lundi 27 novembre 2017

Jean Ray, entre réalité et légende (5)


Jean Ray - Les derniers contes de Canterbury - Alma







Paru en 1944, le recueil des derniers contes de Canterbury consacre définitivement la réputation littéraire de Raymond Jean Marie De Kremer alias Jean Ray, en Belgique. Il faudra néanmoins attendre une dizaine d’années pour voir celle-ci se propager outre-Quiévrain avec la publication chez Denoël du fameux roman Malpertuis.


Les 32 courts récits de ce volume ont une genèse complexe qui tient à la fois du fameux ouvrage de Geoffrey Chaucer quasi éponyme, de l’ Heptaméron de Marguerite de Navarre sans compter une inclusion d’Hoffmann par le biais du chat Murr. Dans ces œuvres, des récitants ou devisants sont invités à raconter une histoire à tour de rôle. Jean Ray attache une importance particulière au texte de Chaucer et dans une auto préface signée H de Lovre, rappelle que le poète anglais n’eut pas le temps d’achever sa création par « le merveilleux poème du retour des hommes lavés de leur péchés par la foi et la prière ». Ainsi en filigrane de l’ambition littéraire de l’écrivain gantois s’exprime le désir d’une rédemption : « on ne risque pas grand-chose en affirmant qu’il essayait de fuir des souvenirs trop lourds, qu’il cherchait l’oubli des heures trop sévères injustement vécues, qu’il se réfugiait littéralement dans la fiction pour échapper à la réalité des choses, tout en se rapprochant en pensée des humbles de la terre, ceux qu’il avait toujours aimés et défendus ». Bref il convoque les fantômes. A t-il trouvé la paix ? La triple nuit de la Mort, de la Création et du Mal évoquée dans la fiction finale « Au profit des conjectures » semble répondre par la négative. La danse autour du gouffre est sans fin.


Tout commence par l’arrivée dans une inquiétante auberge de Southwark, de l’infortuné Tobias Weep, membre d’une société littéraire dont les travaux sont consacrés à Chaucer. Dans l’ombre, venus de temps reculés, surgissent soudain l’illustre poète et les silhouettes de personnages disparus. A tour de rôle, ils prennent la parole, après une courte présentation. Le lecteur découvre un restaurant cannibale avec « Irish Stew », les amours d’une vieille fille et d’un perroquet dans « Les noces de Mlle Bonvoisin ». Une image prend forme humaine dans « Le bonhomme Mayeux ». Ce passage de la bidimensionnalité à la tridimensionnalité (ou inversement)  rappelle « L’Assiette de Moustiers» du recueil Les cercles de l’épouvante. Deux récits se souviennent de Lovecraft. « Le Uhu » raconte l’irruption d’un monstre maléfique et gigantesque invoqué malencontreusement par les occupants d’une auberge perdue dans une lande. Comme d’habitude chez Jean Ray, les lieux fermés s’apparentent plus à des pièges qu’à des refuges. Plus sophistiqué, « La Terreur rose » conte l’irruption d’une créature cosmique. « Le démon d’Highbottam » met en scène un personnage conradien qui installé au fond de la jungle thaïlandaise fait alliance avec une créature inquiétante. Les excursions maritimes ne sont pas oubliées avec « Le fleuve Finders, récit d’aventure en Australie, ou « Vieille Abyssinie » - souvenir de Rimbaud … -, nouvelle incluse selon la bonne habitude prise par Arnaud Huftier, dans les textes annexes. On ne citera pas toutes les fictions …


