Robert Silverberg - L’Homme
dans le Labyrinthe - J’ai Lu
Tout homme est à la fois
le labyrinthe et le promeneur qui s'y perd.
Grégoire Lacroix
Olivier Girard, directeur des éditions Le Bélial’ remarquait
dans son éditorial du numéro 115 de la revue Bifrost l’absence persistante sur
les étals depuis de longs mois, de nouveaux ouvrages de science-fiction de
qualité. Seraient-ils parus, ajoute-t-il, qu’un nouvel obstacle se serait alors
dressé, en cas de succès commercial : voyez L’Anomalie, qualifié de
roman Oulipien par la critique. Pire, certains esprits imbéciles saturant les
commentariums de blogs prestigieux n’y vont pas de main morte : « L’Anomalie
n’est pas un ouvrage de science-fiction ». Gilles Dumay directeur de la
collection Albin Michel Imaginaire déclare également peiner à dénicher l’oiseau
rare alors que l’offre de fantasy ne cesse d’enfler. Cependant cette mauvaise
passe éditoriale incite le lecteur à chercher d’autres voies, à puiser dans le
stock existant, voir, dans mon cas, à revisiter les chefs d’œuvre du genre.
C’est ainsi que je me suis replongé dans L’Homme dans le
Labyrinthe de Robert Silverberg. Pour en parler il me fallut cependant
déroger à un de mes principes. Pas question en effet de doublonner une
chronique ou une étude de sensibilité équivalente et de qualité supérieure. Le
travail formidable de Rachel Tanner Mythe et Space Opera paru dans Bifrost
49 aurait dû me faire taire. Mais j’aime tellement l’ouvrage, que passant outre
mes insuffisances, je vais glisser quelques mots et réflexions interstitielles.
Ce récit de 1967 raconte les efforts de Richard Boardman, un
diplomate de très haut rang pour extirper Dick Muller, un ancien collaborateur, du labyrinthe de la planète Lemnos où il s’est réfugié depuis neuf ans. Muller a conçu pour
l’Humanité, comme l’Alceste du Misanthrope, non pas une « effroyable
haine » mais un dégout au point « De fuir, dans un désert,
l’approche des humains. » Ce dégout partagé, cette
« puanteur » est consécutive à un sort, une manipulation chimique réalisée
par les natifs de Beta Hydri IV, où Muller fut envoyé pour un premier contact.
Dès lors tout humain mis en présence de ce dernier éprouve un sentiment de
tristesse et de rejet causé par la mise au jour de la somme de ses turpitudes jusque-là
enfouies au plus profond de son inconscient :
-
« Vous savez. J'avais toujours
bien supporté l'isolement. Quand je vivais avec les gens j'étais
gai et cordial. Je savais plaire et j'aimais cela! Bien sûr, je
n'ai jamais été aussi rayonnant que vous ! Vous êtes aimable, noble et
gracieux, Ned. Mais je tenais ma place. J'avais des amis,
des femmes, des relations. J'étais un homme parmi les
autres. En même temps, je pouvais partir en mission pendant un
an, un an et demi, sans voir personne, sans que cela me gêne. Après,
quand je fus rejeté pour de bon par la société, je me suis rendu compte
que j'avais besoin d'elle et que je souffrais de ma solitude. Maintenant c'est terminé. J'ai dépassé ce besoin. Je pourrais encore vivre un siècle tout seul sans éprouver le désir de voir quelqu'un. Je me suis entraîné
à considérer l’humanité comme elle me considère : quelque chose de morbide
qui rend malade, qui soulève le cœur et qu'il vaut mieux éviter.
Allez tous au diable ! Je ne dois rien à personne. Je n'ai aucune
obligation envers les hommes, pas même de les aimer. Je pourrais
vous laisser pourrir dans cette cage, Ned sans éprouver le
moindre remords. Je passerais deux fois par jour devant la
cage et je sourirais à votre squelette. Ce n'est pas que
je vous haïsse vous personnellement, ou vos semblables qui
peuplent la galaxie. Non. Simplement, je vous méprise.
