On créditera les époux Kloetzer de deux bonnes idées.
La première étant d'avoir placé une entreprise au cœur d'un ouvrage de fiction. Comme l'écrit René-Marc Dohen sur le site Noosfere :" La SF n’utilise que très rarement l’entreprise comme terrain d’action ». On se souvient bien sûr du roman Dans la dèche au royaume enchanté, de Cory Doctorow. Jadis, Robert Heinlein dans L’homme qui vendit la lune ou la nouvelle « Nous promenons aussi les chiens » avait aussi glissé quelques principes managériaux toujours d'actualité.
On peine à allonger cette liste. Or les entreprises sont le moteur du futur. Une réalité que le cinéma de SF a intégré depuis longtemps en raison même de l'industrialisation de son art, en créant Skynet (Terminator), ou la Tyrell Corporation (Blade Runner).
Le premier chapitre, ou récit du fix-up imaginé par les Kloetzer témoigne de cette prégnance réciproque. Une multinationale incorpore deux consultants Vihn Tran et Charlotte Audiberti dans leur division "Cohésion interne". Leur mission : remédier aux dysfonctionnement du Groupe et sauvegarder son image.
Le regard que porte les postulants sur leur nouvel environnement relève tout à la fois des codes de la science-fiction et des réalités de la vie en entreprise. La vague de suicides qui décime le centre d'appel "Pensez à eux" évoque des faits divers récents. Mais le lecteur des Monades urbaines de Robert Silverberg ou le spectateur de THX1138 de Georges Lukas ne sera pas dépaysé par l'enthousiasme obligatoire sévissant dans la "Tour sans fins", ou les costumes blancs portés par les employés du Groupe. Une ambivalence qui contribue à brouiller les pistes.
En second lieu, une idée-force parcourt Cleer : les entreprises, y compris et surtout celles les mieux aguerries aux réalités du marché se comportent comme des entités délirantes, monstres modernes peuplés de Jonas salariés accomplissant des rites incompréhensibles.
Cleer est à la fois une multinationale, un concept new age, peut-être une secte. Devenez "Clair" disent les scientologues. Les auteurs, avec une parfaite ingénuité et neutralité, dans un style rappelant les derniers ouvrages de Gibson, jouent avec le langage dit "corporate" ( en fait une soupe marketo-managériale ) mêlant terminologie de gestion d'entreprise (les task-force, par exemple) et doux délires : "les techniques d'interaction Karenberg augmentent la sensibilité empathique[…]Appliquées à la gestion de projet, elles permettent la création de contextes de consensus riche offrant à chaque acteur des perspectives et des possibilités de développement. Elles aident en fait à construire un processus développemental aussi bien pour le consultant que pour les acteurs externes." L'ambivalence, toujours.
Le récit glisse progressivement dans une atmosphère fantastique et onirique. Tea, Coffee, me met en scène un dédoublement de personnalité affectant le personnage pourtant le plus solide mentalement, Vihn Tran. La fragile Charlotte Audiberti, dont les intuitions à la limite du paranormal aident à la résolution de bien des affaires, porte ensuite toute l'irrationalité de la narration.
L'ouvrage perd cependant progressivement un peu de son intérêt. La présence d'un anneau mystérieux donné à Charlotte ne génère pas de péripéties notables. Un huis clos, choix narratif déjà éprouvé, nous aurait peut-être permis d'en apprendre un peu plus sur cette "Tour sans fins" et les mystérieux personnages qui en fréquentent les étages supérieurs.
Cleer reste cependant un ouvrage à part porté par une thématique trop rarement exploitée. Plaisir rehaussé par le maquettage original de Daylon.
1 commentaire:
"En second lieu, une idée-force parcourt Cleer : les entreprises, y compris et surtout celles les mieux aguerries aux réalités du marché se comportent comme des entités délirantes, monstres modernes peuplés de Jonas salariés accomplissant des rites incompréhensibles."
Un dieu, en fait. C'était mon idée d'origine.
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