossièrement filée, des tuniques diverses, bigarrées, déchiquetées et balafrées de mille coupures ou accrocs, tenus aux hanches par des cordelettes ou des bandeaux de toile cousus hâtivement, Certains, sous ces entassements absurdes d'habits dépareillés, symboles de la barbarie des routes, de la fureur des pillages et de la monstruosité des tortures et des viols, exhibaient, malgré le froid, leurs poitrines velues, lardées de coups de lame ou de poignard qu'ils arboraient sans fierté excessive, habitués à ne faire naître partout où ils passaient qu'une désolation funeste, une implacable horreur sur les visages pétrifiés de leurs ennemis.

Et toute cette légion de pendards cruels vomie des enfers, aux yeux fous de ceux qui sont passés sans espoir de retour de l'autre côté de la commune humanité, aux oreilles cachées par de longs cheveux hérissés, aux barbes hideuses et négligées, aux visages brutaux et hilares d'égorgeurs et de coupeurs de tripes, puait la fosse d'aisances et le trou à fumier, les ragoûts hâtivement mangés au coin des feux de camp, les carcasses rongées abandonnées aux vers et aux mouches, les haleines empuanties par la gâterie fétide des dents jamais lavées, les vêtements portés sans soin depuis de très longs mois, depuis les après-midi brû­lants d'août jusqu'aux nuits glacées de décembre, la crasse ordurière et les pelures innommables des entrecuisses et du cul grattées et caressées du bout des doigts et ramenées à l'air libre - qu'on essuie à ses chausses en les tachant de marbrures noirâtres -, l'acre et tenace relent du sang qui les enveloppait comme un voile de fumée, la cendre des ossements dégorgés par milliers des bûchers nocturnes dressés par leurs mains d'assassins sur les collines - et tout cela faisait se lever, dans les piétinements des montures qu'ils traînaient derrière eux, les raclements de gorge, les rires fous et le cliquetis des armes et des armures, la peur des massacres à venir et des douleurs sans nom.

Ils portaient également tous, à des degrés divers d'ex­travagance, des armes dégueulées par toutes les batailles menées autour du monde, à pied, en mer, à cheval, dans toutes les provinces et contre tous les peuples, machettes à lame courbe, marteaux de guerre au manche de bois coiffé de têtes de plomb, masses, piques, sabres droits ou pertuisanes, sacquebutes et vouges aux lames emmanchées sur de longs bâtons qui servaient à sectionner les jarrets des chevaux, dagues, poignards, haches de jet ou de guerre, fléaux, cimeterres des lointaines contrées du Kosala ou du Khitai, de Stygie et du Punt, et même des faucilles, des serpes et des couteaux de pierre volés sans doute à d'innocents et pleutres paysans. »

 

En inaugurant la collection Albin Michel Imaginaire, Gilles Dumay déclarait vouloir attirer les auteurs français. Un choix stratégique payant puisqu’après les chocs Romain Lucazeau et Marguerite Imbert, voici la percussion Laurent Mantese. Lecteurs hexagonaux de David Gemmell, faites une pause et venez admirer dans La Sonde et la Taille les derniers combats de Conan le Barbare et les inépuisables ressources de la langue française.

 

 

 

 

 

 

Post-scriptum : Le Petit lexique à l'usage des lecteurs de Franck Ferric, Jean-Philippe Jaworski et consorts, enrichi au fur et à mesure des parutions, est désormais logé dans l’item Passeports pour le futur visible dans le blog en affichage web.

mardi 22 octobre 2024

Les Ailes de la nuit

Robert Silverberg - Les Ailes de la nuit - J’ai Lu

 

 

Dans un Temps éloigné, le Guetteur Wuellig fait route en direction de l’ancienne ville de Rome connue désormais sous le nom de Roum. Il est accompagné d’Alvuela, une Volante, jeune femme gracile et ailée, et de Gormon un Elfon. Modifiés ou pas, ces personnages restent des êtres humains rescapés du châtiment que leur espèce s’est infligée à elle-même, en modifiant jadis les équilibres climatiques de leur planète. Les peuples des étoiles jadis colonisés viennent en touriste admirer les reliefs d’une civilisation autrefois brillante au sein d’un monde dévasté et l’un d’entre eux menace même de conquérir la Terre et de se venger. L’Humanité rescapée s’est regroupée en confréries et celle de Wuellig consiste justement à détecter et à prévenir une éventuelle invasion.

 

Paru un an après L’Homme dans le Labyrinthe, Les Ailes de la nuit emmène le lecteur sur des terres évocatrices a priori de l’œuvre de Jack Vance mais qui en définitive se rapprochent d’un chemin de Compostelle, d’un itinéraire spirituel où se succèdent, pas forcément dans l’ordre, crime, châtiment et rédemption. Wuellig, malgré l’alerte donnée, reste le témoin impuissant de l’invasion pressentie. Sur les routes de Roum ou de Jorslem (l’ancienne Jérusalem) il cherche une voie existentielle et disons, puisque le roman n’est pas exempt d’une certaine religiosité, une forme de salut, en compagnie de voyageurs aux motivations plus ou moins troubles. Chacun d’ailleurs affrontera son karma lors d’une ultime étape, procédé que réutilisera Silverberg dans Le Livre des crânes voire Les Profondeurs de La Terre.

 

Si le crime est collectif, collective sera la rédemption. Le choix de l’auteur s’avère des plus pertinents en regards des thèmes abordés, le changement climatique (repris dans Soleil de minuit) et le retour de bâton des colonisations, dont l’actualité ne cesse de vibrionner à nos oreilles. Rédigé dans une langue classique, splendide, (merci au traducteur Michel Deutsch), l’ouvrage paru en 1969 (VF 1975) tient toujours le coup y compris ce parfum suranné de Love and Peace.


jeudi 17 octobre 2024

Au soir d’Alexandrie

Au soir d’Alexandrie - Alaa El Aswany - Actes Sud





A l’époque de Nasser, un groupe d’amis a pris l’habitude de passer ses soirées dans un bar privé d’un célèbre restaurant d’Alexandrie. Issus de divers horizons, les membres de « Caucus » - ainsi se surnomment ils -  échangent rires et discussions passionnés au cœur d’une ville adorée. S’y côtoient Chantal Lemaitre, une libraire française, le chocolatier Tony Kazzan dont le père a fui les persécutions ottomanes en Anatolie, un grand avocat Abbas El Cosi, Lyda propriétaire du restaurant, Carlo Sabatini maitre d’hôtel et séducteur impénitent, et un peintre, Anas el-Saïrafi. Le sujet de cette nuit-là est l’aptitude ou l’inaptitude des égyptiens à la vie démocratique, sujet banal mais posant les jalons d’un récit tragique.

