Jean Ray
- Les derniers contes de Canterbury - Alma
Paru en 1944, le recueil
des derniers contes de Canterbury consacre définitivement la réputation
littéraire de Raymond Jean Marie De Kremer alias Jean Ray, en Belgique. Il
faudra néanmoins attendre une dizaine d’années pour voir celle-ci se propager outre-Quiévrain
avec la publication chez Denoël du fameux roman Malpertuis.
Les 32 courts récits de
ce volume ont une genèse complexe qui tient à la fois du fameux ouvrage de
Geoffrey Chaucer quasi éponyme, de l’ Heptaméron de Marguerite de
Navarre sans compter une inclusion d’Hoffmann par le biais du chat Murr. Dans
ces œuvres, des récitants ou devisants sont invités à raconter une histoire à
tour de rôle. Jean Ray attache une importance particulière au texte de Chaucer
et dans une auto préface signée H de Lovre, rappelle que le poète anglais n’eut
pas le temps d’achever sa création par « le merveilleux poème du retour
des hommes lavés de leur péchés par la foi et la prière ». Ainsi en
filigrane de l’ambition littéraire de l’écrivain gantois s’exprime le désir
d’une rédemption : « on ne risque pas grand-chose en
affirmant qu’il essayait de fuir des souvenirs trop lourds, qu’il cherchait
l’oubli des heures trop sévères injustement vécues, qu’il se réfugiait
littéralement dans la fiction pour échapper à la réalité des choses, tout en se
rapprochant en pensée des humbles de la terre, ceux qu’il avait toujours aimés
et défendus ». Bref il convoque les fantômes. A t-il trouvé la
paix ? La triple nuit de la Mort, de la Création et du Mal évoquée dans la
fiction finale « Au profit des conjectures » semble répondre
par la négative. La danse autour du gouffre est sans fin.
Tout commence par
l’arrivée dans une inquiétante auberge de Southwark, de l’infortuné Tobias
Weep, membre d’une société littéraire dont les travaux sont consacrés à
Chaucer. Dans l’ombre, venus de temps reculés, surgissent soudain l’illustre
poète et les silhouettes de personnages disparus. A tour de rôle, ils prennent
la parole, après une courte présentation. Le lecteur découvre un restaurant
cannibale avec « Irish Stew », les amours d’une vieille fille
et d’un perroquet dans « Les noces de Mlle Bonvoisin ». Une
image prend forme humaine dans « Le bonhomme Mayeux ». Ce
passage de la bidimensionnalité à la tridimensionnalité (ou inversement) rappelle « L’Assiette de Moustiers» du
recueil Les cercles de l’épouvante. Deux récits se souviennent de
Lovecraft. « Le Uhu » raconte l’irruption d’un monstre maléfique
et gigantesque invoqué malencontreusement par les occupants d’une auberge
perdue dans une lande. Comme d’habitude chez Jean Ray, les lieux fermés
s’apparentent plus à des pièges qu’à des refuges. Plus sophistiqué, « La
Terreur rose » conte l’irruption d’une créature cosmique. « Le
démon d’Highbottam » met en scène un personnage conradien qui installé
au fond de la jungle thaïlandaise fait alliance avec une créature inquiétante.