Vous ne m'êtes rien. Encore moins que rien. Vous êtes de la
saleté. Vous voyez, je vous connais maintenant et vous me connaissez
vous aussi.
-
Vous parlez comme si vous apparteniez à une
autre espèce que la nôtre, dit Rawlins, hébété d’étonnement.
-
Non, j’appartiens à la race humaine. Je suis
le plus humain de tous les hommes parce que je suis le seul qui ne puisse
cacher sa profonde essence humaine. La sentez-vous, cette merveilleuse essence
humaine ? Toute sa laideur et sa puanteur ? Ce qui est en moi est en vous
aussi. Allez voir les Hydriens, ils vous aideront à la libérer et à l'émettre,
et alors vous verrez tout le monde vous fuir comme on m'a fui. Je suis le
porte-parole des hommes. Je suis la vérité. Je suis l'esprit enfoui sous les
crânes. Je suis tes tripes et les viscères de la pensée. Je suis ce tas
d'ordures que nous prétendons ne pas exister, toute cette sauvagerie bestiale
faite de désirs, de convoitises, de petites haines mesquines, de maux de
toutes sortes, d'envies. Et pourtant, c'était moi qui me croyais un dieu.
Hybris. Voilà, j'ai été rappelé à l’ordre et remis à ma place. »
C’est ici que nous devons quitter Molière pour aborder la
véritable source d’inspiration de Robert Silverberg. Lemnos, la
« puanteur » renvoient nous dit Rachel Tanner au Philoctète de
Sophocle. Philoctète, ancien compagnon d’Hercule, fut abandonné par les Achéens
sur l’ile de Lemnos car ses plaies provoquées par la piqure d’un serpent
puaient horriblement. Mais dix ans plus tard, sa présence est requise pour
vaincre Troie. Philoctète possède en effet l’arc d’Hercule. Pour le convaincre
de revenir chez ses semblables, le rusé Ulysse envoie le jeune fils d’Achille, le
naïf Néoptolème. Dès lors tout correspond, Boardman est Ulysse, Muller,
Philoctète, Ned Rawlins, Néoptolème.
Troie n’est pas à reconquérir dans le roman de Silverberg.
Un envahisseur extra-terrestre hautement technologique menace d’asservir les
colonies humaines. Boardman estime qu’il ne les perçoit pas comme les
représentants d’une espèce intelligente mais comme des animaux domesticables.
Muller et son don particulier pourrait les faire changer d’avis. Encore faut-il
l’extirper de son labyrinthe, un édifice conçu par une civilisation disparue et
truffé de pièges mortels interdisant l’accès en son centre. Mais Boardman, il le sait, est depuis longtemps déclaré persona non grata. Le diplomate tente une ruse et envoie au contact de son ancien collaborateur, Ned Rawlings fils d'un ami de Muller.
Les péripéties de cette histoire importent moins que les divergences
et les confrontations verbales entre les trois principaux personnages qui
évoquent le meilleur d’Anouilh (Beckett, Antigone). On peut d'ailleurs abandonner très provisoirement Philoctète et se dire que Muller est un
Alceste lassé du genre humain, Boardman est aussi un Créon pragmatique, sans scrupule,
n’écartant aucun stratagème pour faire triompher la raison d’Etat, et Rawlins,
dans ses échanges avec ce dernier, une Antigone idéaliste détestant le mensonge :
« Boardman secoua la tête avec
véhémence :
- Il a eu neuf années pour s’habituer à ce
labyrinthe, Quels maniements a-t-il appris, et quels pièges a-t-il su utiliser
pour se défendre ? (Il marqua une pause et reprit) : nous savons seulement
qu'il a mis au point un système destiné à faire sauter tout le labyrinthe si
quelqu'un pointait une arme sur lui. Non, je ne veux pas prendre le risque
d'une action offensive. Il a trop de valeur pour nous. Il faut qu’il sorte
de cet endroit de son plein gré, Ned. C'est pourquoi nous en sommes réduits à
le tromper avec de fausses promesses. Je sais que c'est ignoble et que
cela pue. Mais parfois, l'univers entier pue. Vous n'avez pas encore remarqué
cela ?
