Jean Ray
- La croisière des ombres - Alma
Poursuivant son intégrale
chronologique Jean Ray (signature qui exclut donc la série des Harry Dickson) Arnaud
Huftier propose La croisière des ombres
augmentée de nouvelles inédites rédigées à la même période (ici début des
années 30).Ces textes additionnels donnent parfois de bonnes surprises comme « Herr Hubich dans la nuit » (1), une histoire non fantastique
troussée à la manière de Maupassant.
L’époque est difficile
pour Raymond de Kremer. Une escroquerie sur des titres d’une obscure société du
Congo belge l’envoie derrière les barreaux pour trois ans entre 1926 et 1929.
Ses motivations nous le rendent aujourd’hui plus sympathique que les obsessions
usurières des Contes du whisky : l’auteur essayait de tenir à flot une
revue littéraire. Que n’eut il connu la mode actuelle du financement
participatif … En tout cas le voici exclu des cercles intellectuels
franco-belges et contraint sous divers pseudonymes de produire à tour de bras
pour survivre.
Les fictions portent la
marque de ces épreuves : solitude, itinéraires individuels sans espoir
mais aussi rêves de plaisirs culinaires, témoignent peut-être de l’isolement
carcéral de Gand. Aux récits d’ambiance du précédent volume succèdent des
textes plus structurés qui trouvent leur apothéose dans « La ruelle ténébreuse » et « Le psautier de Mayence ». Dans le
premier l’écrivain opte pour un récit en miroir. Deux manuscrits relatent les
événements tragiques qui secouent une cité : disparitions en série,
incendies criminels. L’un a pour cadre une maison bourgeoise habitée par un
spectre, l’autre évoque une rue invisible, « un quai 9 ¾ ». « Le psautier de Mayence » raconte
une odyssée maritime au bout de l’enfer. « Mondschein-Dampfer » a pour thème une histoire d’amour
malheureux au cœur du Berlin d’avant-guerre. Il traduit bien la spécificité de
Jean Ray, l’irruption de l’horreur au cœur de l’intime.
Fantômes, spectres,
puissances infernales, tout cela peut sembler gothique et désuet, mais quelque
chose ne vieillit pas, c’est le coup de pinceau de l’écrivain gantois. D’un
ciel gris, il dit : « John
regarda le ciel oxydé par les brouillards salins : des vols d’échassiers y
menaient des monômes chagrins. »(« Le dernier voyageur ») Il exprime le dégoût en ces
termes : « J’en ai toujours
voulu à ce garçon stupide qui commençait invariablement son repas par une
tomate gavée de mayonnaise. Il avait l’air de se régaler d’un abcès. » (« Dürer, l’idiot »). Et
encore « Les marins qui racontent d’effarants
secrets, parlent le menton sur la poitrine où la laine de leurs vareuses et la
toison de leur chair mangent les syllabes sonores. Les forçats n’étaient pas de
marins. Ils parlaient bas, mais le long des dalots, leurs paroles glissaient
vers moi comme des couleuvres. » («Le bout de la rue »)
L’aventure
éditoriale entreprise par Alma se poursuit avec plaisir, enrichie comme d’habitude
par une postface fort instructive, la date et l’origine des textes. Petit bémol,
un rappel des titres des nouvelles en haut des pages de gauche faciliterait les
relectures.
(1) Les Contes du Whisky
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