mardi 10 avril 2018

Désert du monde, désert du réel


Jean-Pierre Andrevon - Le désert du monde - Denoël Présence du futur





Nota : cet article contient de nombreux spoilers dans sa deuxième partie.



Un homme sans nom et sans passé s’éveille un matin dans une maison inconnue. Il n’a aucune idée de son identité ni des circonstances qui l’ont jeté en ce lieu. Un silence total, mortel règne. Une lente et anxieuse exploration des autres pièces confirme son pressentiment : il y a des cadavres partout. Dehors, dans le village, la même scène se répète. Dans les boutiques gisent des commerçants, des clients. Des détails intrigants le frappe. Dans le Café, les bouteilles sont vides et les étiquettes illisibles. Dans la boucherie, la viande n’a pas d’odeur. Plus étrange encore, les mouches n’envahissent pas cette avalanche de corps sans vie. Mais une autre espèce a subsisté : les rats. Ils déferlent partout et s’attaquent à la chair humaine. L’homme sans nom, affolé, se retranche en vain dans une pièce. Alors qu’il sombre dans l’inconscience, des voix off, les mêmes qui précédèrent son réveil, s’élèvent…


Tel est l’enfer du Désert du monde selon Jean-Pierre Andrevon. Le jour, un univers inanimé, des nuits peuplées de rêves de guerres sans fin. Et ce ne sont pas les apparitions successives et miséricordieuses d’un chien et d’une femme qui changeront la donne. L’écrivain publie en 1977 ce texte de science-fiction post apocalyptique dont l’écriture intense l’apparente à un récit d’horreur. Quarante ans après l’alliage de l’incongruité et du désespoir ne se défait pas. Les paroles de l’Internationale - surgies inopinément - sonnent le glas d’une époque et de l’espoir d’une fraternité humaine.


Avec l’irruption de Marie-Françoise au cours de la seconde partie, le récit prend un nouveau départ sous les auspices de la fameuse short short story de Fredric Brown (« Le dernier homme sur terre était assis dans une pièce. On frappa à la porte. »). Mais comment édifier un quotidien dans un monde absurde réduit à un village de quatorze maisons ceint par une brume infranchissable ? La vérité entrevue dans les rêves communs de Philippe et de Marie-Françoise finira par éclater. Un final prévisible aux yeux des lecteurs actuels.


Cela n’enlève rien à la beauté de ce texte dont les collectionneurs se procureront la seconde édition de 1984, à préférer à l’originelle de 1977 affublée d’une couverture typique des moches pastilles illustrées  des Présence du futur de l’époque. Cette fois Andrevon avait pris les choses en main insérant en plus un dessin du village et des deux héros.



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Quatre ans après la publication du désert du Monde, Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation poursuivait une réflexion entamée avec L’Échange symbolique et la mort. Selon le philosophe, le réel n’intéresse plus les sociétés dites postmodernes ou encore sociétés du spectacle pour paraphraser Debord. L’explosion de l’information épuise en quelque sorte l’événementiel. A l’ère de la représentation succède l’ère du simulacre. Nous générons désormais des images sans rapport avec quelque réalité que ce soit. Le concept d’hyperréalité conçu par Baudrillard anticipe le virtuel contemporain. Un monde où les images ne renvoient qu’à elles-mêmes, désertifiant le réel : « le désert du réel ».
                                                                                                                                     
Il est beaucoup question de science fiction dans cet ouvrage. Philip K. Dick a en effet renouvelé le genre et accapare le regard des essayistes. Crash de Ballard fait également l’objet d’une analyse approfondie et admirative de la part de l’auteur de La société de consommation. Mais l’intuition d’Andrevon, non cité, plane au dessus de l’ouvrage, particulièrement dans un passage consacré à l’ethnologie. « Pour que vive l’ethnologie, il faut que meure son objet » lit on dans Simulacres et simulation. N’est ce point le destin de Philippe et Marie-Françoise enfermés dans le « simulatron » comme les indiens de Tasaday dans leur cocon de forêt vierge, par des ethnologues étranges ? Et plus loin « Bien sûr, ces Sauvages-là sont posthumes : gelés, cryogénisés, stérilisés, protégés à mort, ils sont devenus des simulacres référentiels, et la science elle-même est devenue simulation pure ». Mais en imaginant un dialogue entre les extra-terrestres et le couple d’humains, Andrevon apporte une dimension supplémentaire. Philippe et Françoise deviennent à leur tour ethnologues de leur propre espèce, simulacres errant dans un espace virtuel, indiens ayant détruit leur propre monde.

2 commentaires:

Christiane a dit…

"Nous générons désormais des images sans rapport avec quelque réalité que ce soit. Le concept d’hyperréalité conçu par Baudrillard anticipe le virtuel contemporain. Un monde où les images ne renvoient qu’à elles-mêmes, désertifiant le réel : « le désert du réel ».

Une réflexion qui s'ouvre aussi sur l'art contemporain. Mais plus que jamais l'attention portée au réel aussi modeste soit-il est source d'émerveillement et de sagesse.

Christiane a dit…

Baudrillard a si bien su regarder les toiles de Rothko. Il y décelait cette contradiction : «imprenable de l’extérieur, et totalement ouverte vers l’intérieur par leur opacité transparente."
C'est exactement cela : les voir du dedans. Oser entrer dans la couleur par le regard.
Je crois que la mystique de Baudrillard c'était le réel. Il y croyait comme on croit en Dieu après avoir annoncé sa mort. C'est à eux (Dieu et le Réel) de prouver qu'ils existent !
C'est vraiment bien cette partie de votre blog que je n'avais jamais explorée . Il y a là des heures de méditation et certains textes sont signés comme vos poèmes (Jean-Louis Peyre). Cela fait plaisir.