— Il
n'est pas obligé de puer ! dit Rawlins violemment, élevant la voix. C'est la
seule leçon que vous ayez apprise pendant toutes ces années ? L'univers ne pue
pas ! C'est l'homme qui pue ! Et il pue de propos délibéré, parce qu'il préfère
puer que sentir bon ! Nous ne sommes pas obligés de mentir ! Nous ne sommes pas
obligés de tricher ! Nous pourrions choisir la franchise et la propreté...
Rawlins se tut
subitement. Il reprit plus doucement :
Je
dois vous paraître solidement naïf, n'est-ce pas, Charles ?
— Vous
en avez le droit, répondit Boardman. C'est le privilège de la jeunesse.
— Pensez-vous
sincèrement que l'univers est pourri et qu'il a été créé par un esprit
malfaisant ?
Boardman toucha
le bout de ses doigts boudinés et courts.
— Ce n'est pas
exactement cela. Il n'y a pas une puissance du mal qui règle l'ordre des
choses, pas plus qu'il n'existe une puissance du bien. L'univers est un immense
mécanisme impersonnel. Son fonctionnement le conduit à exercer de temps en
temps une contrainte sur certaines de ses parties qui peuvent en souffrir et
disparaître à cause de ce qui leur paraît une injustice, mais l'univers
s'en fout, parce qu'il peut les remplacer, Il n'y rien d'immoral
dans ce rejet, mais on ne peut empêcher les parties lésées de penser que
cela pue. Quand nous avons envoyé Dick Muller sur Bêta Hydri IV, deux petites
parties de l'univers se heurtèrent. Nous devions l’envoyer là-bas parce que
notre nature nous pousse à essayer de découvrir toujours plus loin, et les
Hydriens ont agi de la sorte avec lui parce qu'ils obéissaient à des lois de
leur nature. Le résultat fut que Muller revint de Bêta Hydri IV en mauvais état.
Il avait été coincé dans la machinerie de l'univers et il avait été broyé.
Maintenant, il va y avoir un second heurt entre deux parties de l'univers, tout
aussi inévitable, et nous devrons jeter une nouvelle fois Muller dans les
engrenages de la machine. Il y a de grandes chances pour qu'il soit à nouveau
mis en pièces - et cela pue, je le reconnais - mais pour en arriver là, il faut
que vous et moi nous nous salissions un peu nos mains et nos âmes. »
Le Cosmos de Silverberg est impersonnel ; ses
engrenages renvoient au titre d’une pièce de Cocteau La Machine Infernale
là aussi inspirée du théâtre de Sophocle. Machinerie de l’Univers contre
machinerie du Destin … Sans dévoiler la conclusion du récit on n’imagine pas,
tragédie oblige, Muller renouer avec le genre humain : « J’ai
appris la vérité sur les hommes » dit-il. Le final tout en retenue en
évoque un autre, tout en pathos, celui de Dans le torrent des siècles de
Clifford D. Simak :
« Elle garda la tête levée, regardant fixement le
minuscule point de feu qui fuyait dans l'espace.
— Il
fallait qu'il continue de penser qu'il y avait quelques humains qu'il avait pu
aider, qu'il y avait quelques humains qui croyaient encore en lui.
Herkimer hocha la tête :
— C'était
la seule chose à faire, Eva. C'était ce que vous deviez faire. Nous lui avons
assez pris, assez pris de son humanité. Nous ne pouvions pas la lui rendre
toute.
Elle porta les mains à son visage, courba les épaules et
ne fut plus qu'une femme, une androïde, qui sanglotait, le cœur brisé. »
Que c’est beau la science-fiction.