mercredi 19 mars 2025

Coulez mes larmes, dit le policier

Philip K. Dick - Coulez mes larmes, dit le policier - J’ai Lu

 

 

 

Les années passent et Philip Kindred Dick est un peu plus présent dans nos vies. Qui n’a lu au moins un de ses romans a vu ou a été sensibilisé aux adaptations cinématographiques de son œuvre ou aux films qui s’en sont inspirés. Il y a aussi autre chose. Le monde a changé. La multiplication des médias, le règne de l’image, l’avènement du web et de l’IA et surtout le temps que nous consacrons à la visualisation des productions de ces déversoirs contribuent à l’édification de réalités alternatives. Les fake-news, les visuels truqués sont nos nouveaux paradis artificiels, sous réserve de faire abstraction du premier terme. Plus besoin des substances hallucinogènes semées à profusion dans les récits de l’auteur d’Ubik. Il suffit d’ouvrir les yeux et de mettre le cerveau sous éteignoir. Le monde a changé mais Dick nous y a préparé. Des angoisses récurrentes imprègnent toutes ses pages, celles des activités de surveillance de la CIA sous Nixon et les violences policières. Que lui inspirerait aujourd’hui l’ère Trump ?

 

Coulez mes larmes, dit le policier a une longue histoire éditoriale, y compris en France. L’ayant acheté et lu dans la version du Masque, j’ai différé l’acquisition de l’édition Ailleurs et Demain, le texte oscillant au gré des ajouts et suppressions de certains passages. La version 2013 de J’ai Lu (traduction Gilles Goulet) semble clore le chapitre des traductions successives avec en prime une postface très instructive d’Etienne Barillier. La fête aurait été complète sans une coquille au début de la page 242. Le récit raconte l’histoire d’une star du petit écran qui a la suite d’une altercation avec une starlette bascule dans une réalité alternative et un absolu anonymat. On apprendra par la suite (merci Etienne Barillier !) que l’absorption d’une drogue bouleversant la perception de l’Espace-Temps, par une autre protagoniste, est à l’origine de ce chaos. Bienvenue dans les labyrinthes Dickiens…

 

Version du Masque sous un autre titre

Jason Tavernier évolue au faîte d’un Etat policier dont les opposants et particulièrement les étudiants sont envoyés dans des camps de travail. Une simple dénonciation ou l’absence d’un justificatif d’identité lors d’un contrôle a le même résultat. Le showman échappe à ces avanies ; populaire, il appartient à une caste - les « six » - ayant bénéficié d’améliorations génétiques. Il est en couple avec Heather Hart, une chanteuse et autre six. Ce personnage imbu de lui-même se réveille un matin dans un hôtel miteux. Paniqué il appelle ses proches ; nul ne le reconnait. Mais l’état d’invisibilité ne dure pas longtemps dans un Etat policier. Absent des fichiers centraux, Tavernier se procure des faux papiers pour éviter de terminer son existence dans un camp de travail. Très vite cependant il est mis en présence de Buckman, un général de la police.

 

Le roman se ressent d’un épisode douloureux de la vie de Philip K. Dick, un divorce survenu dans un contexte de prise de drogue. Une période vécue comme un trou noir. Cela explique-t-il les tensions contradictoires du texte, célébrant à la fois l’amour et évoquant les perversions sexuelles tolérées au sein de cette sombre société ? Les personnages féminins, amicaux à l'instar de l'artiste Mary Anne Dominic ou indics comme Kathy Nelson abondent, compensant fictionnellement le départ de Nessa et Isa, respectivement épouse et fille de l’écrivain. Les femmes détiennent la clef de l’univers du showman. La splendide couverture du Masque l’illustre parfaitement. Tavernier, le manipulateur et Buckman officier au service d’une dictature pris soudainement de remords reflètent-ils la personnalité complexe de Dick ?

 

Coulez mes larmes, dit le policier est à mon avis un des derniers romans « équilibrés » de l’auteur, un des plus attachants, avant la plongée dans La Trilogie Divine et la logorrhée interminable de L’Exégèse. Et loué soit Etienne Barillier !


19 commentaires:

Christiane a dit…

La fin du chapitre un et le début du chapitre deux réussissent à nous faire basculer en trois pages de la routine de ce couple un peu superficiel occupé à se disputer à un univers autre, différent.
On pourrait croire qu'un malaise ayant terrassé Jason, il est normal qu'il se retrouve à l'hôpital. Mais non mais non...
On tourne une page et il est ailleurs, un monde de misère dans une chambre d'hôtel puis rien, mais vraiment rien.
Même le temps est incertain puisqu'il se demande : Est-on beaucoup plus tard ? Juste il fait jour... Il trouve un téléphone mais... plus personne ne connait son nom... Plus personne ne connait Jason Tavernier. Il est vivant mais plus personne ne connait son émission.
Un journal trouvé sur un canapé le rassure : pas de décalage temporel, la date est bonne...
Il s'aperçoit qu'il n'a plus ses papiers d'identité. Il est donc "une non-personne".
Excellent début. Tout cela en moins de 30 pages.
Je n'ai pas lu l'essai d'Etienne Barillier mais ce changement intérieur, ce questionnement, cette bascule dans un monde oppressant et absurde me rappellent l'univers de Philip K. Dick.
Ah, c'est bien que vous soyiez revenu Soleil vert.
J'aime cet univers où l'on vous suit en ouvrant un livre.
Comme vous l'écrivez dans votre billet, quelle actualité !
Il ne doit pas faire bon être sans papiers aux USA en ce moment ....

