dimanche 9 mai 2021

La diagonale Alekhine

 

Arthur Larrue - La diagonale Alekhine - Gallimard

 

 

A M Harasse, ancien prisonnier de guerre, mari de mon institutrice en CP, qui en juin 1968 m’avait offert une édition de 1940 du Bréviaire des Echecs de Xavier Tartakover

 

« car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs, comme Légal ; on peut être aussi un grand joueur d’échecs, et un sot, comme Foubert et Mayot. » 

Diderot - Incipit du Neveu de Rameau

 

 

Le jeu d’échecs constitue épisodiquement la trame d’intrigues romanesques ou cinématographiques. Derniers en date, Le Prodige d' Edward Zwick, tentative de biographie filmée de Robert James Fischer, et Le jeu de la Dame, remarquable série Netflix tirée d’un roman de … Walter Tevis, auteur de légendaires ouvrages de science-fiction. Avec La diagonale Alekhine, paru chez Gallimard, Arthur Larrue livre une reconstitution romancée des six ou sept dernières années de l’existence du champion franco-russe Alexandre Alexandrovitch Alekhine.

 

Si le nom de Bobby Fischer évoque encore pour beaucoup ce joueur génial et fantasque des années de guerre froide, le souvenir du seul champion du monde français à ce jour s’estompe en dehors des cercles échiquéens. La vie et la carrière de ces deux fortes personnalités eurent néanmoins quelques similitudes. Avant de conquérir le titre suprême, ils n’avaient jamais battu leurs rivaux, Capablanca pour l’un, Spassky pour l’autre. La préparation fit la différence, complétée par les manœuvres de déstabilisation de l’américain. Son but atteint, le natif de Brooklyn refusa d’affronter Karpov. Le franco-russe évita un match revanche contre Capablanca. Leurs fins de vie furent pitoyables ; Fischer bascula dans le complotisme antisémite, et Alekhine collabora avec l’occupant allemand, notamment Hans Frank, « le Bourreau de la Pologne », publiant dans le Pariser Zeitung un essai comparatif sur les Echecs juifs et aryens. Le premier mourut sur les lieux de sa gloire, le second dans une solitude noire à Estoril au pays du Fado et de l’exil intérieur immortalisé par Pessoa.

 

Dès lors Arthur Larrue, écrivain et enseignant au parcours atypique et passionnant, s’efforce de comprendre l’incompréhensible. Comment Alekhine dont les parties d’échecs furent des feux d’artifice combinatoires encore admirés des amateurs du monde entier, se transforma t-il en une caricature de slave alcoolisé et antisémite ? La première partie de son existence suit le parcours de ces nobles russes blancs devenus cuisiniers ou chauffeurs de taxis parisiens. Il survit à la première guerre mondiale, à la révolution russe et échappe à deux reprises à la Tcheka. Optant pour la nationalité française, lors de son match contre Capablanca en 1927, il devient un de ces joueurs cosmopolites qui écument les échiquiers du monde entier. Il connait depuis son mariage avec Grace une aisance matérielle qu’ignore la plupart de ses confrères, comme Spielmann mort de faim à Stockholm en 1942.

 

Source Europe-Echecs
Le roman démarre avec le départ de Buenos Aires à l’aube de l’année 1940, où se disputait une Olympiade. Après une halte à Lisbonne il atterrit dans une France en guerre. Il postule pour un poste d’interprète. Après l’armistice les allemands le repèrent et font pression sur lui. Le voici désormais propagandiste des échecs aryens adoubé par Frank et consorts. A la fin de sa vie les soviétiques feront de même, le métamorphosant en héros (Kotov) ! Ils s’opposeront à toute action en justice des alliés et mettront sur pied un match Botvinnik-Alekhine. Dorénavant le noble jeu sera l’emblème de la révolution. Il faudra attendre la fin de l’URSS pour voir se fissurer la domination de l’école soviétique. Reste cette question du glissement d’un antisémitisme passif du champion - « tout le monde savait » disait Tartakover - à ces pages affreuses. Comment après avoir échappé à la tenaille des soviets, s’être glissé dans celle des nazis ? Comment à défaut de vision morale, ne pas avoir anticipé la suite des évènements ?

 

Les plus belles pages du roman mettent en scène l’horrible fin de Spielmann, de Przepiorka et le délabrement physique et mental de Rubinstein qui échappa par miracle aux convois de la mort. Il y en a d’autres étonnantes sur un Paris sulfureux façon Portier de nuit. Le titre étonne : La diagonale Alekhine. Quitte à géométriser j’aurais choisi le Canon d’Alekhine, verticale où s’empilent les deux Tours et la Reine. Je ne suis pas d’accord aussi avec cette vision d’un Alekhine tâcheron face au pur génie d’un Capablanca, n’ayant comme seule arme qu’un travail forcené et une mémoire phénoménale. De la mémoire il en faut. Ensuite la profondeur des conceptions du joueur franco-russe, jointes à ses analyses de parties qui des décennies plus tard ne sont pas remises en cause à l’instar de celles de Kasparov, montrent l’étendue de son talent naturel. Le portrait qu’en fait Arthur Larrue évoque plutôt celui de Kortchnoï, combattant exceptionnel qui, selon Karpov, compensait de moindres aptitudes par un travail acharné.

 

Broutilles que tout ceci. Voilà peut-être un des meilleurs romans publié sur le noble jeu où petite et grande histoire s’entremêlent. Alekhine a légué une défense qui porte son nom. Apprenez, grâce à l’auteur, son secret : le pion du roi avance de deux cases pour prendre possession du territoire. Un cavalier noir tente de s’opposer en F6. Le pion persécuteur poursuit en E5 pour prendre le cavalier. Celui-ci fait un pas de côté en D5. Désormais le pion s’expose à un contournement. Le persécuteur sera à son tour persécuté.



5 commentaires:

Anonyme a dit…

Roman qui vaut le détour,mais qui ne se base pas assez sur les faits historiques à mon humble avis.

Soleil vert a dit…

J'ai lu l'article de Georges Bertola intitulé "Alekhine et la guerre", et le roman ne m'en semble pas très loin.

Anonyme a dit…

C’est la façon dont sont traités ces champions qui me paraît romancée mais après tout il ne s’agit que d’un roman.
Autre bémol, fallait-il dans un tel roman introduire des passages aussi crus avec des jeux de mots douteux que je ne revelerais pas.
Sinon. Excellente chronique comme souvent.
B a V.

Claudio Bahia a dit…

Bonjour, vous faites un intéressant parallèle entre B. Fischer et Alekine. N'est ce pas justement lors du match Spassky-Fischer que celui-ci joue une défense Alekine, vers la fin du match (13eme ou 14eme partie? ) C'était à l'époque un système presque complètement délaissé, et Fischer avait totalement surpris les soviétiques. D'ailleurs Fischer avait gagné cette partie et après cette partie André Chéron avait dit que pour lui Fischer était désormais le vrai champion du monde.
En fait, Fischer avait joué 2 fois cette défense, je ne me souviens plus quelle était l'autre.

Soleil vert a dit…

Autre parallèle : Spassky comme Capablanca étaient des gentlemen !

Défense Alekhine : il y en eut deux disputées sur ce thème pendant le match avec un score de 1,5 pour l'américain contre 0,5 pour le soviétique.
Par contre j'ignorais la remarque de Chéron.