Le talent de l’écrivain éclate dans ces coup de crayons dont il a le secret : « À l'extrémité de la rue du Canal se tenait blottie au fond d'un jardin de lilas précoces, déjà poudrés de vert tendre, la maison de Mlle Sylvie Bonvoisin, une vieille fille haute en graine, noire comme gaupe, et ressemblant à une immense épingle de nourrice roulée dans une étoffe » -  ou encore dans cette envolée : « Le rose n'est pas une couleur, c'est le bâtard du rouge triomphant et de la lumière coupable ; né d'un inceste où l'enfer comme le ciel ont joué un rôle, il est resté la teinte de la honte. Mais cela, je ne l'ai senti que plus tard, quand il m'était devenu impossible de sortir encore de la géhenne. La connaissance d'après coup, celle qui arrive trop tard pour vous sauver, me rappela que le rose est jumelé à l'horreur. Fleur sanglante des poumons phtisiques, mousse aux lèvres des hommes qui meurent la poitrine percée, tissus visqueux des fœtus, prunelles affreuses des albinos morbides, témoin du virus et du spirochète, compagnon des sanies et de toutes les purulences, il a fallu l'innocence et l'admiration des enfants et des jeunes filles pour l'entourer de désirs et de préférences, et cela même démontre sa malice et sa ténébreuse essence. »


Plus encore que dans les précédents recueils, le lecteur aura recours au dictionnaire. Pas de glossolalie cthulhuesque à la Lovecraft ici, mais un véritable magasin de brocante lexicographique. Il faudra se familiariser avec gaupe, canepin, contre-hastier, trivelin, pipoir, funaire etc … L’irruption de personnages issus d’époques diverses explique peu être l’abondance de ces expressions vieillies ou peu usitées. Tout cela concourt au charme des Derniers contes de Canterbury, légèrement inférieurs cependant à mon avis au Grand Nocturne et au Cercle de l’épouvante qui constituaient l’ossature de la fameuse anthologie Marabout. Se dessine aussi peu à peu l’image littéraire d’un mauvais garçon à la François Villon ne dédaignant pas à l’occasion taquiner le bourgeois.








ANNEXE : Brocante Gantoise



Tadorne : Canard à tête noire et bec rouge, des estuaires et des eaux marines littorales, sédentaire en France. (Le casarca est une espèce voisine, plus terrestre.)


Microglosse : perroquet d‘Océanie

Trigle : poisson au corps triangulaire

Calemart : (français vieilli) plumier muni d’un encrier

Drayoire : Couteau à dérayer, servant à enlever la chair d'une peau tannée (creuser)

Kaolin : Roche argileuse blanche et friable contenant de la kaolinite et parfois un peu de quartz, résultant de l'altération des granites. (C'est la matière première des porcelaines et des faïences fines.

Gaupe : (allemand) Populaire et vieux. Femme de mauvaise vie, prostituée.

Canepin : (italien) Peau très fine qui servait autrefois aux travaux de fine maroquinerie et à la ganterie.

Contre-hastier : chenet garni de crochets (mis au bord d’une cheminée)

Encaquer : mettre des harengs dans un caque (baril)

Limonaire : Orgue mécanique fonctionnant grâce à un système pneumatique commandé par un rouleau de carton perforé entraîné par une manivelle

Trivelin : Personnage de ballet ou bouffon

 Funaire : Mousse qui colonise, en forêt, les traces de foyers et les ronds de charbonniers, et dont la soie se tord sur elle-même quand vient la sécheresse.

Tapabord : chapeau dont le bord arrière couvre la nuque

Pipoir : Instrument qui sert à piper, à contrefaire le cri de la chouette

Toueur : Remorqueur se déplaçant par traction sur une chaîne ou un câble reposant librement sur le fond du chenal et s'enroulant sur le tambour d'un treuil porté par le remorqueur.

Margritin : Rocaille très fine employée pour l’ornementation des jardins

Cuvelle : (belge) bassine

Verdagon : vin vert ou piquette

Koff : voilier commercial hollandais à deux mats

Livarde : perche qui servait à tendre la voile aurique (voile de forme trapezoidale)

Auner : mesurer à l’aune

Tapissendis : sorte de toiles de coton peintes, dont la couleur passe des deux côtés

Gibbeux : Se dit de l'aspect d'un astre à diamètre apparent sensible dont la surface éclairée visible occupe plus de la moitié du disque

Calenture : délire furieux dont sont victimes les marins

Fournette : petit fourneau servant à oxyder un alliage de plomb et d'étain


Gravelet : outil de tailleur de pierre pour ciseler

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire