Paul Auster - Moon Palace -
Actes Sud - Babel
« Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! » Charles Baudelaire - Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose
1969, année des premiers pas de l’homme sur la lune, est
celle où Marco Stanley Fogg, jeté à la rue sans ressources matérielles,
commence à disparaître de la surface de la Terre. Les chemins de son existence
semblaient pourtant dégagés : un diplôme de l’université de Columbia, un
oncle pour toute famille mais aimant et attentif. Quelque chose s’est cassé
chez ce garçon qui écarte tout projet de vie et décide, à la mort de son
dernier parent, d’abandonner son sort à la contingence. Expulsé de son
appartement, vidant les poubelles pour survivre, tout semble devoir s’arrêter
pour lui dans un recoin de Central Park à New-York quand un ancien copain de
chambrée et une jeune fille viennent le tirer miraculeusement d’affaire.
« Méditez ça mon garçon. Nous ne nous découvrons
qu’en nous tournant vers ce que nous ne sommes pas. On ne peut poser les pieds
sur le sol tant qu’on n’a pas touché le ciel » Une recommandation que
Fogg lecteur des États et empires de la Lune de Cyrano de Bergerac suit
à la lettre, y compris le coup de buche du retour au réel. Moon Palace
est placé sous le signe de Séléné que symbolisent parfaitement les toiles de
Ralph Albert Blakelock qu’affectionne Effing,
l’employeur du héros du roman. Stimulé par ses retrouvailles et l’amour de
Kitty celui-ci semble renouer les fils de son existence. Le vieil homme aveugle
qu’il promène en chaise roulante dans les rues de la ville lui demande
instamment de décrire avec toute la précision requise l’univers dont sa cécité
l’abstraie désormais. Cette thérapie involontaire restitue l’étudiant au monde
tout autant que les récits des pérégrinations de jadis de Effing dans la région
des grands canyons.
Ralph Albert Blakelock - Moonlight |
Un autre fil se noue alors, le Destin. Après tout que signifie la contingence pour un être dénommé Marco Stanley Fogg, diminutif de Fogelman, dont les prénoms renferment l’identité de deux explorateurs, l’un étant lié à la recherche des sources du Nil, sans oublier le nom d’un personnage de roman de Jules Verne qui réalisa un tour du monde. A sa manière le protagoniste de Moon Palace effectue aussi une révolution complète et tout se passe comme si le sort de Fogg avait été gravé par quelque obscur rabbin sur son front. Un nom comme une fatalité recelant un pitch romanesque.
Moon Palace s’avère un faux roman d’apprentissage dans
la mesure où les évènements ne construisent pas le personnage ; il raconte un voyage au centre de la Terre qui ne débouche sur rien. Au
final on a affaire à un grand texte de Paul Auster constitué de récits enchâssés, en particulier les parties dédiées au
Far West riches des évocations des toiles de Thomas Moran et bien sur Blakelock, qui rappellent les œuvres de McCarthy, le génie stylistique en moins.
16 commentaires:
Ce billet est très fin, réussissant à saisir les atouts de l'écriture de Paul Auster. Et pourtant ce n'est pas facile car il faut s'arracher au récit pour ne s'appuyer que sur l'écriture et l'inspiration qui a présidé au choix des noms des personnages . Vous lisant, tout cela paraît limpide. Merci pour ce chemin partagé qui va beaucoup m'aider à continuer ma lecture de Moon Palace.
J'ai revu le dernier paragraphe.
C'est une sacrée immersion que lire cet écrivain. Vous avez raison d'évoquer McCarthy. Deux routards....
Comme il l'écrit : "Il y a longtemps, certes, que cela s'est passé, mais je me souviens bien de cette époque, je m'en souviens comme du commencement de ma vie. (...)
Je m'étais habitué à ma propre obscurité, je m'y accrochais comme à une source de connaissance et de respect de moi-même (...)
Ma propre histoire s'enracine dans la caillasse de ce temps-là, et ne peut avoir aucun sens si cela n'est pas entendu . (...)
Tout homme est l'auteur de sa propre vie, disait-il. Le livre que tu écris n'est pas terminé."
Une route que nous faisons avec lui, très douloureuse.
Le kilim sur la tombe de Rudolf Noureev est somptueux comme ce billet de Pierre Assouline consacré à "l'ange gardien". Très très belle escale, très émouvante.
Et merci à Renato pour nous avoir initiés au secret de fabrication de ce kilim mortuaire.
de corrections en corrections ...
"Nous ne nous découvrons qu’en nous tournant vers ce que nous ne sommes pas."
Quelle énigme cette citation que vous avez choisie. Car, pour savoir ce que nous ne sommes pas ne faut-il pas un peu savoir ce que l'on est même si c'est en négatif. Donc, il tenterait de repérer tout ce qui lui est étranger pour laisser apparaître peu à peu et difficilement ce qu'il pourrait être.
