samedi 15 novembre 2014

Le Maître du Jugement dernier



Leo Perutz - Le Maître du Jugement dernier - Zulma


« Nous sommes tous des créatures ratées, des échecs de la grande volonté du Créateur. Nous portons en nous sans le savoir un ennemi formidable. Il ne bouge pas, il dort, il a l’air mort. Gare s’il se réveille ! Pourvu qu’un humain ne revoit plus jamais ce rouge strident que j’ai vu ! Oui, Dieu me vienne en aide, je l’ai vu. »

A Vienne, au début du siècle dernier,  Dina Bischoff et ses frères Félix et Eugen reçoivent quelques invités dans leur villa : le Baron Von Yosh, ancien amant inconsolable de Dina et personnage principal du roman, le docteur Gorski et un ingénieur Waldemar Solgrub. Eugen soumet à l’assistance une étrange affaire : il s’est lié à un officier qui enquêtait sur le suicide incompréhensible de son jeune frère. Or l’officier en question meurt au cours de ses investigations dans des circonstances semblables. Alors que Solgrub réfléchit sur l’énigme, Eugen, comédien de son état, va se changer dans un petit pavillon pour interpréter quelques extraits de son nouveau rôle. Des coups de feu éclatent, on retrouve l’acteur mort.

Voilà le début d'un roman à suspense diront les amateurs d’ Agatha Christie.
Leo Perutz
Pas seulement. Perutz, décrit par Borges comme un Kafka aventureux, et aujourd’hui un peu tombé dans l’oubli, emprunte les chemins de l’onirisme et du fantastique à la Hoffmann. Dans le chapitre VI, remarquable, qui suit la mort violente de Bischoff, Von Yosh tombe dans une léthargie profonde. Il quitte en quelque sorte le récit, comme ces personnages en proie à un passé douloureux qui semblent naviguer entre plusieurs plans d’existence. L’auteur avait peut-être lu Freud. Le meurtrier insaisissable, décrit comme un démon, semble surgir de l’imagination du lecteur et se dérobe à chaque avancée des investigations de Solgrub.


L’écriture emprunte à la musique ses silences : « Quand je quittai la maison, Dina se tenait près de la porte du jardin. Il fallait que je passe à côté d’elle, il n’y avait pas d’autre chemin possible pour sortir. Une douleur profonde et violente s’éveilla en moi. Je pensai à ce qui avait été et ne pouvait plus être. Des ombres nous séparaient. L’espace d’un instant sa main se posa sur la mienne, puis je la perdis dans l’obscurité. Je la saluai. Nous nous séparâmes en silence. » Tout ceci force le respect envers un texte, dont la thématique évoque le film de Roman Polanski La neuvième porte.

Mais quelle est la véritable nature de ce monstre soupçonné d'une liste immémoriale de meurtres, de cette couleur rouge responsable peut-être selon le baron de la mort du poète allemand Heinrich Von Kleist ? Perutz, qu’on ne se lasse pas de citer, écrit en fin de volume : «  Tout acte éternel n’a-t-il pas surgit de profundis d’une honte que l’on a subi, d’une humiliation, d’une fierté foulée aux pieds ? Je laisse la masse insouciante s’extasier devant une oeuvre d’art. Pour moi elle dévoile l’âme anéantie de son créateur. Dans les grandes symphonies de sons, de couleurs et d’idées, je vois un reflet de cette extraordinaire couleur rouge, stridente comme l’éclat d’une trompette. Une intuition lointaine de la grande vision qui, pour un court instant seulement, a élevé le maître au dessus de l’univers chaotique de sa faute et de sa souffrance. »
Deux ans plus tard en 1925, Stefan Zweig dans Der Kamf mit der Dâmon  reprend à son compte cette réflexion sur les affres de la création artistique, en braquant son projecteur sur Nietzsche, Hölderlin et justement Kleist. Comme Perutz, Zweig évoque ces êtres tourmentés par un démon créateur qui se nourrit de leur âme.
Stefan Zweig
Une dizaine d’années après la parution des ouvrages des deux écrivains viennois, les Trompettes du Jugement dernier éclateront sur l’Europe. Un démon aux couleurs de sang séché contraindra les deux romanciers à l’exil. Zweig se suicidera au Brésil. Réfugié en Palestine, Perutz cessera d’écrire pendant quinze ans, avant un ultime texte La Nuit sous le pont de pierre.
Avec Epepe de Ferenc Karinthy, et maintenant Le Maître du Jugement dernier, les éditions Zulma continuent de distiller des pépites.



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