« Tu peux dire ce que tu veux, tu désirais changer les choses. C’était la raison d’être de First Rays of the Rising Sun. Des harmonies qui auraient apporté le salut, cicatrisé les blessures entre les hommes et les femmes, les Noirs et les Blancs, les mères et les filles, les pères et les fils. Parce que seule la musique le permet, elle n’a ni frontières ni langage, le sien excepté. »
Réparateur de matériel hi fi à l’aube des années Bush, Ray Shackleford noie dans l’alcool un mal-être accru par la faillite de son couple. La mort de son père déclenche en lui une aptitude surprenante, celle de s’immerger totalement dans l’univers musical de ses groupes favoris. Mi shaman, mi voyageur temporel, Ray ramène de ses excursions des enregistrements inédits qu’il soumet à un producteur de Carnival Records, Graham Hudson.
Paru aux Etats-Unis voici près de deux décennies, publié en France en 2000, Fugues n’a rien perdu de ses qualités littéraires, ni de son charme. Les grands ouvrages dit t’on traversent victorieusement l’épreuve du Temps. Si l’évocation de la fin des années 60 constitue un des points forts narratifs attendus du roman, la relecture de ce texte prend aujourd’hui le lecteur à la gorge au détour de quelques passages annexes comme la description de l’atelier de réparation de chaînes hi fi du héros, bien après l’extinction des sixties. Sur le tard, Doisneau aimait, parait t’il, parcourir les angles de ses photographies les plus célèbres en occultant le sujet principal. Ici aussi la nostalgie a changé d’époque. Celle, presque aussi lointaine qui vouait un culte au son et non à l’image vidéo. Autant que la séparation des Beatles ou des Beach Boys, le quasi-abandon des platines en tout genre et autres objets cultes, a plongé les victimes du MP3 dans l’amertume et le souvenir des noces anciennes du métal chromé, de l’électronique, des accessoires mécaniques et des bancs de mesure.
Lewis Shiner a choisi d’inscrire le destin de Ray Shackleford dans l’histoire du rock et de la pop des années 60 et 70, sur fond de conflit générationnel. De fait Fugues ressuscite une vieille utopie : changer le monde par la musique. Son personnage s’efforce de finaliser la production d’albums légendaires jamais aboutis, comme Smile de Brian Wilson, persuadé qu’ils constituent les points de passage obligés d’une nouvelle trame temporelle. Mais court aussi en filigrane l’espoir secret d’ une réconciliation avec un père a la fois haï et désiré, une hantise que partagent dans une mise en abyme vertigineuse, l’auteur, le héros du livre, Jim Morrisson et quelques autres, et qui confine au désir de mort. En effet Jack Shackleford est mort d’un accident de plongée dans la mer des Caraïbes.
Des oscillations temporelles de Ray surgissent alors quelques morceaux de choix : l’évocation des lieux cultes de Los Angeles ou Londres jadis, la rencontre de celui-ci et de Brian Wilson, le compositeur des Beach Boys. Mais on retiendra surtout de ce roman l'immersion du héros dans son passé, bâti comme un parcours psychanalytique.
Fugues est une réussite totale.
PS : on trouvera sur le site du Cafard cosmique un dossier complet sur Lewis Shiner
Cette chronique est dédiée à la mémoire de ma platine Thorens TD50, de l’ampli tuner Technics SA 5360 et de mes enceintes JBL L36 lâchement abandonnées un petit matin dans un dépôt vente parisien.
2 commentaires:
Tu es définitivement un homme de goût.
... j'ai souvenir d'une de mes chroniques du Cafard qui aurait mérité un razzie...
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