Les excursions maritimes ne sont pas oubliées avec « Le fleuve Finders,
récit d’aventure en Australie, ou « Vieille Abyssinie » -
souvenir de Rimbaud … -, nouvelle incluse selon la bonne habitude prise
par Arnaud Huftier, dans les textes annexes. On ne citera pas toutes les
fictions …
Le talent de l’écrivain
éclate dans ces coup de crayons dont il a le secret : « À
l'extrémité de la rue du Canal se tenait blottie au fond d'un jardin de lilas
précoces, déjà poudrés de vert tendre, la maison de Mlle Sylvie Bonvoisin, une
vieille fille haute en graine, noire comme gaupe, et ressemblant à une immense
épingle de nourrice roulée dans une étoffe » - ou encore dans cette envolée : « Le
rose n'est pas une couleur, c'est le bâtard du rouge triomphant et de la
lumière coupable ; né d'un inceste où l'enfer comme le ciel ont joué un rôle,
il est resté la teinte de la honte. Mais cela, je ne l'ai senti que plus tard,
quand il m'était devenu impossible de sortir encore de la géhenne. La
connaissance d'après coup, celle qui arrive trop tard pour vous sauver, me
rappela que le rose est jumelé à l'horreur. Fleur sanglante des poumons
phtisiques, mousse aux lèvres des hommes qui meurent la poitrine percée, tissus
visqueux des fœtus, prunelles affreuses des albinos morbides, témoin du virus
et du spirochète, compagnon des sanies et de toutes les purulences, il a fallu
l'innocence et l'admiration des enfants et des jeunes filles pour l'entourer de
désirs et de préférences, et cela même démontre sa malice et sa ténébreuse
essence. »
Plus encore que dans les
précédents recueils, le lecteur aura recours au dictionnaire. Pas de
glossolalie cthulhuesque à la Lovecraft ici, mais un véritable magasin de
brocante lexicographique. Il faudra se familiariser avec gaupe, canepin,
contre-hastier, trivelin, pipoir, funaire etc … L’irruption de personnages
issus d’époques diverses explique peu être l’abondance de ces expressions
vieillies ou peu usitées. Tout cela concourt au charme des Derniers contes
de Canterbury, légèrement inférieurs cependant à mon avis au Grand Nocturne et au Cercle de l’épouvante qui constituaient l’ossature de
la fameuse anthologie Marabout. Se dessine aussi peu à peu l’image littéraire
d’un mauvais garçon à la François Villon ne dédaignant pas à l’occasion taquiner
le bourgeois.
ANNEXE : Brocante
Gantoise
Tadorne : Canard à
tête noire et bec rouge, des estuaires et des eaux marines littorales,
sédentaire en France. (Le casarca est une espèce voisine, plus terrestre.)
Microglosse :
perroquet d‘Océanie
Trigle : poisson au corps triangulaire
Calemart : (français
vieilli) plumier muni d’un encrier
Drayoire : Couteau à
dérayer, servant à enlever la chair d'une peau tannée (creuser)
Gaupe : (allemand) Populaire
et vieux. Femme de mauvaise vie, prostituée.
Canepin : (italien) Peau très fine qui
servait autrefois aux travaux de fine maroquinerie et à la ganterie.Contre-hastier : chenet garni de crochets (mis au bord d’une cheminée)
Encaquer : mettre des harengs dans un caque (baril)
Limonaire : Orgue mécanique fonctionnant grâce à un système pneumatique commandé par un rouleau de carton perforé entraîné par une manivelle
Trivelin : Personnage de ballet ou bouffon
Funaire : Mousse qui colonise, en forêt, les traces de foyers et les ronds de charbonniers, et dont la soie se tord sur elle-même quand vient la sécheresse.
Tapabord : chapeau dont le bord arrière couvre la nuque
Pipoir : Instrument qui sert à piper, à contrefaire le cri de la chouette
Toueur : Remorqueur se déplaçant par traction sur une chaîne ou un câble reposant librement sur le fond du chenal et s'enroulant sur le tambour d'un treuil porté par le remorqueur.
Margritin : Rocaille très fine employée pour l’ornementation des jardins
Cuvelle : (belge) bassine
Verdagon : vin vert ou piquette
Koff : voilier commercial hollandais à deux mats
Livarde : perche qui servait à tendre la voile aurique (voile de forme trapezoidale)
Auner : mesurer à l’aune
Tapissendis : sorte de toiles de coton peintes, dont la couleur passe des deux côtés
Gibbeux : Se dit de l'aspect d'un astre à diamètre apparent sensible dont la surface éclairée visible occupe plus de la moitié du disque
Calenture : délire furieux dont sont victimes les marins
Fournette : petit fourneau servant à oxyder un alliage de plomb et d'étain
Gravelet : outil de tailleur de pierre pour ciseler
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