 

Quittant le Caire des deux romans L’immeuble Yacoubian et Automobile Club d’Egypte évoqués ici, Alaa El Aswany transpose une réflexion politique amplifiée par la révolution de 2011 et les soulèvements populaires de la place Tahrir auxquels il a pris part, dans l’ancienne capitale antique, cœur traditionnel du cosmopolitisme égyptien :

 

« Je suis pas un écrivain et ce ne sont pas là mes Mémoires. Simplement mon témoignage sur ce qui est advenu. Je le note comme je l'ai vécu. Mon nom est Anas el-Saïrafi, connu à Alexandrie simplement comme Arias prénom dont je signe mes œuvres. Si vous êtes un habitué des restaurants et des bars d'Alexandrie, vous me connaissez certainement ou du moins vous m'avez déjà vu. Je suis peintre, diplômé de la faculté des beaux-arts. J'ai supporté cinq années ennuyeuses d'études au Caire puis je suis revenu à Alexandrie que je n'ai plus quittée. Alexandrie est mon univers. Lorsque j'en sors je perds mon équilibre psychologique et mon esprit se trouble. Je deviens un autre qui me ressemblerais c'est seulement à Alexandrie que je suis moi-même avec tout ce qui me caractérise, mes idées, mes sentiments, ma folie. Alexandrie n'est pas seulement une vie au bord de la mer, ce n'est pas seulement une ville arabe. Alexandrie existait des centaines d'années avant d'être envahie par les Arabes. La culture d'Alexandrie a, en surface, une première strate arabe au-dessous de laquelle se trouvent les strates d'autres cultures. L'histoire n'a jamais connu une telle diversité culturelle en dehors d'Al-Andalus où musul­mans, chrétiens et juifs vivaient dans la tolérance et la paix. Alexandrie est douce et délicate. Cette ville te prend dans ses bras sans égard pour ta langue, ta religion ou ton origine. Où trouver ailleurs une ville où l’on peut se faire couper les cheveux par un coiffeur grec, déjeuner dans un restaurant appartenant à un couple d'Italiens, mettre ses enfants dans une école française puis, si l'on a un problème, prendre pour se défendre un avocat arménien ? Combien de villes dans le monde fêtent-elles avec le même enthousiasme et la même joie les fêtes des musulmans, des coptes orthodoxes, des catholiques, des protestants et des juifs? Beaucoup de peintres ont vécu à Alexandrie. Partout, dans cette ville il y a des paysages qui attendent qu'on les peigne : la mer, le matin ou au coucher du soleil, les vieilles rues étroites revêtues de pavés, le fort de Qâit Bey que les Alexandrins appellent la Tabia, la colonne de Pompée et le phare. Où, dans une autre ville, un peintre pourra-t-il trouver tant de spectacles pour l'inspirer ? Je pourrais parler d'Alexandrie pen­dant des heures sans épuiser le sujet. C'est la seule ville égyptienne qui ait réussi jusqu'à aujourd'hui à résister au déluge de laideur, de sottise et d'extrémisme. Alexandrie me connaît, me comprend et m'aime. Souvent je l'imagine sous la forme d'une femme dont je serais épris. Lorsque je m'assieds au café du Commerce, puis au Trianon lorsque je traverse la rue pour prendre une bière glacée aux Délices, j'ai l'impression de caresser du bout des doigts le visage de mon aimée, comme si mon amour pour Lyda était lié à Alexandrie. Un jour, je me suis incliné devant elle, j'ai baisé sa main et je lui ai dit cérémonieusement :

- Princesse Lyda, souveraine de mon cœur, c'est Alexandrie qui t’a donné ta séduction et tes mystères... et ma résistance s'est effondrée. »

 

Les personnages, à l’instar de Tony Kazzan, figure de patron paternaliste souriant, exubérant, participent à ce quotidien festif qu’on nomme liberté. Il expérimente un nouveau produit; de son côté Chantal tente d’arracher l’autorisation d’organiser une journée de dédicaces avec un auteur étranger et redécouvre l’amour, Arias dessine des portraits de passants en dehors de ses heures de cours, la jeune Néamat fuyant un beau-père prédateur sexuel trouve refuge dans une école de danse, Maitre Abbas défend avec succès ses clients. Mais une main de fer va s’abattre sur les protagonistes et la ville. En cause la volonté du Raïs de prévenir toute velléité contestatrice, de poursuivre une œuvre révolutionnaire où la pureté des intentions des membres du parti présidentiel sera mise à l’épreuve, et de mettre en place des réseaux de surveillance. Au sein de la direction de la chocolaterie, deux membres d’une cellule secrète rattachée au ministère de l’intérieur, dont le propre frère du libéral Abbas, se mettent à l’œuvre.

  

Dans son nouvel ouvrage, Alaa El Aswany s’attaque à la période nassérienne, dénonçant sous les oripeaux de la victorieuse nationalisation du canal de Suez et de l’adulation d’un peuple, des pratiques dictatoriales. Au-delà du cas particulier de Nasser, le propos, par la bouche  du personnage de Chantal Lemaitre s’élargit à la culture de la soumission, religieuse ou étatique qui ne cesse de s’étendre, alors que ne cesse de s’éteindre y compris en Occident l’idée du vivre ensemble. Pour le reste le talent du conteur,  l’éclat des personnages font encore mouche.

jeudi 3 octobre 2024

Le Bracelet de Jade

Mu Ming - Le Bracelet de Jade - Argyll - RéciFs

 

 

En l’an 1640, époque où la dynastie chinoise Ming s’apprête à s’effacer au profit de la dynastie Qing, le lettré Qi Youwen emmène sa petite fille Chen à la foire aux lanternes sur le Mont Dragon. Courant de lumières en lumières, la fillette croise la route d’un inconnu, qui lui remet un cadeau. Il s’agit d’un bracelet de jade dont l’intérieur finement ouvragé contient en son creux de fines peintures de paysages. Détail curieux, l’objet est torsadé comme un ruban de Möbius. Sa beauté finit par hanter autant le père amateur de jardins que sa fille dont les rêves s’emplissent de montagnes et de rivières.

 

Premier volume d’une nouvelle collection consacrée à des romans courts rédigés par des autrices, la novella de Mu Ming, newyorkaise née en Chine, ravit par son originalité et sa richesse. C‘est à la fois un récit issu de contes anciens comme Le Bracelet torsadé, de littérature de jardins, d’un très vieux poème utopique de  Tao Yuanming (365-427), La source aux fleurs de pêchers, qui raconte la découverte par un pêcheur d’une vallée paradisiaque dont il perdra trace ultérieurement - et une spéculation inspirée de la géométrie riemannienne (ruban de Möbius, bouteille de Klein).

  

Il est beaucoup question de jardins et de peinture dans cette fiction. L’idée « de reproduire dans ce qui est fini la nature infinie du ciel et de la nature » renvoie à « L’Aleph » de Borges, de même que l’entremêlement d’un paysage et de sa représentation évoque le meilleur texte des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar. Le vide taoïste, aux sources de l’art célébré par le père de Chen, ne voisine-t-il pas avec avec son équivalent quantique dont les fluctuations énergétiques créent la matière ? On n’en finit pas de rêver autour de ce récit comme dans les meilleures productions de Greg Egan.

  

Mais il n’est pas interdit de reposer les pieds sur terre et d’apprécier tout simplement la biographie d’un lettré et haut fonctionnaire chinois, homme bon et juste, qui las du désordre du monde et des avanies subies par son peuple, décide de cultiver son jardin. Vous avez dit Voltaire ? Enrichi d’un paratexte très intéressant, ce petit volume entame en fanfare la nouvelle collection de l’éditeur Argyll.

samedi 28 septembre 2024

Comment voyager dans les Terres Oubliées

Sarah Brooks - Comment voyager dans les Terres Oubliées - Sonatine

 

 

 

« On dit que l’on avait tellement pris à la terre qu’elle avait toujours faim. Elle s’était nourrie du sang versé par les empires, et des ossements des animaux et des hommes par eux abandonnés. Elle avait acquis le goût du sang. »

 

 

 

Au sein des Terres Oubliées un Transsibérien Express fait la liaison entre les villes de Pékin et Moscou, une solide locomotive à vapeur tractant une vingtaine de voitures et leurs passagers. Vitres et parois ont été blindées pour résister aux assauts de l’Extérieur. En effet, à la suite d’on ne sait quel cataclysme, la Sibérie s’est muée en un territoire étrange, peuplé par une flore et une faune mutantes, déserté par l’espèce humaine. L’autre alternative s’offrant aux clients désireux d’atteindre l’une ou l’autre capitale passe par les mers du Sud, au prix d’un trajet à la durée indéterminée.

