vendredi 8 mai 2020

La guerre uchronique


Fritz Leiber - La guerre uchronique - Edition intégrale - Mnémos



                                                                                                       



« Eh, mon pote, tu veux vivre ? »


Si une personne s’adresse à vous en ces termes, vous seriez bien inspiré de l’écouter et de la suivre. L’autre hypothèse est que vous tenez en main La guerre uchronique de Fritz Leiber. Une heureuse nouvelle également, car vous allez passer un bon moment et apprendre une multitude de choses sur cette série oubliée de l’auteur du Cycle des Epées. Timothée Rey a complètement refondu l’ancienne édition de l’ensemble des textes connue sous le nom de La guerre des modifications, entendez par là, nouvelles traductions, ajouts de récits supplémentaires, préface, glossaire, étude de l’œuvre romanesque de Leiber et un paquet de notes à faire pâlir de jalousie un Jean-Pierre Bernès ou un Philippe Jaworski (1). Le théâtre élisabéthain et la mythologie nordique n’auront plus de secret pour vous, à moins que vous ne préfériez un précis de numérologie. La préface qui met l’accent sur la thématique du voyage dans le temps un peu au détriment de l’uchronie, me semble le seul point de discussion. L’appareil critique est de telle qualité et de telle ampleur que je me suis demandé pour la première fois de ma vie de lecteur si le para texte ne renvoyait pas le corps de l’ouvrage au second plan. L’assertion est cependant injuste dans la mesure où l’écriture multi-référentielle et jouant sur les mots de l'écrivain, suscite ces commentaires.


La guerre uchronique raconte l’affrontement dans l’espace et le temps de deux peuples, les Araignées et les Serpents. Ou plutôt ne raconte pas. Seuls les échos de cette guerre nous parviennent comme dans L’Hyper-temps où des soldats réfugiés dans une base arrière « La Station de Récupération et de Distraction » ressassent leur périple. Cette distanciation par rapport à l’évènement principal (à l’inverse de La Patrouille du Temps de Poul Anderson) autorise toutes les libertés narratives. Dans « Dernier zeppelin pour cet univers » un vent uchronique modifie la trame de l’histoire sans que le conflit principal soit suggéré. « Le vieux soldat » échoué dans une taverne détaille les péripéties de ses guerres millénaires sans que personne n’émette l’hypothèse qu’il y a effectivement participé. L’inspiration de cette nouvelle - et c’est là que l’on apprécie la profondeur du travail de Timothée Rey - vient d’un pangramme « The quick brown fox jumps over the lazy dog ».


Damien Hirst - Hydra et Kali


Seize récits dont le roman cité plus haut et une novella « Nul besoin de grande magie » composent l’ensemble. Quatre textes dominent le cycle. « Dernier zeppelin pour cet univers » et « Minuit dans le monde miroir » tranchent par leur classicisme. Leiber renonce à ses habituels « bavardages », pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Andrevon. Le premier (Hugo 1975, Nebula 1976) décrit un monde dominé par la technologie des moteurs électriques et des zeppelins à hélium. La convivialité sociale y exclut toute forme d’antisémitisme. Un diplomate allemand au visage tristement célèbre s’apprête à quitter New York quand soudain la trame du Temps s’effiloche. On dirait un Pavane ou un ouvrage de Dick retaillé à la dimension d’une nouvelle. « Minuit dans le monde miroir » évoque Le portrait de Dorian Grey revisité avec la minutie d’un Edgar Poe. Se contemplant dans l’infini des reflets de deux miroirs se faisant face, le narrateur s’aperçoit d’une anomalie dans le 8e. Au fur et à mesure de ses passages successifs, l’aberration progresse de reflet en reflet … Patrouillant sur la planète rouge, un astronaute est stoppé par la vision incongrue de la cathédrale de Chartres en plein désert. « Quand soufflent les vents uchroniques » est une errance  martienne totalement poétique. « Imaginez un poète qui se sent né pour le drame et qui pourtant n’a pas en lui le démon de l’action, c’est-à-dire la logique des combinaisons multiples naissant de la passion humaine et l’entraînant vers un dénouement final ; voilà l’écrivain dont nous essayons de tracer la physionomie ». Cette assertion d’un essayiste sur Robert Browning, dont il est question dans ce texte, résume bien l’art de Fritz Leiber (2). Enfin « Nul besoin de grande magie » révèle une autre de ses facettes, son goût pour le théâtre et la théâtralisation. Il s’agit ici d’une représentation de Macbeth de William Shakespeare, racontée par une costumière réfugiée dans les coulisses. On est à la fois dans la pièce, autour de la pièce, ses figures, l’interprétation etc. Cela évoque l’Impromptu de Versailles. Pour complexifier le tout, l’auteur a repris les protagonistes de L’Hyper-temps. L’action se déroule-t-elle dans la Station ou en dehors ? Toujours est-il qu’un coup de vent uchronique transporte tout ce petit monde en l’an 1600. Brillante fiction, mise en abyme, tout est dit et plus encore par Timothée Rey, architecte ébouriffant d’une édition intégrale d’un pan méconnu de l’œuvre de Fritz Leiber.




TABLE DES MATIÈRES



PRÉFACE



QUAND SOUFFLENT LES VENTS UCHRONIQUES



L'HYPER-TEMPS

I.ENTRENT TROIS HUSSARDS

II.UN GANT DE LA MAIN DROITE

III.NEUF POUR UNE TEUF

IV.SOS DE NULLE PART

V.SID SORT LES FILLES-FANTÔMES

VI.LA CRÈTE, CIRCA 1300 AVANT 3.-C.

VII. LE TEMPS D'Y PENSER

VIII.UN LIEU OÙ SE TENIR

IX.UNE CHAMBRE CLOSE

X. MOBILES ET OPPORTUNITÉS

XI.LE FRONT OCCIDENTAL, 1917 APRÈS J.-C.

XII.UNE GRANDE OCCASION

XIII.LE TIGRE EST LÂCHÉ

XIV. « TU VAS PARLER, MAINTENANT ? »

XV.LE SEIGNEUR ARAIGNÉE

XVI.LA SOMME DES POSSIBLES



MOUVEMENTS DU CAVALIER



NUL BESOIN DE GRANDE MAGIE



LE MATIN DE LA DAMNATION



ESSAYEZ DE CHANGER LE PASSÉ



LE VIEUX SOLDAT



PAVANE POUR DES FILLES-FANTÔMES



CORRIDOR NOIR



DERNIER ZEPPELIN POUR CET UNIVERS



LES MYTHES QUE MON ARRIÈRE-PETITE-FILLE M'A CONTÉS



LES TRANCHÉES DE MARS



L'ARAIGNÉE MENTALE



LE NOMBRE DE LA BÊTE



LIBÉREZ LE MONSTRE EN VOUS !



MINUIT DANS LE MONDE-MIROIR



GLOSSAIRE

QUELQUES MOTIFS D'UNE TOILE DE MAÎTRE (IMAGES DE L'ARAIGNÉE ET DU SERPENT CHEZ FRITZ LEIBER)





(1)Respectivement maitres d’œuvres du Borges en Pléiade et de la réédition de Moby Dick en Quarto.





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