Jean Ray
- Les contes du whisky - Alma
Il y eut le temps de la
résurrection en France dans les années 50, grâce à Jacques Bergier et la revue Planète, puis les années Marabout vers 1960
sous l’impulsion d’Henri Vernes. Voici venu aujourd'hui le temps de la démystification et
de la redécouverte des textes. A cet effet Alma éditeur lance sous la direction
d’Arnaud Huftier un programme de publication d’une intégrale Jean Ray en 10
volumes qui s’étendra jusqu’en 2018.
Les contes du whisky, parus en 1925, marquent à la fois le début de la renommée de l'écrivain belge,
né Raymond Jean Marie de Kremer, et le début de sa légende. Il voit le jour à Gand en
1887 dans une famille de la petite bourgeoisie au sein de laquelle émerge
un oncle politiquement influent. Il publie dès les années 1910 des nouvelles,
compose des chansons pour des revues théâtrales tout en flirtant avec un emploi
dans l’administration communale. Dix ans plus tard, il ajoute à sa panoplie, l’activité
de critique d’art et de directeur de magazine. La parution et le succès des contes du whisky comblent ses ambitions,
mais la fréquentation d’un agent de change et des opérations frauduleuses le
conduisent un an plus tard en prison. Il en ressort en 1929, ruiné. Déclaré personnage
non grata dans le monde littéraire, il va désormais publier sous
pseudonyme et s’inventer des identités de flibustier et de trafiquant,
affabulations que ses différents lecteurs et éditeurs ne manqueront pas d’amplifier.
Le volume proposé par
Alma comprend, outre Les contes …, Et quelques histoires dans le brouillard, Et
autres textes. Ces derniers, légèrement antérieurs au corpus principal,
permettent d’apprécier le travail fondateur
effectué par l’écrivain. Les brefs contes
du whisky empruntent d’abord au théâtre l’unité de temps et de lieu :
une nuit, un port, un bar ou un bouge enserrent l’action et les personnages. On sait que
Jean Ray, grand connaisseur de la littérature française de son époque, n’appréciait
pas le roman psychologique. C’est ainsi que les objets, le monde matériel,
prennent une importance démesurée : l’horloge de « La nuit de Camberwell » ou de « Minuit vingt »,
un navire dans « Le nom du bateau ».
Les êtres vivants prennent place ensuite dans le carrousel des maléfices par
une sorte de hiérarchie inversée : araignées, rats, saumons précèdent (ne
parlons pas des morts) les humains. On pourrait parler d’expressionnisme.
Il y a aussi dans ces
récits le portrait d’un monde sordide éclairé par les éclats dorés du whisky,
ce soleil des damnés. Les figures juives y tiennent une place importante et
insupportable. Les éditeurs d’après guerre ont pris soin d’estomper, ce qui
pour ma part témoigne de l’expression d’un antisémitisme parfois très virulent - pages
101, 103- (1), mais pour d’autres relève de la stricte vérité d’un
personnage et non de l’auteur.
Grand écrivain, Jean Ray
l’est par la langue, par le style. Cela glisse admirablement comme dans « A minuit » qui résonne des échos
de « The raven » d’Edgar
Poe : « Et l’ombre derrière moi
pesait sur ma chair frissonnante comme la détresse sur mon cœur ». Mais
le plus souvent, héritage du théâtre, l’oralité caractérise son écriture ("Irish Whisky") :
« Marchons plus vite. Je sens le fog qui est
sur nos talons, car moi je l’entends, oui j’entends le brouillard ! Cela
commence par une plainte lointaine, un appel de souffrance perdue pour des
millions d’oreilles, et puis il vient sur vous avec un bruit mat d’eaux lourdes
et vous en avez pour des heures à entendre de petites voix aigrelettes vous
insulter derrière les portes closes, des râles sourds monter des encoignures
sombres, de longues nausées éclabousser de leur spectrale malhonnêteté les
vitres dépolies de vos bureaux. »
Les très grands textes
restent à venir, mais on peut déjà apprécier le travail scrupuleux d’Arnaud
Huftier, en particulier les postfaces passionnantes.
(1) sans compter les
récits d’usuriers « Irish Whisky »ou
« Josuah Güllick, prêteur sur gages »
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