 

Les voyageurs, quoique protégés, ne sont pas à l’abri des séquelles psychologiques provoquées par la vision de ce strange land. Aussi un personnel spécialement formé assiste les occupants des wagons de Première et Troisième classe. Mystère au même titre que le quai 9 ¾ de la gare de Kings Cross de Londres, les ingénieurs ont oublié de concevoir la Seconde. Un salon bibliothèque, une voiture d’observation, des restaurants, des compartiments dédiés aux stockages de nourriture et autres commodités complètent le convoi. Sitôt installés les passagers font connaissance, histoire de s’affranchir, malgré les propos rassurants de l’équipage, des légendes angoissantes nées des précédents parcours.

 

Si l’on veut bien écarter le souvenir de fameux romans à suspense, il est bon de rappeler que le train est un des plus anciens véhicules de transport de l’imaginaire. On citera en premier l’imposant cycle de La Compagnie des Glaces de G.J Arnaud, des nouvelles signées Bloch, Shepard (« Le train noir »), une anthologie de Pierre Gontier, La croisière bleue de Laurent Genefort, au cinéma le dernier volet de Retour vers le Futur, liste non limitative évidemment. Sarah Brooks, dont c’est le premier récit propose là un pitch très intéressant, servi par une écriture déjà mature.

 

Deux explorations s’offrent au lecteur, l’une dédiée à l’identité des voyageurs et à leurs motivations, l’autre à ces fameuses Terres. Deux univers séparés mais peut-être pas si antagonistes que cela. Les personnages ont vraiment de la consistance, que ce soit la jeune et ex passagère clandestine Weiwei, Marya femme mystérieuse animée d’un esprit de revanche, Henry Grey, émouvant naturaliste accroché à son rêve d’Eden.

 

Comment voyager dans les Terres Oubliées est vraiment une bonne surprise, une « weird » légère et originale, une vision d’un monde sans entrave. Ah Jeunesse …


mercredi 18 septembre 2024

La Maison des Soleils

Alastair Reynolds - La Maison des Soleils - Le Bélial’

 

 

« C'était un visage qui me contemplait comme à travers la visière d'un casque. Il n'était pas humain, mais je devinais qu'il l'avait été, dans un passé lointain. On aurait cru une figure sculptée sur une falaise et soumise à l'action des éléments pendant une éternité jusqu'à ce que ses traits ne soient plus que traces résiduelles. Les yeux seuls mesuraient dix mètres de large ; le visage, dix fois plus. La bouche était une crevasse noire dans le granit de sa chair grise. Le nez et les oreilles n'étaient guère plus que des monticules arasés sur un flanc de colline. La tête s'évasait au niveau du cou pour disparaître dans le corps immense que dissimulait le collier de raccord autour de la base du casque en dôme.

La créature a cillé, moins un clin d'œil qu'un événement astrono­mique, l'éclipse d'une binaire à période courte. Il a fallu quelques minutes aux paupières pour s'abaisser, et la même durée pour se relever. Les yeux, pourtant braqués sur moi, ne me regardaient pas ; ils restaient inanimés. »

 

La littérature de science-fiction offre une réponse audacieuse à la réflexion angoissée de Pascal, « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » : terrain de jeux sans limite, réinvention de l’Histoire, expériences de pensée sans borne appliquées aux sciences expérimentales ou molles (uchronie) bref elle oppose l 'infini de l’imaginaire à l' infini de l’Univers. Le curseur est poussé très loin avec un nouvel ouvrage des éditions Le Bélial’, La Maison des Soleils paru en VO en 2008 et signé Alastair Reynolds, un des maitres du Space Opera.

 

Aux alentours du trentième millénaire, L’Humanité décide d’essaimer dans la Voie Lactée. La Lignée Gentiane, dont l’ancêtre a mis au point la technique de clonage envoie mille d’entre eux dans les étoiles. Elle n’est pas la seule. Chacune explore les mondes, s’y implante, mais toutes se retrouvent tous les deux cent mille ans pour fêter « La Millième Nuit ». Le récit démarre six millions d'années plus tard. Nous suivons les pérégrinations d’un couple de la Lignée Gentiane en route pour le rassemblement festif. Prenant le chemin des écoliers il récupère un membre du Peuple Machine, une créature aquatique, récolte des informations auprès d’un gigantesque Gardien d’un non moins gigantesque entrepôt de données. Ces détours génèrent un retard de quelques dizaines d’années, une peccadille à l'aune de cette échelle temporelle … Sur place il constate avec effroi que la presque totalité des clones de leur Clan a été éliminée. Qui a pu faire cela et pourquoi ?

 

Les fringants Campion et Purslane sont à leur manière des survivants enjambant l’émergence et la disparition de civilisations. La Post-Humanité a réalisé d’impensables avancées technologiques, biologiques, maitrisant la combustion des astres, allongeant la durée de vie de ses membres. Mais six millions d’années … Les deux héros de l’histoire ont en fait vécu quelques dizaines de  milliers d’années de temps subjectif, le reste étant dévolu à la cryogénisation ; pour citer le Gardien « Vous êtes un ver des livres qui a foré des tunnels à travers les pages de l’Histoire ». Ces prodigieux humains ne se mesurent pas encore au Temps des étoiles, mais abordent sans complexe les vastes étendues des Temps géologiques. Adieu Braudel !

 

En dehors des pérégrinations des pittoresques Campion et Purslane, la narration s’offre un détour sur les origines de la lignée par l’entremise du personnage d’Abigail Gentian. On découvre ses jeux, une étonnante maison de poupée, Le Palatial, aux fonctionnalités surprenantes comme Le Livre Mentor de L’âge de diamant de Neal Stephenson. Ce n’est là qu’un des aperçus de cet ouvrage ambitieux à l’image de La Nuit du Faune de Romain Lucazeau, mais servi par des moyens narratifs supérieurs. Les deux cents premières pages m’ont émerveillé, avant de patiner entre les intrigues secondaires des chapitres 14 à 21. Mais j’avoue bien volontiers avoir été dépassé par ce livre hors du commun.


dimanche 8 septembre 2024

Le Christ s’est arrêté à Éboli

Carlo Levi - Le Christ s’est arrêté à Éboli - Folio

 

 



Il fut un temps où l’Europe, parée aujourd’hui de toutes les vertus, fut une terre de répression. En Allemagne, en Espagne, en France, en Italie, les mains de fer d’Adolf Hitler et de ses alliés brisèrent les nations, dressèrent les populations les unes contre les autres, jetèrent en pâture aux plus féroces des laudateurs de l’Aboyeur une minorité religieuse. Les intellectuels furent particulièrement visés. Avant même la déflagration de la seconde guerre mondiale, les italiens Cesare Pavese et Carlo Levi, pour ne citer qu’eux, connurent l’exil. Après les geôles romaines ce dernier fut confiné en Italie Méridionale, dans la région de Basilicate, dans ce qu’on appelait autrefois la Lucanie. De passage à Matera, il échoua à Grassano puis à Aliano, renommé en Galliano dans son ouvrage Le Christ s’est arrêté à Éboli.

  

Le tour de force de cet écrivain est d’avoir fait de ce livre de souvenirs un roman où se déploie en à peu près trois cents pages tout ce que l’on peut espérer d’une œuvre de fiction : la découverte d’une terre, d’un peuple, d'une société, quelques forts personnages, des mythes fantastiques, un prolongement (fantasmé) vers un passé légendaire, des voisinages littéraires prestigieux comme si Les Misérables ou Germinal côtoyaient L’Eneide. Gabriel García Márquez ne m’a pas plus impressionné, tant cette Italie des bas-fonds, cette région de solitude, surgit comme une terra incognita. Carlo Levi, comme Faulkner, avait trouvé en 1945 son Sud de déshérence sociale et d’abjection.

