Leo
Perutz - Le Maître du Jugement dernier - Zulma
« Nous sommes
tous des créatures ratées, des échecs de la grande volonté du Créateur. Nous
portons en nous sans le savoir un ennemi formidable. Il ne bouge pas, il dort,
il a l’air mort. Gare s’il se réveille ! Pourvu qu’un humain ne revoit
plus jamais ce rouge strident que j’ai vu ! Oui, Dieu me vienne en aide,
je l’ai vu. »
A Vienne, au début du
siècle dernier, Dina Bischoff et ses
frères Félix et Eugen reçoivent quelques invités dans leur villa : le Baron Von Yosh, ancien
amant inconsolable de Dina et personnage principal du roman, le docteur Gorski
et un ingénieur Waldemar Solgrub. Eugen soumet à l’assistance une étrange
affaire : il s’est lié à un officier qui enquêtait sur le suicide
incompréhensible de son jeune frère. Or l’officier en question meurt au cours
de ses investigations dans des circonstances semblables. Alors que Solgrub
réfléchit sur l’énigme, Eugen, comédien de son état, va se changer dans un
petit pavillon pour interpréter quelques extraits de son nouveau rôle. Des
coups de feu éclatent, on retrouve l’acteur mort.
Voilà le début d'un roman à suspense diront les amateurs d’ Agatha Christie.
Leo Perutz |
L’écriture emprunte à la
musique ses silences : « Quand je quittai la maison, Dina se
tenait près de la porte du jardin. Il fallait que je passe à côté d’elle, il
n’y avait pas d’autre chemin possible pour sortir. Une douleur profonde et
violente s’éveilla en moi. Je pensai à ce qui avait été et ne pouvait plus
être. Des ombres nous séparaient. L’espace d’un instant sa main se posa sur la
mienne, puis je la perdis dans l’obscurité. Je la saluai. Nous nous séparâmes
en silence. » Tout ceci force le
respect envers un texte, dont la thématique évoque le film de Roman Polanski La
neuvième porte.
Mais quelle est la
véritable nature de ce monstre soupçonné d'une liste immémoriale de meurtres, de cette
couleur rouge responsable peut-être selon le baron de la mort du poète
allemand Heinrich Von Kleist ? Perutz, qu’on ne se lasse pas de citer,
écrit en fin de volume : « Tout acte éternel n’a-t-il pas surgit
de profundis d’une honte que l’on a subi, d’une humiliation, d’une fierté
foulée aux pieds ? Je laisse la masse insouciante s’extasier devant une
oeuvre d’art. Pour moi elle dévoile l’âme anéantie de son créateur. Dans les
grandes symphonies de sons, de couleurs et d’idées, je vois un reflet de cette
extraordinaire couleur rouge, stridente comme l’éclat d’une trompette. Une
intuition lointaine de la grande vision qui, pour un court instant seulement, a
élevé le maître au dessus de l’univers chaotique de sa faute et de sa
souffrance. »
Deux ans plus tard en
1925, Stefan Zweig dans Der Kamf mit der Dâmon reprend à son
compte cette réflexion sur les affres de la création artistique, en braquant
son projecteur sur Nietzsche, Hölderlin et
justement Kleist. Comme Perutz, Zweig évoque ces êtres tourmentés par un démon
créateur qui se nourrit de leur âme.
Stefan Zweig |
Une dizaine d’années
après la parution des ouvrages des deux écrivains viennois, les Trompettes du
Jugement dernier éclateront sur l’Europe. Un démon aux couleurs de sang séché
contraindra les deux romanciers à l’exil. Zweig se suicidera au Brésil. Réfugié
en Palestine, Perutz cessera d’écrire pendant quinze ans, avant un ultime texte
La Nuit sous le pont de pierre.
Avec Epepe de
Ferenc Karinthy, et maintenant Le Maître du Jugement dernier, les
éditions Zulma continuent de distiller des pépites.
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