Christiane a dit…

que vous soyez

Christiane a dit…

Page 29, j'aime beaucoup cet aparté : "Étranges, les trucs qui vous reviennent en mémoire quand on se trouve dans une situation inconnue et inquiétante. Ce sont parfois les plus insignifiants qu'on puisse imaginer "
Comme dans les rêves dont on se souvient au réveil.

John Warsen a dit…

Merci pour cet article, tu m'as donné l'idée d'agrémenter celui écrit ce matin au saut du lit (après dissipation des brumes psychédéliques matinales) des couvertures des anciennes éditions des romans de Brunner. Bouge pas, je reviendrai te causer de Dick ensuite. Christiane, si y bouge, tiens-le !

Soleil vert a dit…

John Warsen :salut à toi et merci. La couv du Masque a été scannée à partir de mon exemplaire. J'ai éclairci le rendu pour masquer le jaunissement du titre et ajouté une pointe de bleu. Tu peux comparer avec le scan de la noosfere, y a pas photo !

John Warsen a dit…

Je me rappelle comment les bouquins du Masque passaient mal la barrière du Temps quand ils étaient encore en vie ! Une heure sur la plage arrière d'une voiture au soleil, et il ne restait qu'un petit tas de sciure ! Bravo !

Anonyme a dit…

Du coup ça m'a donné envie d'en ressortir quelque uns, les Henneberg, La galaxie noire de Murray Leinster, un Sturgeon mais inquiétude, je ne retrouve plus La ville sous globe d'Hamilton. SV

Anonyme a dit…

ah si !
Leinster (Murray) La galaxie noire Le Masque science-fiction
Russell (E.F.) Sentinelle de l'espace Le Masque science-fiction
Hamilton (Edmond) La ville sous globe Le Masque science-fiction
Van Vogt (A.E) Planètes à vendre Le Masque science-fiction
Van Vogt (A.E) Alpha et Omega Le Masque science-fiction
Eklund (Gordon) Le silence de l'aube Le Masque science-fiction
SV

Anonyme a dit…

J’aime bien « un des derniers romans équilibrés de l’auteur », Pour le reste, la Drohue demiurgique est dans Dune, et il y aurait à étudier ce que j’appellerais le fantasme du Camp de Concentration dans la littérature de ces années là. Elle déborde. K Dick…

John Warsen a dit…

J'ai regardé, sur le wiki consacré au livre, l'historique de ses traductions, c'est vertigineux. J'avais l'impression que celle dont tu parlais était faite par Etienne Barillier, alors que dans mon univers la dernière en date était celle de Gilles Goullet.
C'était dickien à peu de frais.
Je n'ai pas révisé Dick depuis longtemps, car je fus jadis inconsolable de sa perte. Emmanuel Carrère disait de lui que c'était le Dostoïevski du XXeme siècle. N'ayant pas lu Dostoïevski, je vais avoir du mal à la ramener, mais tant pis, j'essaye : je croyais me souvenir que "Coulez mes larmes" était le nouveau titre de "Le bal des schizos". C'était une vision totalement erronées. Ce qui prouve qu'il me reste des choses à apprendre. Quarante cinq ans après la mort du prophète, nous vivons dans son monde, et y'a pas d'quoi, en signe de joie, se passer les paupières à la crème de Chester avec une tringle à rideau de fer.
Je relirais bien "Blade Runner", affreusement défiguré au cinéma, mais dont la suite filmique, réalisée par Denis Villeneuve était assez dickienne dans l'esprit, et "A-Rebrousse temps".
Je trouve tous les romans de Dick "réussis", chacun dans leur genre, évidemment que l'Exégèse met tout par terre, c'est le making-off et il est affreusement trivial.
Comment vous apprendre quelque chose que vous ne sachiez déjà ? c'est une vraie question; la collusion entre le film de Richard Kelly "Southland Tales" et le roman de Dick, peut-être.
https://culturellementvotre.fr/2015/05/03/southland-tales-philp-k-dick/

Christiane a dit…

La postface d'Étienne Barillier (2013) est passionnante.
"J'ai écrit ce livre pendant ce qui a été la pire période de ma vie. J'espère que c'était la pire. Et que je n'aurai plus jamais à subir quelque chose de ce genre." (Philip K. Dick, 1981)
A la lire on comprend à quel point la vie et l'oeuvre de Philip K. Dick.
Il semble qu'il ait eu suite à l'absorption de doses importantes de mescaline des visions. Les amphétamines lui permettent d'écrire à un rythme fou mais provoquent aussi des crises de panique, d'angoisse, une grave dépression. Il se croit surveillé par le FBI. Sa femme le quitte, épuisée, emmenant leur fille .
"Il dérive alors doucement, commence à perdre pied. En 1971 il remet le manuscrit inachevé ay son avocat. Sa maison devient un repaire de dealers, de fugueurs, de paumés, de marginaux." Il écrit Substance mort (1977).
"Dick ne récupérera son manuscrit qu'en 1972." Le reprend, sans amphétamines. Et le roman sera enfin édité...
"Umberto Rossi rappelle que le roman peut être lu comme un portrait en anamorphose de Dick."
La fin de la postface est très étrange. Dick semble avoir pensé qu'il a vécu certains de ces événements dans un monde parallèle dont il se souvient. Il s'interroge. A-t-il écrit une fiction ou des souvenirs ? Tout n'est-il que coïncidences avec la Bible qu'un prêtre lui a dit de lire. Il raconte tout cela dans son journal.

Anonyme a dit…

"J'avais l'impression que celle dont tu parlais était faite par Etienne Barillier, alors que dans mon univers la dernière en date était celle de Gilles Goullet."
Une imprécision de ma part: la traduction est de gilles goulet mais la coquille m'a énervé., Barillier est le postfacier.
J'ai commandé la bio de Dick : Invasions divines -- Lawrence Sutin traduite par Hélène Collon. SV

Christiane a dit…

Terminé la lecture de ce roman très complexe.
Je n'ai pas bien suivi les changements de vie et d'identité du personnage principal ni compris ce titre en référence à la crise de larmes d'un autre personnage à la fin de l'histoire.
L'ambiance générale est sombre, traversée par la mescaline et ses dégâts. La sexualité des personnages sous influence des drogues est vraiment désolante.
Un livre que je ne relirai pas et qui ne sera pas un bon souvenir.

Christiane a dit…

Il ne le récupérera qu'en 1979

John Warsen a dit…

Faut pas tout mettre sur le dos de la mescaline. Henri Michaux évoquait à son propos un "misérable miracle", mais Huxley a trouvé l'expérience intéressante.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Portes_de_la_perception
Le problème des enthéogènes, c'est qu'il faut une préparation, sinon ça nous saute à la figure.
https://www.sciencesetavenir.fr/sante/mescaline-quelle-promesse-therapeutique-pour-cette-substance-hallucinogene-tiree-des-cactus-peyotl-et-san-pedro_170379
Il vaut mieux être un peu équilibré avant de tester, sinon ça ne fait qu'agrandir les failles.
https://www.zamnesia.fr/34-smartshop/308-cactus-mescaline

Christiane a dit…

Mais ce problème est caduque dans la fiction de Dick puisque la mescaline fait place au KR-3 expérimenté dans des camps de travail imaginaires par une police vicieuse et brutale. Une drogue rendant le cerveau incapable de de distinguer un endroit d'un autre, les perceptions étant brouillées, rendant aussi ces cobayes incapables de distinguer un objet réel d'un autre qui n'existe pas. Un nouvel univers semble alors se créer. Un univers irréel auquel s'agrippe le cerveau.
Le lecteur entre dans une fiction qui imite le réel et lamplifie selon les angoisses réelles vécues par Dick à cette époque là.
Ainsi Tavernier est entré dans un univers dans lequel il n'existait pas jusqu'à ce que la drogue cesse de faire de l'effet.
C'est glauque.... Il ressemble à un rat de laboratoire.
Ajoutez à cela une traque policière. Les puissants hallucinogènes ne suffisant pas dans cette atmosphère irrationnelle, un mysticisme teinté d'ésotérisme plombe le milieu du roman. Saint Paul à la sauce prémonition ! Et tout se termine en 2047 dans une maison de retraite installée dans une colonie martienne pour riches fatigués...
Bref, du grand n'importe quoi... D'autres oeuvres de lui m'ont davantage plu.

John Warsen a dit…

J'ai jadis vécu dans des univers ressemblant à des livres de Philip Caduque. C'est pourquoi je me sens familier de ses fictions. Alors que quand je vivais dans des livres de Houellebecq, là c'était vraiment glauque : ni immanence, ni transcendance n'étaient permises.

Christiane a dit…

Oui, je suppose...
Houellebecq... Alors là, oui, c'est glauque !
Dick, j'aime l'univers de Blade Runner. Mais là , vraiment, pour celui-ci , j'ai été très déçue.
Ceci dit chacun a sa bibliothèque. Je viens de lire un roman vraiment méchant de Yourcenar, "Le coup de grâce". Les tortures psychologiques de l'amour sont le socle de ce roman terrible.
Dick a eu, aussi, une vie terrible. Il y a eu risque de mort.... La postface d'Étienne Barillier est impressionnante, belle, plus importante pour moi que ce long roman invraisemblable.
C'est comme lire les prefaces de Gérard Klein
Parfois je préfère les critiques littéraires aux romanciers. L'intelligence y est a l'œuvre. J'aime qu'ils scrutent l'écriture et la vie des romanciers. C'est plus important que les fictions. Il y en a tant.... alors que donner du sens au monde, à l'écriture, aux gens c'est passionnant. Comme d'entrer dans une énigme et tenter de la résoudre.
.

Christiane a dit…

Caduque ?