 

Le narrateur débarque successivement Grassano puis à Galliano, deux villages agrippés aux flancs d’argile d’une région montagneuse. Si les maisons haut perchées et les vues dégagées du premier offrent à leurs occupants une forme de respiration, les habitats du second frôlent des ravines. D’emblée s’impose en plein été la vision d’une terre jaunâtre et d’une paysannerie labourée par le paludisme. Un lieu maudit dont le sol fissuré par la sècheresse abrite des vipères. La blancheur relative des murs et des portes s’obscurcit de la noirceur des essaims de mouche omniprésents, sans parler des cornes des chèvres dont la forme évoque le démon. Il y a bien de pauvres églises, mais la Vierge, « La Madone au visage noir, entre le blé et les animaux, les détonations et les trompettes, n'était pas la Miséricordieuse Mère de Dieu, mais une divinité souterraine, ayant puisé sa noirceur au pays des ombres dans les entrailles de la terre, une Perséphone paysanne, une déesse infernale des moissons. » Le coup de grâce est donné par le récit de la sœur du narrateur qui s’est aventurée dans les ravines de Matera, chef-lieu local, découvrant des habitations troglodytes peuplées d’enfants dévorés par le paludisme. Et certains de dire que le christianisme s’est arrêté à Eboli, avant-poste de territoires perdus habités d’êtres mi-hommes mi-bêtes.

 

Pourtant, ignorés du Ciel, brulés par les fièvres, harcelés par les représentants fascistes locaux, les paysans opposent une résignation qui se colore d’espérance à la venue du narrateur, peintre mais aussi médecin. Le village en compte deux autres mais totalement incompétents à l’instar des propriétaires de la pharmacie. Levi suscite ainsi l’intérêt de tous y compris du podestat mussolinien et de sa sœur.

 

Le Christ s’est arrêté à Éboli se lit non pas comme un roman sur la peste ou le choléra, mais comme le récit d’un peuple opposant une forme de résistance à l’Etat romain, digne descendant, imagine l’auteur, des brigands de jadis et plus loin encore de la reine Amata et du roi Turnus qui selon Virgile luttèrent contre l’installation des Troyens dans le Latium et qu’incarne plus que toute autre personnage la « sorcière » Giulia. La traduction très fluide de Jeanne Modigliani mériterait quelques rafraichissements mais elle met incontestablement en valeur la beauté de ce livre exceptionnel.

mardi 20 août 2024

Night Ocean

Howard P. Lovecraft - Night Ocean et autres nouvelles - J’ai Lu

 

 

Howard Phillips Lovecraft effectue sa rentrée littéraire la 17 Octobre 2024 avec une publication d’une sélection de vingt-neuf récits dans La Pléiade. La prestigieuse collection de Gallimard, après avoir honoré Jules Verne, incorpore donc le natif de Providence dans ses rangs avant, - qui sait ? - d’arpenter un jour la Terre du Milieu de Tolkien au grand désespoir de la vieille garde du lectorat des ouvrages au papier bible. Quoiqu’il en soit les œuvres du créateur de Cthulhu n’en finissent pas de défier le temps et de garnir nos rayonnages avec notamment une récente et formidable intégrale concoctée par David Camus chez Mnémos.

 

Pour ma part j’ai choisi pour lui rendre hommage, un modeste J’ai Lu acquis en 1995 contenant des textes collaboratifs pas toujours du plus haut intérêt littéraire, à l'exception d'une perle, une assez longue nouvelle « Night Ocean » signée Lovecraft et R.H Barlow. La préface de S.T Joshi, qui est au Maitre ce que Reiner Stach est à Kafka, souligne le fait que l’auteur de Dagon, contrairement aux idées reçues, ne vécut pas en solitaire. En témoignent des récits rédigés à plusieurs mains, des travaux de « nègre », et les fictions de confrères édifiées sur ses propres mythologies. La galaxie Lovecraftienne, si l’on prend en compte les multiples déclinaisons cinématographiques ou ludiques, ne cesse de s’étendre.

 

« Night Ocean » est un texte d’atmosphère, plus simplement un poème en prose. Sa fausse simplicité l’apparente pour Joshi aux créations d’Henry James. Mais on pourrait citer la prose poétique de Poe. Le narrateur, un peintre, prend quelques jours de vacances dans une station balnéaire. Il séjourne dans une petite maison en bord de plage, assez loin de la petite ville. Aux premières journées ensoleillées favorisant l’engourdissement des sens et la vacuité de l’esprit succède l’émergence d’une sourde inquiétude soulignée par l’apparition de premiers orages. Aucun véritable évènement ne vient cependant cautionner cette peur irraisonnée hormis la présence éphémère et hypothétique de formes indistinctes près de la mer, un jour de tempête. Les rares visites effectuées dans la cité voisine ne modifient en rien l'état d’âme du personnage, captif d’un univers étrange, sinon de ses tourments intimes.

 

La présence toute proche et cependant impalpable d’autres mondes est un thème récurrent des créations de Lovecraft. Il le décline ici - la participation de R.H Barlow ne semble pas essentielle - en trois vagues successives : la création artistique comme appropriation de visions d’un au-delà, les « ailes de papillon des rêves » objets de plusieurs textes de l’écrivain, et enfin l’existence d’entités très anciennes dont la résurgence marquera la fin de la présence humaine :

« L'océan est vaste et solitaire, et, de même que toutes choses en proviennent, elles y retourneront. Dans les lointaines profondeurs du temps, plus personne ne régnera sur la Terre, et il n'y aura aucun mouvement, sauf dans les eaux éternel­les. Elles viendront battre les rivages sombres de leur écume assourdissante, bien qu'en ce monde mourant plus personne ne puisse voir la froide lumière d'un soleil affaibli jouer sur les marées tourbillonnantes et le sable grossier. Il ne subsis­tera, à la limite des profondeurs, qu'une écume stagnante où se rassembleront les coquilles et les os des êtres disparus qui vivaient au fond des eaux. Des objets silencieux et mous, privés d'une vie paresseuse, seront ballottés le long des rivages. Puis tout sera noir, car pour finir même la lune sur les vagues lointaines disparaîtra. Il ne restera rien en au-dessus comme au-dessous des eaux sombres. Et, jusqu'à la fin des temps, au-delà de de la mort de tous les êtres, la mer continuera de battre à travers la sinistre nuit. »

 

Un très beau texte sans doute inspiré de La maison au bord du monde de William Hope Hodgson.

samedi 17 août 2024

Gravité à la manque

George Alec Effinger - Gravité à la manque - Mnémos

 

 

 

Dans le secteur de Boudayin, quartier ou métropole inconnue du Proche ou du Moyen Orient, Marîd Audran traine ses guêtres de détective privé dans les cafés et boites de nuit de la Rue principale, dopant son humeur à coups de petites pilules à défaut d’alimenter son compte en banque.  La chance semble tourner quand un ressortissant russe lui offre une coquette somme pour retrouver son fils disparu. Contacté, le lieutenant de police Okking lui révèle que le jeune homme a été retrouvé mort trois ans auparavant. Pire, l’employeur d’Audran meurt assassiné. C’est le début d’une série de crimes.

 

En 2015 Mnémos rééditait en un volume une trilogie romanesque de la fin des années 80 de George Alec Effinger complétée par quelques nouvelles, sous le titre Les nuits du Boudayin. Inspiré par des séjours qu’il effectua dans le quartier français de la Nouvelle-Orléans, l’auteur dressait le décor d’un Moyen Orient des années 2170 ou l’observance des lois de l’Islam s’accommodait paradoxalement de l’existence et de l’activité nocturne de personnages transgenres ou à la personnalité modifiée ou augmentée par des implants, impliqués dans toutes sortes de trafic. Bien difficile dans ces conditions, surtout pour un enquêteur, de savoir qui est qui, d'autant que les améliorations proposées peuvent étendre vos compétences ou carrément vous transformer en bête de foire.

 

Polar cyberpunk, Gravité à la manque évolue dans un monde aux frontières recomposées, anticipant par exemple la fin de l’URSS. A la faune de souteneurs, de « michetons », de trafiquants du Boudayin, s’ajoute celle des espions. Un Bey (résurgence de l’empire ottoman !) tient tout ce petit monde à sa botte. Sous le regard croisé de celui-ci et d’Okking, Audran va tenter de juguler la série noire. Le lecteur a un peu de mal à déficeler l’intrigue, les cadavres s’accumulent comme dans les oeuvres de Raymond Chandler. Contrairement à l’énoncé de la quatrième de couverture - mais il faut bien vendre - Gravité à la manque n' est pas un roman futuriste. Effinger proposait simplement au lecteur un Orient fantaisiste et un récit pittoresque, sans temps mort, parsemé d’aphorismes rigolos.


samedi 10 août 2024

Mygale

Thierry Jonquet - Mygale - Folio policier

 

 

Dans un bal de village, deux mauvais garçons agressent sexuellement une jeune fille. La suite sera terrifiante, incroyable. Mygale, un des premiers succès de Thierry Jonquet, révéla un auteur adepte de pitchs au cordeau servis par une écriture à l’os. Ce court roman de 150 pages fut adapté au cinéma par Pedro Almodovar. Une telle mécanique de précision dont les éléments s’assemblent parfaitement en bout de course ne peut que séduire, on l’imagine, les scénaristes de films. L’écrivain conçu ce texte dans les années 80 (décennie faste si se on réfère au Chainas chroniqué ici) et le révisa en 1995.

 

Trois morceaux du puzzle sont soumis à notre sagacité dès la première partie. Trois histoires de séquestrations : un professeur de médecine réputé, chirurgien esthétique, emprisonne dans sa demeure du Vésinet une jeune femme qu’il prostitue dans un studio parisien. Un jeune motard poursuivi par un véhicule est enchainé dans une pièce sombre en un lieu inconnu, un braqueur tueur de flic en cavale se réfugie dans un vieux mas entre Cagnes et Grasse. Des protagonistes comme des mondes étrangers mus par des ressorts mal cernés qui font route vers un cercle rouge Melvillien.

 

On se souvient que dans Bois-aux-Renards, Chainas inquiétait le lecteur avec une énumération d’anesthésiques et de leurs effets secondaires. Chez Jonquet le compte-rendu détaillé d’une opération de chirurgie esthétique aboutit au même résultat dans une séquence rappelant des images fortes de Franju. Ce n’est pas l’inconnu, l’impalpable, qui à l’instar des films d’horreur fait frissonner l’amateur de polars ; c’est l’hyperréalisme. Sophistications supplémentaires, la progression du récit alternant présent et flash-back et le timing précis avec l’auteur distille certains détails (les cheveux blancs).

 

Un travail d’orfèvre.

mercredi 7 août 2024

Bois-aux-Renards

Antoine Chainas - Bois-aux-Renards - Folio policier

 

 

 

Les lecteurs de récits du domaine de « l’imaginaire » versent assez souvent dans le roman policier comme si l’addiction à une littérature de genre les incitait à en parcourir tous les sentiers. Tel n’est pas mon cas ; affirmation à relativiser toutefois car les pitch de science-fiction se livrent parfois à de véritables cross over entre les branches précitées, en témoignent Les Cavernes d’acier, ou Face aux feux du soleil d’Isaac Asimov, pour ne citer que ceux-là. A l’image des westerns, l’adaptation cinématographique des plus célèbres polars américains ne m’est évidemment pas étrangère, mais la filmographie française pré Manchette ne m’enthousiasme guère. Averti néanmoins par quelques plumes expertes du talent de certains auteurs contemporains hexagonaux, je vais consacrer ici quelques fiches au sous-domaine le plus sombre de la littérature policière, nommé à juste titre roman noir.

  

1986 : la jeune Anna est témoin de l’assassinat d’une prostituée. Vivant avec sa mère, une marginale, dans une région montagneuse et boisée du Sud-Est (l’auteur ne donne pas de précisions), la fillette croise dans son escapade un combi Volkswagen à l’arrêt. Un couple s’y livre à un meurtre ritualisé à l’arrière du véhicule. Le mari, apercevant l’œil d’Anna collé à une vitre, se lance à sa poursuite. Après une longue course et beaucoup de chance elle atterrit saine et sauve dans une ancienne ferme d’élevage au coeur d’une forêt, le Bois-aux-Renards. Une femme solitaire, Chloé, l’accueille et l’héberge. Elle-même, jadis seule rescapée d’un accident de la route qui a couté la vie à toute sa famille y a trouvé refuge. Devenue adulte elle a secondé un scientifique qui se livrait à des expériences de domestication des goupils, expériences interrompues par sa mort et l'arrêt des financements. Pendant ce temps les tueurs, qui continuent leurs exactions, se perdent et trouvent refuge dans une étrange communauté dirigée par un gourou et une sorte de chamane.

 

Etrange roman à la lisière du fantastique, Bois-aux-Renards met en scène des personnages qui, avec des parcours différents, ont tourné le dos à la civilisation. La condamnation de la société de consommation pour les uns, la recherche d’une spiritualité pour d’autres ou tout simplement une fuite, les ont amenés en un lieu où leur nature profonde parfois prédatrice s’exacerbe au contact d’une forêt et de ses sortilèges :

 « On sentait dans l'air calme les prémices du déclin du jour, un affaiblissement de la luminosité qui n'en était pas un, mais ressemblait plutôt à un engrisaillement précoce, où la fatigue paraissait se projeter sur tout, où la pensée se refusait aux muscles. Les odeurs de terre et de racines plongées dans la terre remontaient, comme s'exhalaient celles du plâtras et du mortier, du crépi et du ciment, quand les chantiers des maisons en construction s'achevaient. Les troncs, les feuilles, l’écorce et la sève soufflaient au dernier clair du ciel une haleine chaude, longuement retenue et enfin libérée. Cette haleine disparaîtrait lorsque la foule y installerait des tentes, puis des maisons, et enfin des supermarchés. Un rossignol piquetait l'obscurité des bois d'une pluie de notes annonciatrices d'une obscurité plus prononcée, plus étendue. L'attaque des staccatos, les notes accentuées des trilles, les silences d'un demi- soupir anticipaient les trémolos poignants et la tension des heures ténébreuses. Un basculement mira­culeux advenait : il se dégageait de ce chant quelque chose de solennel et d'éternel. Yves jugeait pourtant que le miracle était mort avec la disparition du sacré. Le jour où l'humanité avait échangé son ciel contre un bilan comptable, sa pensée contre un billet de banque, le prodige était devenu intraduisible. De toutes les absurdités de l'existence, songeait-il, la moins convenable - celle de l'homme qui ne s'encombrait plus de religion - était encore celle qui lui allait le mieux. »

 ou plus loin,

 « L'endroit que l'on nommait pudiquement la Fourche du Pendu se caractérisait par un immense hêtre, aux branches duquel on avait autrefois brisé le cou d'un pauvre bougre - la légende mentionnait un couple désespéré, une femme-renard, une fille de blé et de seigle, puis l'éternelle populace qu'un feu sombre échauffait -, la Fourche, donc, constituait le dernier embranchement permettant d'opérer choix entre Bois-aux-Renards et la civilisation. Les branches principales de l'arbre s'étendaient à droite et à gauche, comme pour inviter le promeneur à prendre une décision en matière non seulement de trajectoire mais d'existence. D'aucuns parmi les gens du cru estimaient le choix biaisé, car rien de ce qui se rapportait à Bois aux-Renards ou à ses environs ne relevait du libre arbitre. Qu'étaient les voies aménagées, la terre dégagée de sa végétation, les étrécissements de chaussée, sinon l'absence de l’alternative ? À quoi se réduisait donc un tracé, si ce n'était à l'abolition des options ? »

 

Les pièges finissent par se refermer sur les uns et les autres, mais n'est-ce pas la Nature qui dicte sa loi ? Des renards omniprésents parfois de connivence avec les hommes, une tour en ruine comme dans La Neuvième Porte à moins qu’il ne s’agisse de celle de La trilogie du Rempart Sud, Antoine Chainas guide son lecteur dans un Conte et Légende dont l’ambiance atténue l’âpreté de plusieurs scènes de prédations. L’écriture fourmille de surprises (« L’aube avait une couleur de liquide amniotique »), le chapitre 44 et les délires d’Admète m’ont paru longs mais l’ensemble est vraiment bon.

lundi 29 juillet 2024

L’Homme dans le Labyrinthe

Robert Silverberg - L’Homme dans le Labyrinthe - J’ai Lu

 

 

Tout homme est à la fois le labyrinthe et le promeneur qui s'y perd.

Grégoire Lacroix

 

 

Olivier Girard, directeur des éditions Le Bélial’ remarquait dans son éditorial du numéro 115 de la revue Bifrost l’absence persistante sur les étals depuis de longs mois, de nouveaux ouvrages de science-fiction de qualité. Seraient-ils parus, ajoute-t-il, qu’un nouvel obstacle se serait alors dressé, en cas de succès commercial : voyez L’Anomalie, qualifié de roman Oulipien par la critique. Pire, certains esprits imbéciles saturant les commentariums de blogs prestigieux n’y vont pas de main morte : « L’Anomalie n’est pas un ouvrage de science-fiction ». Gilles Dumay directeur de la collection Albin Michel Imaginaire déclare également peiner à dénicher l’oiseau rare alors que l’offre de fantasy ne cesse d’enfler. Cependant cette mauvaise passe éditoriale incite le lecteur à chercher d’autres voies, à puiser dans le stock existant, voir, dans mon cas, à revisiter les chefs d’œuvre du genre.

 

C’est ainsi que je me suis replongé dans L’Homme dans le Labyrinthe de Robert Silverberg. Pour en parler il me fallut cependant déroger à un de mes principes. Pas question en effet de doublonner une chronique ou une étude de sensibilité équivalente et de qualité supérieure. Le travail formidable de Rachel Tanner Mythe et Space Opera paru dans Bifrost 49 aurait dû me faire taire. Mais j’aime tellement l’ouvrage, que passant outre mes insuffisances, je vais glisser quelques mots et réflexions interstitielles.

 

Ce récit de 1967 raconte les efforts de Richard Boardman, un diplomate de très haut rang pour extirper Dick Muller, un ancien collaborateur, du labyrinthe de la planète Lemnos où il s’est réfugié depuis neuf ans. Muller a conçu pour l’Humanité, comme l’Alceste du Misanthrope, non pas une « effroyable haine » mais un dégout au point « De fuir, dans un désert, l’approche des humains. » Ce dégout partagé, cette « puanteur » est consécutive à un sort, une manipulation chimique réalisée par les natifs de Beta Hydri IV, où Muller fut envoyé pour un premier contact. Dès lors tout humain mis en présence de ce dernier éprouve un sentiment de tristesse et de rejet causé par la mise au jour de la somme de ses turpitudes jusque-là enfouies au plus profond de son inconscient :

 -         « Vous savez. J'avais toujours bien supporté l'isolement. Quand je vivais avec les gens j'étais gai et cordial. Je savais plaire et j'aimais cela! Bien sûr, je n'ai jamais été aussi rayonnant que vous ! Vous êtes aimable, noble et gracieux, Ned. Mais je tenais ma place. J'avais des amis, des femmes, des relations. J'étais un homme parmi les autres. En même temps, je pouvais partir en mission pendant un an, un an et demi, sans voir personne, sans que cela me gêne. Après, quand je fus rejeté pour de bon par la société, je me suis rendu compte que j'avais besoin d'elle et que je souffrais de ma solitude. Maintenant c'est terminé. J'ai dépassé ce besoin. Je pourrais encore vivre un siècle tout seul sans éprouver le désir de voir quelqu'un. Je me suis entraîné à considérer l’humanité comme elle me considère : quelque chose de morbide qui rend malade, qui soulève le cœur et qu'il vaut mieux éviter. Allez tous au diable ! Je ne dois rien à personne. Je n'ai aucune obligation envers les hommes, pas même de les aimer. Je pourrais vous laisser pourrir dans cette cage, Ned sans éprouver le moindre remords. Je passerais deux fois par jour devant la cage et je sourirais à votre squelette. Ce n'est pas que je vous haïsse vous personnellement, ou vos semblables qui peuplent la galaxie. Non. Simplement, je vous méprise. Vous ne m'êtes rien. Encore moins que rien. Vous êtes de la saleté. Vous voyez, je vous connais maintenant et vous me connaissez vous aussi.

 -         Vous parlez comme si vous apparteniez à une autre espèce que la nôtre, dit Rawlins, hébété d’étonnement.

 -         Non, j’appartiens à la race humaine. Je suis le plus humain de tous les hommes parce que je suis le seul qui ne puisse cacher sa profonde essence humaine. La sentez-vous, cette merveilleuse essence hu­maine ? Toute sa laideur et sa puanteur ? Ce qui est en moi est en vous aussi. Allez voir les Hydriens, ils vous aideront à la libérer et à l'émettre, et alors vous verrez tout le monde vous fuir comme on m'a fui. Je suis le porte-parole des hommes. Je suis la vérité. Je suis l'esprit enfoui sous les crânes. Je suis tes tripes et les viscères de la pensée. Je suis ce tas d'ordures que nous prétendons ne pas exister, toute cette sauvagerie bestiale faite de désirs, de convoitises, de petites haines mesquines, de maux de toutes sortes, d'envies. Et pourtant, c'était moi qui me croyais un dieu. Hybris. Voilà, j'ai été rappelé à l’ordre et remis à ma place. »

  

C’est ici que nous devons quitter Molière pour aborder la véritable source d’inspiration de Robert Silverberg. Lemnos, la « puanteur » renvoient nous dit Rachel Tanner au Philoctète de Sophocle. Philoctète, ancien compagnon d’Hercule, fut abandonné par les Achéens sur l’ile de Lemnos car ses plaies provoquées par la piqure d’un serpent puaient horriblement. Mais dix ans plus tard, sa présence est requise pour vaincre Troie. Philoctète possède en effet l’arc d’Hercule. Pour le convaincre de revenir chez ses semblables, le rusé Ulysse envoie le jeune fils d’Achille, le naïf Néoptolème. Dès lors tout correspond, Boardman est Ulysse, Muller, Philoctète, Ned Rawlins, Néoptolème.

 

Troie n’est pas à reconquérir dans le roman de Silverberg. Un envahisseur extra-terrestre hautement technologique menace d’asservir les colonies humaines. Boardman estime qu’il ne les perçoit pas comme les représentants d’une espèce intelligente mais comme des animaux domesticables. Muller et son don particulier pourrait les faire changer d’avis. Encore faut-il l’extirper de son labyrinthe, un édifice conçu par une civilisation disparue et truffé de pièges mortels interdisant l’accès en son centre. Mais Boardman, il le sait, est depuis longtemps déclaré persona non grata. Le diplomate tente une ruse et envoie au contact de son ancien collaborateur, Ned Rawlings fils d'un ami de Muller.

