Jean Ray
- Malpertuis - Alma
« Elle est là, avec ses énormes loges en
balcons, ses perrons flanqués de massives rampes de pierre, ses tourelles
crucifères, ses fenêtres géminées à croisillons, ses sculptures menaçantes de
guivre et de tarasques, ses portes cloutées. Elle sue la morgue des
grands qui l'habitent et le terreur de ceux qui la frôlent. La façade est
un masque grave où l'on cherche en vain quelque sérénité. C'est un visage tordu
de fièvre, d'angoisse et de colère, qui ne parvient pas à cacher ce qu'il y a
d'abominable derrière lui. »
Sans même évoquer le Nouveau
Testament ou le ciel gréco-romain, en littérature, dans les BD ou dans leur
adaptation cinématographique, les Dieux humains ou à forme humaine ne manquent
pas. Plus rares sont les ouvrages mettant en scène des Dieux déchus, même si là
encore, les mythes religieux se taillent la part du lion : Satan ange
expulsé aux Enfers, Prométhée, les Titans grecs … Plus près de nous on se
souvient d’Américan Gods de Neil
Gaiman, dans lequel les dieux de la société de consommation éclipsent les
anciens, et bien sûr de Malpertuis de
Jean Ray.
Dans la lignée de La
chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe, ou de La Maison aux sept
pignons de Nathaniel
Hawthorne, Jean Ray imagine une « tanière
de l’angoisse » (1) habitée par de petits bourgeois dont l’existence
se trouve menacée par des évènements terrifiants et imprévisibles. L’intrigue
démarre par l’agonie de l’oncle Cassave, patriarche de la maison. Il lègue une
immense fortune aux membres de sa famille (ou tout au moins à ce qui ressemble
à une famille) à la seule et impérative condition que les survivants ne
quittent jamais Malpertuis. Il y a là « Charles Dideloo, sa femme, tante Sylvie, et leur fille Euryale ;
Mathias Krook, le commis du magasin de couleurs ; Nancy et Jean-Jacques
Grandsire ; les trois sœurs Cormélon ; le cousin Philarète,
taxidermiste de talent ; le Dr Sambucque ; le ménage
Griboin, serviteurs du vieux Cassave, aidé de Tchiek ; le vieux
Lampernisse, ancien propriétaire du magasin de couleurs ; et Eisengott »
(2). A ces personnages s’ajoutent ceux de L’abbé Doucedame-le-Vieil, complice
de Cassav et chef de l’expédition qui captura les Dieux grecs et enfin son
descendant l’Abbé Doucedame-Le-Jeune, ami du jeune Grandsire et condamné à se
transformer en loup-garou.
Jean-Jacques Grandsire
est le principal locuteur du récit, reconstitué à partir de plusieurs
manuscrits. Promis à un destin funeste, il assiste spectateur impuissant à la
disparition progressive des habitants de Malpertuis. Tour de force du livre,
chaque péripétie devient intelligible aux yeux du lecteur à la fin du roman.
Tout s’éclaire, si l’on peut dire dans ce paysage de ténèbres, et les Dieux se
révèlent enfin sous leurs tristes oripeaux
Publié en 1943,
Malpertuis et ses Dieux grecs réduits en esclavage par des Puissances
Maléfiques, métaphorise en quelque sorte l’agonie de la pensée rationnelle
durant les sombres années d’avant-guerre et le conflit mondial qui suivit. C’est là toute sa force.
(1) Arnaud Huftier
(2) Wikipedia
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