Le mystère de sa filiation est certainement une des causes de ce no man' lands, un terrain inoccupé, dévasté. C'est là qu'il régresse jusqu'à renoncer à être. (Un peu de Gregor Samsa en lui..).
Aurait-il pu essayer de se connaître sans l'écriture ? Elle est à côté de lui comme son double. Vous tentez de tisser cette oeuvre à partir du fil des mots. (Je pense au kilim de Rudolf Noureev couvrant l'inconnaissable de sa vie et cette porte ouverte sur la mort / P.A.). Je pense aux masques si nombreux dans les toiles d'Ensor comme dans les contes et pièces de théâtre de Michel de Ghelderode (P.E).
C'est comme si Paul Auster écrivait pour de révéler à lui-même.
Je pense à un poème de Pierre Reverdy :
Tard dans la vie
"(...) Et j'ai perdu mon temps
A rêver sans dormir
A dormir en marchant
Partout où j'ai passé
J'ai trouvé mon absence
Je ne suis de nulle part
Excepté le néant (...)"
Paul Auster semble exister plus dans son oeuvre que dans la vie.
Page 56, il écrit : "il me fallait me convaincre que je n'étais plus réel, avec pour résultat que toute réalité devenait pour moi incertaine."
J'adopte ce point de vue : le réel à partir de nous vivants et conscients. Si nous nous effaçons par la mort ou l'oubli, tout le réel que nous avons reconnu n'existe plus. Mais il continu d'exister pour les autres vivants. Est-ce le même réel ?
Daniel Arasse écrit à propos de La Madone Sixtine de Raphaël et des deux angelots mélancoliques , en bas du tableau, qui semblent regarder l'enfant et la Vierge :
"Ce à quoi ils assistent, c'est au fait qu'ils ne sont plus les gardiens du secret et du Dieu invisible : le dieu s'est rendu visible. Cette espèce d'extraordinaire tragédie - car le dieu de rendant visible signifie qu'il va mourir - est confié à des visages d'enfants. Je trouve cela d'une puissance extraordinaire."
Paul Auster a peut-être peur de se connaître parce qu'il a peur de la mort...
se rendant
Enigmatique cette phrase en effet, on se construit généralement en butant contre le reel ou en découvrant ses racines; mais ici sans dévoiler l'intrigue tout part en cacahuète. D'où l'idée "d'ananké".
Le destin ? Un échec apparent puisqu'il y a l'écriture. Après tout c'est un double de ce réel qu'il cherche désespérément.
Je reprends votre billet.
"Un autre fil se noue alors, le Destin. Après tout que signifie la contingence pour un être dénommé Marco Stanley Fogg, diminutif de Fogelman, (...) tout se passe comme si le sort de Fogg avait été gravé par quelque obscur rabbin sur son front. Un nom comme une fatalité."
Oh, un peu comme le Golem ?
Ainsi page 61 :
"J'étais peut-être en train de devenir fou, mais je sentais néanmoins monter en moi une puissance énorme, une joie gnostique qui pénétrait les choses jusqu'au cœur. Puis, tout d'un coup, aussi soudainement que j'avais acquis ce pouvoir, je le perdis. J'avais vécu à l'intérieur de mes pensées pendant trois ou quatre jours, et en me réveillant un matin je m'aperçus que j'étais ailleurs : revenu dans un monde de fragments, dans un monde de faim et de murs blancs et nus. Je m'efforçai de retrouver l'équilibre des jours précédents, mais en vain. L'univers pesait à nouveau sur moi, et je pouvais à peine respirer."
Il y a bien ces notes de Rainer Maria Rilke sur la mélodie des choses. Rilke a vingt-trois ans. Il a rencontré Lou Salomé qui lui a longuement parlé de Nietzsche. Des notes qui traduisent un va-et-vient entre solitude et communauté. Ces notes dont d'une grande beauté.
Les éditions Allia les présentent dans un merveilleux opuscule bilingue.
Revenons aux tiraillements vécus par le personnage de Paul Auster, Fogg.
La note XIV lui va bien !
"Quand deux ou trois personnes s'assemblent, ce n'est pas pour autant qu'elles sont déjà ensemble. Elles sont comme des marionnettes dont les fils sont en différentes mains. Sitôt qu'une main les manipule tous, il leur survient une communauté qui les fait s'incliner ou se sauter dessus. Et les forces de l'être humain, elles aussi, sont là où vont finir ses fils dans une main souveraine qui les tient."
Elles sont traduites de l'allemand par Bernard Pautrat.
Je me régale ici. Quel festin de livres et de mots !
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