  

Les péripéties de cette histoire importent moins que les divergences et les confrontations verbales entre les trois principaux personnages qui évoquent le meilleur d’Anouilh (Beckett, Antigone). On peut d'ailleurs abandonner très provisoirement Philoctète et se dire que Muller est un Alceste lassé du genre humain, Boardman est aussi un Créon pragmatique, sans scrupule, n’écartant aucun stratagème pour faire triompher la raison d’Etat, et Rawlins, dans ses échanges avec ce dernier, une Antigone idéaliste détestant le mensonge :

 « Boardman secoua la tête avec véhémence :

  - Il a eu neuf années pour s’habituer à ce laby­rinthe, Quels maniements a-t-il appris, et quels pièges a-t-il su utiliser pour se défendre ? (Il marqua une pause et reprit) : nous savons seulement qu'il a mis au point un système destiné à faire sauter tout le labyrinthe si quelqu'un pointait une arme sur lui. Non, je ne veux pas prendre le risque d'une action offensive. Il a trop de valeur pour nous. Il faut qu’il sorte de cet endroit de son plein gré, Ned. C'est pourquoi nous en sommes réduits à le tromper avec de fausses promesses. Je sais que c'est ignoble et que cela pue. Mais parfois, l'univers entier pue. Vous n'avez pas encore remarqué cela ?

   Il n'est pas obligé de puer ! dit Rawlins violem­ment, élevant la voix. C'est la seule leçon que vous ayez apprise pendant toutes ces années ? L'univers ne pue pas ! C'est l'homme qui pue ! Et il pue de propos délibéré, parce qu'il préfère puer que sentir bon ! Nous ne sommes pas obligés de mentir ! Nous ne sommes pas obligés de tricher ! Nous pourrions choisir la franchise et la propreté...

Rawlins se tut subitement. Il reprit plus doucement :

  

Je dois vous paraître solidement naïf, n'est-ce pas, Charles ?

   Vous en avez le droit, répondit Boardman. C'est le privilège de la jeunesse.

   Pensez-vous sincèrement que l'univers est pourri et qu'il a été créé par un esprit malfaisant ?

Boardman toucha le bout de ses doigts boudinés et courts.

— Ce n'est pas exactement cela. Il n'y a pas une puissance du mal qui règle l'ordre des choses, pas plus qu'il n'existe une puissance du bien. L'univers est un immense mécanisme impersonnel. Son fonc­tionnement le conduit à exercer de temps en temps une contrainte sur certaines de ses parties qui peu­vent en souffrir et disparaître à cause de ce qui leur paraît une injustice, mais l'univers s'en fout, parce qu'il peut les remplacer, Il n'y rien d'immoral dans ce rejet, mais on ne peut empêcher les parties lésées de penser que cela pue. Quand nous avons envoyé Dick Muller sur Bêta Hydri IV, deux petites parties de l'univers se heurtèrent. Nous devions l’en­voyer là-bas parce que notre nature nous pousse à essayer de découvrir toujours plus loin, et les Hydriens ont agi de la sorte avec lui parce qu'ils obéissaient à des lois de leur nature. Le résultat fut que Muller revint de Bêta Hydri IV en mauvais état. Il avait été coincé dans la machinerie de l'univers et il avait été broyé. Maintenant, il va y avoir un second heurt entre deux parties de l'univers, tout aussi iné­vitable, et nous devrons jeter une nouvelle fois Mul­ler dans les engrenages de la machine. Il y a de grandes chances pour qu'il soit à nouveau mis en pièces - et cela pue, je le reconnais - mais pour en arriver là, il faut que vous et moi nous nous salissions un peu nos mains et nos âmes. »

 

Le Cosmos de Silverberg est impersonnel ; ses engrenages renvoient au titre d’une pièce de Cocteau La Machine Infernale là aussi inspirée du théâtre de Sophocle. Machinerie de l’Univers contre machinerie du Destin … Sans dévoiler la conclusion du récit on n’imagine pas, tragédie oblige, Muller renouer avec le genre humain : « J’ai appris la vérité sur les hommes » dit-il. Le final tout en retenue en évoque un autre, tout en pathos, celui de Dans le torrent des siècles de Clifford D. Simak :

 « Elle garda la tête levée, regardant fixement le minuscule point de feu qui fuyait dans l'espace.

     Il fallait qu'il continue de penser qu'il y avait quelques humains qu'il avait pu aider, qu'il y avait quelques humains qui croyaient encore en lui.

Herkimer hocha la tête :

     C'était la seule chose à faire, Eva. C'était ce que vous deviez faire. Nous lui avons assez pris, assez pris de son humanité. Nous ne pouvions pas la lui rendre toute.

Elle porta les mains à son visage, courba les épaules et ne fut plus qu'une femme, une androïde, qui sanglotait, le cœur brisé. »

 

Que c’est beau la science-fiction.

lundi 22 juillet 2024

La Muraille de Chine

Franz Kafka - La Muraille de Chine - Aux Forges de Vulcain

 

 

Parmi les multiples hommages rendus à Franz Kafka à l’occasion du centenaire de sa disparition, les éditions Aux Forges de Vulcain ont fait paraître en juin de cette année un recueil de nouvelles dont la Chine constitue le thème principal. Ce pays, indique le traducteur et postfacier, suscitait un vif intérêt au début du XXème siècle. Sa représentation par l’écrivain pragois en demeure très vague comme la Perse de Montesquieu et est prétexte à des considérations politiques ou existentielles.

 

Certaines de ces fictions comme « Le chasseur Gracchus » recèlent un assemblage de textes incomplets. Le fragment constitue de fait la brique fondamentale de l’œuvre d’un auteur comportant une minorité de récits achevés, fragment que Friedrich Schlegel comparait à « un hérisson » qui se suffit à soi-même. Plus simplement ces petits morceaux littéraires s’inscrivent dans une tradition illustrée par les frères Grimm et plus proche de nous, Jacques Sternberg ou Marcel Béalu.

 

A la lecture des commentaires d’Éric Pessan et Stéphane Rilling surgit l’image d’un écrivain fiévreux, accumulant des bribes d'écrits qu’il n’a pas le temps de rassembler, de fusionner, alors même que commencent à frapper à la porte les messagers de l’exclusion raciale et de la maladie. Toute autre est la dimension des nouvelles ou hormis une brève allusion dans « Défenseurs », le Temps s’efface au profit de l’Espace comme dans Le Monde Inverti de Christopher Priest. Distances incommensurables de l’Empire du Milieu, autorités lointaines et même négation du mouvement : l’Empereur de « La construction de la muraille de Chine » agonise. Un messager part du Palais, mais sa tache est impossible, la foule est trop grande, le Palais est immense, la Cité Interdite encore plus. Dans « Le prochain village » une chevauchée jusqu’au prochain village peut durer si l’on n’y prend garde, une vie entière.

 

L’absurde et l’arbitraire sont au cœur des thèmes kafkaïens. Une muraille est construite pour barrer le chemin aux envahisseurs du Nord, mais elle est édifiée en tronçons disjoints, éloignés, avec pour conséquence la dislocation des familles des ouvriers (« La construction de la muraille de Chine »). Ailleurs une population vit sous un ensemble de lois conçus pour la noblesse et dont elle ignore la teneur (« De la question des lois »). Une petite ville éloignée de tout doit se soumettre aux décisions arbitraires du représentant local d’un Pouvoir inconnu (« Notre ville ne se situe pas »), ou subir des enrôlements forcés pour des guerres frontalières (« La levée de troupes »).

  

A côté de cet ensemble de nouvelles que l’on pourrait qualifier de politiques où coexistent résignation et colère, reflets selon les préfaciers de l’inquiétude de la communauté juive devant la montée du nationalisme tchèque et des intolérances, on trouve quelques fictions hors contexte. « Le chasseur Gracchus » s’inspire d’un mythe grec. Tué accidentellement, un chasseur emprunte la barque de Charon. Elle ne rejoint pas la rive opposée contraignant Gracchus (Kavka en tchèque) à mener une existence errante de mort-vivant au fond de sa barque. L’histoire, en construction, pâtit de deux entames différentes. Parmi les autres citons « La vérité sur Sancho Panza ». Le pitch suggère une lointaine parenté avec La tentation de Saint Antoine de Flaubert : Don Quichotte n’a jamais existé, c’est un démon dont Sancho Panza s'est libéré. Pendant qu'il se livre à ses folies, le véritable héros du roman de Cervantes peut enfin mener une existence tranquille.


La Muraille de Chine oscille entre curiosité et quelques satisfactions. Satisfecit total en revanche pour le travail éditorial de Stéphane Rilling.


" De la même manière, les gens de chez nous sont en règle générale peu concernés par les bouleversements politiques et par les guerres de notre temps. Je me souviens ici d'un incident qui remonte à mon enfance. Une révolte avait éclaté dans une province voisine, mais tout de même très éloignée. Je n'ai plus souvenir des causes et elles n'ont pas grande importance ici : chaque jour qui se lève apporte là-bas son lot de motifs de révolte : il s'agit d'un peuple impétueux. Et voilà qu'un jour, un mendiant qui avait traversé cette région apporta dans la maison de mon père un manifeste des insurgés. Il se trouve que c'était un jour de fête, les invités arrivaient et remplissaient notre pièce, au milieu le prêtre était assis et étudiait le manifeste. Soudain, tout le monde se mit à rire et le manifeste fut déchiré dans la cohue. Le mendiant qui, pourtant, avait déjà reçu quantité de dons fut chassé de la pièce à grands coups, tout le monde se dispersa et s'égaya dans cette belle journée. Pourquoi ? Le dialecte de la province voisine est véritablement différent du nôtre et cela se traduit aussi dans certaines formes de la langue écrite qui ont pour nous un caractère archaïque. A peine le prêtre avait-il lu deux de ces phrases que la cause était entendue : c'étaient là de vieilles choses qu'on avait entendues et dont on avait pris son parti il y a longtemps. Et bien que, si mes souvenirs sont exacts, ce fut l'atrocité de la vie qui s'exprimait incontestablement à travers le récit du mendiant, on hocha la tête en riant, et on ne voulut plus rien entendre. Voilà comment on est prompt, chez nous, à gommer le présent."

 

 


Table des matières

 

Préface

Le Chasseur Gracchus

La construction de la muraille de Chine

Une vieille feuille

Une visite à la mine

Le prochain village

La vérité sur Sancho Panza

Notre petite ville ne se situe pas …

De la question des lois

La levée de troupes

Poséidon

Les armes de la ville

Le timonier

Défenseurs

Postface


mercredi 17 juillet 2024

Le Magicien Quantique

Derek Künsken - Le Magicien Quantique - Albin Michel Imaginaire/Le Livre de Poche

 

 


Dans une librairie généraliste possédant un petit rayon SF, j’avais surpris une conversation entre un adolescent accompagné de son père, et une libraire. Le jeune homme après avoir écumé toute la fantasy du stand souhait acquérir un roman de science-fiction orienté action. La vendeuse suggéra successivement Demain les chiens de Simak et le dernier Damasio … Proposition évidemment refusée. Le sourire qui commençait à se dessiner sur mes lèvres s’estompa. Qu’est-ce que j’aurais proposé, en dehors du constat désolant d’une génération passant à côté des œuvres du natif du Wisconsin ? J’ai moi-même zappé nombre de cycles orientés « action » signés James S.A Corey, Jamie Sawyer, John Scalzi etc. sous des prétextes « élitistes » pour reprendre le jargon en usage sur un forum disparu. En fait je m’éloigne de la littérature de science-fiction, d’un temps où je lisais tout ce qui me tombait sous la main. Le Magicien Quantique de Derek Künsken, paru chez AMI voici quatre ans est l’occasion de me faire mentir.

 

Dans un futur inconnu, le genre humain s’est dispersé dans les étoiles et surtout s’est ramifié en sous-espèces n’ayant presque plus rien à voir avec les morphotypes originels. Des manipulations génétiques pas seulement liées à leur nouveau milieu d’existence ont transformé les uns en « Homo éridanus », mi-poissons mi-humains évoluant dans des abysses océaniques, d’autres en « Homo pupa », ou « Fantoches », sortes de poupées humaines soumises aux « Numen, » par le biais de phéromones et les « Homo quantus », fruits d’une expérimentation. Décrits comme des « automates intellectuels » ils peuvent s’immerger partiellement (le mode savant) ou totalement (le mode fugue) dans l’indétermination du monde quantique au prix de l’annihilation temporaire de leur conscience.

 

Plusieurs théocraties gouvernent cette fraction de l’Univers dont la plus puissante est La Congrégation vénusienne. Une partie des Fantoches s’est révoltée contre les Numen et a fondé une théocratie religieuse, un consortium anglo-espagnol s’est créé. Dans ce contexte, une lointaine Union Subsaharienne, vassale de la Congrégation, souhaitant se débarrasser de sa tutelle, tente de faire passer une flotte de vaisseaux hautement technologique à travers un trou de ver (un raccourci permettant de s’affranchir des limitations de la vitesse de la lumière), au nez et à la barbe des Fantoches qui en gardent l’accès. Pour cela elle fait appel à Belisarius Arjona, un homme quantique et arnaqueur de génie qui s’entoure d’associés généticiens, experts en explosifs, d’une consœur et autres cas sociaux assez dingues pour le suivre dans cette entreprise.

 

Présenté comme un Ocean’s Eleven science-fictionnesque, Le Magicien Quantique établit un pont entre la génération des Egan - Watts dont il emprunte le vocabulaire scientifique et celle des grands délirants de l’âge d’or comme Van Vogt, au demeurant canadien comme Derek Künsken, en témoigne l’invention de boutons de veste contenant des particules intriquées bien utiles pour géolocaliser un partenaire dans le fin fond de l’univers. Intrigue de folie et personnages inénarrables complètent la panoplie.

lundi 8 juillet 2024

L’Attrape-cœurs

J.D. Salinger - L’Attrape-cœurs - Pavillon Poche - Robert Laffont

 

 


« « La vie est un jeu, mon garçon. La Vie est un jeu qu'on doit jouer selon les règles. »
«Oui, m'sieur. Je le sais. Je le sais bien. »
Un jeu, mes fesses. Quel jeu. Si vous vous mettez du côté où il y a tous les coups intéressants, alors c'est un jeu, d'accord - je veux bien l'admettre. Mais si vous êtes de l'autre côté, celui où il n'y a rien d'intéressant, à quoi rime le jeu ? A rien. Il n'y a pas de jeu.
 »

 

 

 

Holden Caulfield vient de se faire éjecter à  Noël du collège Pencey Prep, une pension de Pennsylvanie. Il n’en n’est pas à son premier renvoi. Les dés lancés à sa naissance n’ont pourtant pas été pipés : famille newyorkaise aisée, un frère scénariste à Hollywood, Phoebe, une petite sœur adorée et un cadet Allie, décédé prématurément, un deuil dont il ne s’est jamais remis. L’intelligence, Holden n’en manque pas. Mais peu de choses retiennent son attention, hormis la littérature par exemple. Il échoue par désintérêt ou parce que les sujets proposés ne satisfont pas à ses grilles d’évaluation personnelle. Il n’a pas de direction de vie, il a 16 ans, c’est un adolescent.

 

Il prend la décision de ne rentrer chez ses parents que quelques jours après la date de réception présumée du courrier d’exclusion de la pension. Ne supportant plus la présence sur place de deux de ses coturnes, dont l’un a le malheur de flirter avec un ancien amour secret, Holden fugue à New-York, errant dans les rues ou fréquentant des bars nocturnes, multipliant les rencontres et échappant par chance au pire.

 

Nul doute que J.D. Salinger a écrit le ou en tout cas un des romans cultes de l’adolescence. Il doit son succès à ce personnage les pieds pris dans le filet du monde des adultes, et à un style oral, un ton qui colle parfaitement au bonhomme. Après Fante, avant Kerouac, cet écrivain aussi secret que Pynchon, lançait son héros sur les chemins de la liberté, de l’imprévisible, comme aussi il y a bien longtemps le Rimbaud de « Ma bohème ».