jeudi 17 février 2022

Le Monde d’hier

 

Stefan Zweig - Le Monde d’hier - Folio essais

 

                                                                                                       

 

« Personne ne se gênait devant personne ; les plus jolies filles n’avaient pas honte d'entrer dans le petit hôtel le plus proche au bras d'un nègre noir comme du jais — on se fichait, à Paris, de la race, de la classe ou de l'origine, tous ces épouvantails dont on a commencé plus tard à gonfler l'importance. » Stefan Zweig - Le Monde d’hier

 

 


J’ai dans ce blog évoqué Le joueur d’échecs dernier ouvrage de l’écrivain Stefan Zweig. L'autobiographie Le Monde d’hier, qui le précède, a été rédigé à Petrópolis au Brésil, lieu de son ultime exil. Né à Vienne le 28 novembre 1881, l’auteur, né d’une famille aisée appartenant à la communauté juive, poursuit des études universitaires sans conviction mais couronnées néanmoins d’un doctorat en philosophie. Très vite il se consacre à ses deux passions, les voyages et l’écriture. Il part à Paris, qui lui laisse un souvenir inoubliable - comme plus tard Hemingway. Il découvre l’Angleterre, puis au-delà de l’Europe, l’Inde, Ceylan. Avec un regard déjà affuté il s’indigne du système de castes et s’étonne, à l’inverse d’un Pierre Loti, qu’un touriste soit affublé de 14 serviteurs, tout en s’inquiétant des conséquences de renversements sociaux futurs prévisibles. De l’autre côté du globe, à New-York et Philadelphie, il admire le dynamisme de la jeune Amérique. Ces voyages lui permettent de rencontrer des personnalités avec lesquels il entretiendra une correspondance assidue et forgera des amitiés durables comme Romain Rolland, Rilke, Walther Rathenau, homme fort de la future république de Weimar assassiné en 1922.

 

La guerre de 1914-1918 le prend au dépourvu. Comment des nations prospères aux avant-postes de la science peuvent-elles en découdre ? Une génération sera sacrifiée aux cultes de la puissance et du nationalisme, même si le vent tourne à partir de 1917. Les intellectuels s’affrontent, Rolland d’un côté, le funeste Lissauer de l’autre, auteur d’un chant de haine contre l’Angleterre. Barbusse publie Le feu. Zweig place une pièce de théâtre Jérémie, en forme de manifeste de la paix. Il découvre surtout la naissance des passions de masse et la trahison de la raison, leitmotiv du XXème siècle. Il fuit en Suisse pour retrouver l’auteur de Jean-Christophe. L’armistice plonge l’Autriche puis l’Allemagne dans une gigantesque crise financière. C’est elle qui jettera selon lui ce pays dans les bras d’Hitler. Parti en Italie en 1922 il retrouve le monde d’avant sauf à Venise où il croise les premiers groupes fascistes et parcourt la prose de Mussolini dans le journal Popolo d’Italia. A l’avènement d’Hitler ses livres sont brulés et son passeport détruit. Il s’exile en Angleterre puis au Brésil. Sa femme et lui mettent fin à leurs jours.

  

L’ouvrage, d’une écriture splendide, a été rédigé sans fonds documentaires, de mémoire, l’écrivain n’ayant pu emporter que le strict nécessaire ; toute correspondance lui fut par ailleurs impossible. Son témoignage élude quelques faits mais c’est surtout l’action de Zweig dans ces périodes dramatiques qui a suscité des critiques. Klaus Mann, un de ses disciples lui a reproché de ne pas avoir dénoncé la montée du fascisme dès 1930 en Allemagne, Thomas Mann et Hannah Arendt ont été également sévères. L’écrivain à l’époque déplaçait les foules. A-t-il été trop prudent ? Pour ma part, je trouve insupportable qu’un apatride juif puisse passer du statut de victime à l’état de lâche. Que n’eut-il été français, pays qu’il adorait, où les hurleurs antisémites sont Pleiadisés ?

 

Sous l’éclairage autobiographique, Le Monde d’hier raconte le déclin d’un continent et l’abandon sous les coups de butoir de deux guerres mondiales, du rêve européen. Il officialise la fin du cosmopolitisme. Zweig, cet ami lointain adresse un ultime message : méfiez-vous des voix qui traquent des proies. L’Europe certes existe aujourd’hui, dans l’indifférence générale, structurée autour d’un parlement et d’une monnaie unique, mais elle se fissure peut-être déjà sous les assauts nationalistes de pays en difficulté économique (1). Ce n’est pas l’exil qui a tué l’auteur autrichien c’est la perspective de voir l’Europe remplacée par un Reich de mille ans. Puisse son désespoir nous garder éveillés.

 

 

(1)   Le vrai état de la France - Agnès Verdier-Molinié


5 commentaires:

Biancarelli a dit…

Bel article et je vous rejoins entièrement sur la conclusion.

J’ai lu récemment ’Une partie d’échecs avec mon grand-père ”d’Ariel Magnus,un romancier argentin,dont le grand-père, grand lecteur de Zweig,juif en exil en Argentine.
”La métaphore echiqueenne de la guerre” y est largement évoquée.

Soleil vert a dit…

Merci
Avec le dialogue entre Zweig et Romain Rolland entamé à l'aube de la guerre de 14 on voit naitre la figure de l'intellectuel impliqué dans le destin des nations.
Zweig, après Victor Hugo, chantre de l' Europe.

Christiane a dit…


"Le monde d'hier"...
Merci de rappeler cette mémoire de l'Europe de l'époque par un homme las, malmené, apatride.

"[...]une puissance plus profonde, plus mystérieuse, était-elle aussi à l'oeuvre sous cette ivresse. Cette houle se répandit si puissamment, si subitement sur l'humanité que, recouvrant la surface de son écume, elle arracha des ténèbres de l'inconscient, pour les tirer au jour, les tendances obscures, les instincts primitifs de la bête humaine, ce que Freud, avec sa profondeur de vues, appelait "le dégoût de la culture", le besoin de s'évader une bonne fois du monde bourgeois des lois et des paragraphes, et d'assouvir les instincts sanguinaires immémoriaux. Peut-être ces puissances obscures avaient-elles aussi leur part dans cette brutale ivresse de l'aventure et la foi la plus pure, la vieille magie des drapeaux et des discours patriotiques — cette inquiétante ivresse des millions d'êtres, qu'on peut à peine peindre avec des mots et qui donnait pour un instant au plus grand crime de notre époque un élan sauvage et presque irrésistible. [...]"

Soleil vert a dit…

Merci Christiane, J'aurais du mettre aussi ce texte magnifique en épigraphe. Je pense à Vienne, cité des Mozart, Beethoven, Strauss, Freud … Aujourd'hui que reste t-il d'elle si ce n'est son concert du nouvel an ?

Anonyme a dit…

Je pense aussi au poète polonais Adam Mickiewicz avec Victor Hugo. Deux grands visionnaires sur l’Europe des nations.