Bangkok à l’époque de la Contraction. Un monde futur
sans pétrole, en proie à des pandémies qui ravagent la Terre, en particulier
l’Asie du sud Est. Mieux organisé que ses voisins birmans, vietnamiens ou
malaisiens, le royaume de Thaïlande survit cependant tant bien que mal. Au sein de la
capitale, deux factions s’affrontent et menacent d’emporter la cité royale plus
sûrement que les inondations contenues par les digues et les pompes. Les chemises
blanches du Ministère de l’Environnement défendent farouchement l’idée d’un
protectionnisme économique et d’un cordon sanitaire, à l’inverse des
représentants du Ministère du Commerce qui prônent une libre circulation des
biens et surtout des produits génétiquement transformés. L’ingénierie génétique à la fois menace et source
de profits est la grande affaire de ces temps à venir. Témoins ces éléphants
transformés en mastodontes qui alimentent en énergie l’usine de fabrications de
piles électriques d’Anderson Lake, un farang à la
solde d’Agrigen, une multinationale agroalimentaire. Ou le ngaw, un fruit à la
saveur extatique fabriqué par Gi Bu Sen, alias Gibbons, transfuge d’ Agrigen.
Au sein de ce mælstrom, prisonniers d’un Bangkok en fusion, quelques
personnages, dont une automate, tentent de tirer leur épingle du jeu.
Sourire carnassier aux lèvres, Paolo Bacigalupi
déboule en trombe dans le petit monde de la SF avec un premier roman auréolé
des trophées Hugo, Nebula et Locus. Son panorama d’un univers futur et inquiétant,
convainc, comme Le fleuve des dieux de Ian McDonald dont il
partage la technique du texte immersif nourri d’une lexicologie importée.
Ouvrir ce livre c’est ingérer le ngaw décrit par Anderson comme « un coup
de poing de saveur », une « explosion florale » et dont les
effets évoquent ceux du D-Liss, une des drogues du roman de P. K. Dick, le
Dieu venu du Centaure.
L’intrigue démarre véritablement avec la prise du
pouvoir de la Cité par le Ministère du commerce et l’éviction des chemises
blanches. Un événement vécu au travers de quelques personnages.Tout d’abord
Emiko, la fille automate, une androïde esclave abandonnée à Bangkok par son
maître, un homme d’affaire japonais, au profit d’un modèle plus perfectionné (1).
Employée dans un bordel, elle rêve de rejoindre le Nouveau Peuple, une tribut
d’automates réfugiée dans le nord de la Thaïlande. Un projet à priori
chimérique car elle doit lutter à la fois contre une population hostile aux
androïdes et un comportement d’asservissement dicté par ses gènes. Elle croise
sur sa route Anderson Lake qui possède une usine de fabrication de piles
dirigée par un yellow card, Hock Seng. Ce vieil homme chinois chassé de
Malaisie a tout perdu, famille et richesse. Forcé de composer avec Lake, sous
peine de retrouver les tours où s’entassent ses compatriotes, il tente de retrouver
sa fortune par tous les moyens. Les forces furieuses de l’impermanence
bouddhique à l’oeuvre dans ce monde balaient aussi Jaidee l’emblématique
capitaine des chemises blanches ennemi résolu des farangs au profit de son
adjointe Kanya.
« Ils sont quatre dans la pièce.
Quatre. Il frémit à cette pensée ».
Bangkok conçue comme un cercle rouge Melvillien dans
lequel Emiko, Lake, Hock Seng ,
Jaidee/Kanya cherchent désespérément une issue, est la véritable héroïne de ce
roman. Huis
clos infernal dans lequel intriguent des personnages secondaires tout aussi
complexes tels le
Général Pracha, le docteur Gibbons ou des créatures inquiétantes issues d’un
roman d’Eugène Sue : Le seigneur des Lisiers, l’Enculeur de chiens… Mais laissons parler Bacigalupi :
« Le soleil se glisse par-dessus le
bord de la Terre, baignant Bangkok de son feu. Il se jette comme fondu sur les
os des tours désolées de l’Expansion et sur les chedis dorés des temples de la
ville, les engloutit de lumière et de chaleur. Il enflamme les hauts toits
pointus du Grand Palais, ou la Reine Enfant vit cloîtrée avec ses dames de
compagnie, et les ornementations en filigrane du mausolée des piliers de la
ville ou les moines chantent vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours
sur sept pour les murs et les digues de la cité. L’océan à la chaleur de sang
clignote de vagues bleu miroir comme le soleil se déplace, brûlant.
La lumière frappe le balcon du sixième
étage d’Anderson Lake et se déverse dans son appartement. Les lianes de jasmin
au bord de la véranda bruissent dans le vent chaud. Anderson lève le regard les
yeux plissés d’éblouissement. Des bijoux de sueurs apparaissent et scintillent
sur sa peau pâle. Au-delà de la balustrade la ville ressemble à une mer fondue,
brille d’or aux endroits ou le verre et les flèches accrochent l’explosion
lumineuse. »
La fille automate ?
Un roman formidable. Paolo Bacigalupi ? Un auteur à suivre assurément.
- (1) Blade runner n’est pas loin, en particulier la rencontre entre Emiko et le docteur Gibbons, réminiscence de la rencontre de Roy Batty et de son créateur. On relira aussi "Misvirginity" de Daylon, nouvelle inclue dans l'antho SFQ publiée par les éditions ActuSF.
Texte retouché le 07/12/2018
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire