Au soir d’Alexandrie - Alaa El Aswany
- Actes Sud
A l’époque de Nasser, un groupe d’amis a pris l’habitude de passer ses soirées
dans un bar privé d’un célèbre restaurant d’Alexandrie. Issus de divers
horizons, les membres de « Caucus » - ainsi se surnomment ils - échangent rires et discussions passionnés au
cœur d’une ville adorée. S’y côtoient Chantal Lemaitre, une libraire française,
le chocolatier Tony Kazzan dont le père a fui les persécutions ottomanes en
Anatolie, un grand avocat Abbas El Cosi, Lyda propriétaire du restaurant, Carlo
Sabatini maitre d’hôtel et séducteur impénitent, et un peintre, Anas el-Saïrafi.
Le sujet de cette nuit-là est l’aptitude ou l’inaptitude des égyptiens à la vie
démocratique, sujet banal mais posant les jalons d’un récit tragique.
Quittant le Caire des deux romans L’immeuble Yacoubian
et Automobile Club d’Egypte évoqués ici, Alaa El Aswany transpose une réflexion
politique amplifiée par la révolution de 2011 et les soulèvements populaires de
la place Tahrir auxquels il a pris part, dans l’ancienne capitale antique, cœur
traditionnel du cosmopolitisme égyptien :
« Je suis pas un écrivain et ce ne sont pas là mes
Mémoires. Simplement mon témoignage sur ce qui est advenu. Je le note comme je
l'ai vécu. Mon nom est Anas el-Saïrafi, connu à Alexandrie simplement comme
Arias prénom dont je signe mes œuvres. Si vous êtes un habitué des restaurants
et des bars d'Alexandrie, vous me connaissez certainement ou du moins vous
m'avez déjà vu. Je suis peintre, diplômé de la faculté des beaux-arts. J'ai
supporté cinq années ennuyeuses d'études au Caire puis je suis revenu à Alexandrie
que je n'ai plus quittée. Alexandrie est mon univers. Lorsque j'en sors je
perds mon équilibre psychologique et mon esprit se trouble. Je deviens un autre
qui me ressemblerais c'est seulement à Alexandrie que je suis moi-même avec
tout ce qui me caractérise, mes idées, mes sentiments, ma folie. Alexandrie
n'est pas seulement une vie au bord de la mer, ce n'est pas seulement une ville
arabe. Alexandrie existait des centaines d'années avant d'être envahie par les
Arabes. La culture d'Alexandrie a, en surface, une première strate arabe
au-dessous de laquelle se trouvent les strates d'autres cultures. L'histoire
n'a jamais connu une telle diversité culturelle en dehors d'Al-Andalus où musulmans,
chrétiens et juifs vivaient dans la tolérance et la paix. Alexandrie est douce
et délicate. Cette ville te prend dans ses bras sans égard pour ta langue, ta
religion ou ton origine. Où trouver ailleurs une ville où l’on peut se faire
couper les cheveux par un coiffeur grec, déjeuner dans un restaurant appartenant
à un couple d'Italiens, mettre ses enfants dans une école française puis, si
l'on a un problème, prendre pour se défendre un avocat arménien ? Combien de
villes dans le monde fêtent-elles avec le même enthousiasme et la même joie les
fêtes des musulmans, des coptes orthodoxes, des catholiques, des protestants et
des juifs? Beaucoup de peintres ont vécu à Alexandrie. Partout, dans cette
ville il y a des paysages qui attendent qu'on les peigne : la
mer, le matin ou au coucher du soleil, les vieilles rues étroites revêtues de
pavés, le fort de Qâit Bey que les Alexandrins appellent la Tabia, la colonne
de Pompée et le phare. Où, dans une autre ville, un peintre pourra-t-il trouver
tant de spectacles pour l'inspirer ? Je pourrais parler d'Alexandrie pendant
des heures sans épuiser le sujet. C'est la seule ville égyptienne qui ait
réussi jusqu'à aujourd'hui à résister au déluge de laideur, de sottise et
d'extrémisme. Alexandrie me connaît, me comprend et m'aime. Souvent je
l'imagine sous la forme d'une femme dont je serais épris. Lorsque je m'assieds
au café du Commerce, puis au Trianon lorsque je traverse la rue pour prendre
une bière glacée aux Délices, j'ai l'impression de caresser du bout des doigts
le visage de mon aimée, comme si mon amour pour Lyda était lié à Alexandrie. Un
jour, je me suis incliné devant elle, j'ai baisé sa main et je lui ai dit
cérémonieusement :
- Princesse Lyda, souveraine de mon cœur, c'est
Alexandrie qui t’a donné ta séduction et tes mystères... et ma résistance s'est
effondrée. »
Les personnages, à l’instar de Tony Kazzan, figure de patron paternaliste souriant, exubérant, participent à ce quotidien festif qu’on nomme liberté. Il expérimente un nouveau produit; de son côté Chantal tente d’arracher l’autorisation d’organiser une journée de dédicaces avec un auteur étranger et redécouvre l’amour, Arias dessine des portraits de passants en dehors de ses heures de cours, la jeune Néamat fuyant un beau-père prédateur sexuel trouve refuge dans une école de danse, Maitre Abbas défend avec succès ses clients. Mais une main de fer va s’abattre sur les protagonistes et la ville. En cause la volonté du Raïs de prévenir toute velléité contestatrice, de poursuivre une œuvre révolutionnaire où la pureté des intentions des membres du parti présidentiel sera mise à l’épreuve, et de mettre en place des réseaux de surveillance. Au sein de la direction de la chocolaterie, deux membres d’une cellule secrète rattachée au ministère de l’intérieur, dont le propre frère du libéral Abbas, se mettent à l’œuvre.
Une rareté en ce temps de guerres où l'amitié entre les communautés bat de l'aile.
RépondreSupprimerBillet finement travaillé.
d'Alexandrie je ne connais qu'un quatuor....
Très bel extrait. Hâte de le lire et de rencontrer ces personnages, une bande d’amis qui se retrouvent tous les soirs sur la corniche. Tous différents,divisés quant au régime politique. Grecs,armeniens,italiens, égyptiens.. J’aime beaucoup cet auteur qui excelle dans ses descriptions de ses personnages. Je ne sais s’il est toujours dentiste mais pourquoi pas un dentiste écrivain.
RépondreSupprimerIl a arrêté le métier de dentiste, succès oblige. Il vit désormais aux Etats-Unis
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerIl a su également remarquablement dépeindre la mise au pas du "printemps arabe" en Egypte, sur la place Trarhir sous la dictature de Moubarak, dans "et j'ai couru vers le Nil"... Je l'ajouterai en priorité à vos deux opus mentionnés...
RépondreSupprimerMerci pour ce nouvel hommage @ al Aswani, SV qui nous replonge dans le "moment Nasser".
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerConstantin Cavafy, poète grec né en 1863 et mort en 1933 à Alexandrie a écrit ce poème mémorial , “La Ville" que l'on trouve dans un recueil "Poésie /Gallimard", précédé d'une longue (60 pages) et riche présentation critique de Constantin Cavafy écrite par Marguerite Yourcenar.
RépondreSupprimerLa ville
"Tu as dit : « J’irai vers un autre pays, j’irai vers un autre rivage,
pour trouver une autre ville bien meilleure que celle-ci.
Quoique je fasse, tout est condamné à tourner mal
et mon cœur – comme celui d’un mort – gît enterré.
Jusqu’à quand pourrais-je laisser mon esprit se déliter en ce lieu ?
D’où que je me tourne, d’où que je regarde
je ne vois que les sombres ruines de ma vie, ici,
là où j’ai passé tant d’années, gâchant ma vie, détruisant ma vie.
Tu ne trouveras point d’autre pays, tu ne trouveras point d’autre rivage.
Cette ville te poursuivra toujours.
Tu traîneras dans les mêmes rues, tu vieilliras dans les mêmes les quartiers, et grisonneras dans mêmes maisons.
Toujours tu termineras ta course dans cette ville. N’espère point autre chose
il n’y a aucun bateau pour toi, il n’y a aucune route.
Maintenant que tu as dévasté ta vie ici, dans ce petit coin perdu,
tu l’as détruite partout dans le monde."
Poème traduit par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
SupprimerL'enfance de Tony au chapitre 4...
SupprimerComme l'écrit MC, citant la Genèse, peut être faut-il se jeter dans l’inconnu comme ces migrants.
Je commence à comprendre la structure du roman en reliant les chapitres.
Genese 12.1(?)
RépondreSupprimerVa-t-en de ton pays,de ta patrie,et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai.
Peut être faut-il se jeter dans l’inconnu comme ces migrants.
Saisissant !
SupprimerCette bande d'amis venus de Grèce, d'Italie, d'Égypte se retrouvent donc sur la Corniche dans une salle du restaurant après la fermeture.
RépondreSupprimerLes écoutant on découvre l’évolution de l’Egypte depuis La chute du roi Farouk, en 1952.
C'est étrange car les personnages du "Quatuor d'Alexandrie" évoluent à la même époque, dans la même ville.
J'ai terminé le premier roman, Justine", avant d'aborder le deuxième, je voulais découvrir ce roman d'Alaa El Aswany. C'est tout à fait étonnant de lire en alternance deux fictions implantées dans la même ville, à la même époque... écrits par deux romanciers si différents Durrell et Alain El Aswany.
Alaa
SupprimerDonc, voici le chapitre 3 avec Chantal, la libraire de la rue Fouad qui enseigne aussi la langue française et animé un atelier de peinture pour les enfants. Elle, elle vient de Paris. J'aime bien retourner au début du livre. Ces chapitres prennent sens maintenant.
RépondreSupprimerPour quelles raisons je n'arrivais pas à m'y fixer en première lecture ? Mystère...
Il m'a fallu du temps pour passer des sortilèges du Quatuor de Durrell au café où se réunissent ces amis attachants.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerDans ce roman d'Alaa El Aswany, on passe d'une évocation du passé d'un personnage à une tranche de vie actuelle du même personnage jusqu'à oublier les autres et la ville d'Alexandrie et la dictature qui éténd son hydre maléfique sur les habitants.
RépondreSupprimerDans ce chapitre 13, une relation adultère intense et complexe dans une chambre est décortiquée d'une façon époustouflante. On se heurte à des pensées venimeuses de ce genre : "C'était comme s'il voulait la faire souffrir à force de plaisir et lui infliger, en la possédant, une punition impitoyable."
C'est un chapitre qui efface presque par sa violence le roman en cours de lecture, les autres vies, la lâcheté de certains habitants effrayés par la dureté répressive du régime dictatorial de Nasser..
On traverse aussi des passages liés à la beauté de la ville, à son passé cosmopolite. Soleil vert en a cité un extrait d'une grande beauté.
Alaa El Aswany écrit un roman somptueux avec une grande finesse concernant la psychologie des personnages.
J'aime beaucoup ce roman. Ma lecture est maintenant fluide.
J'attends tj de recevoir le livre de la prix Nobel.sv
RépondreSupprimer"Impossibles adieux"... Han Kang... Quelle grande et tragique beauté. J'y pense souvent....
SupprimerJe vous invite à lire le poème” La ville” de Constantin Cavafy,un bel hommage à sa ville d’Alexandrie et à sa polyphonie.
RépondreSupprimerJ'essaie de résister au plaisir de décrypter chaque personnage créé par Alaa El Aswany pour laisser intact pour les lecteurs futurs le charme de ce roman.
RépondreSupprimerNe voilà t-il pas qu'au chapitre 18, dans la librairie Balzac de Chantal arrive Le Quatuor dAlexandrie ! La discussion qui suit me passionne comme , aux chapitres précédents cette analyse du régime politique de Nasser par ces personnages que l'on commence à bien connaître. Nations arabes contre le colonialisme et méfiance envers les européens. Je suis très attentive. On est tellement dans l'actualité même si cette histoire se passe dans les années 60.
RépondreSupprimerUne étude très fine aussi du peuple face à cette dictature militaire. Ceux qui la craignent. Ceux qui l'affrontent. Ceux qui cherchent à l'utiliser par la dénonciation. Et les admiratifs aveuglés par une sorte de mysticisme entourant le leader qui sait parler aux foules.
RépondreSupprimerLe poème de Cavafy est un contrepoint extraordinaire. La ville aimée, quittée un temps et la blessure qui en nait comme une épine dans le cœur.
J'ai quand même beaucoup de difficulté à suivre l'évolution des personnages dans ce roman. Ils sont nombreux. Leurs vies s'entrecroisent. Leur passé est progressivement mis à jour de mêlant à leur présent et entre deux, des dialogues, des scènes, analysant politiquement et humainement cette dictature militaire qui s'installe. Nasser a été adulé. Ses discours ont enfiévré les foules. C'était un socialisme dur, n'autorisant aucune ouverture avec l'Europe. Un monde arabe désirant s'émanciper de son passé de pays colonisés. D'où les interdits touchant la librairie de Chantal et son désir d'inviter des auteurs français.
RépondreSupprimerC'est d'ailleurs ce qui est reproché par un des personnages à Durrell trop nostalgique de la présence anglaise.
La surveillance exercée par Galil sur ses proches et à la mosquée pour le comité
RépondreSupprimerrevolutionnaire évoque la Stasi en URSS .
De plus ces chapitres analysent avec une grande finesse le conflit entre ce comité socialiste militaire et les positions de l'Islam sur les femmes, la prédominance du religieux sur l'État. L'embrigadement de Galil est parfaitement réussi hélas !
Je reviens à ce film que j'ai déjà évoqué, "La vie des autres", de Henckel von Donnersmarck, au temps de l’ex-Allemagne de l’Est et de sa police politique. La redoutable Stasi y est évoquées avec ses méthodes de surveillance, de dénonciation, d'obéissance au chef .
RépondreSupprimerToutes les dictatures militaires se ressemblent.
Entre les prêches à la mosquée et ce régime politique suspectant tout le monde de trahison, Alexandrie change de visage...
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerBon, je fais une pause...
RépondreSupprimerRetour au Quatuor d'Alexandrie de Durrell.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
SupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
SupprimerJJJ !!!!!!
RépondreSupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
SupprimerCe commentaire a été supprimé par l'auteur.
SupprimerJe termine donc "Au soir d'Alexandrie" d'Alaa El Aswany.
RépondreSupprimerIl me reste cent cinquante pages à lire. Et j'aime bien les analyses politiques et lucides de la fin de ce roman. On laisse les charmes du cosmopolitisme de la ville d'avant pour entrer dans des dialogues courageux sur la politique d'Abdel Nasser et son régime d'oppression et d'emprisonnement. Je ne connaissais pas cette période de l'histoire de l'Égypte.
La fin du billet de Soleil vert et le lien avec le billet de Pierre Assouline sur le cosmopolitisme sont vraiment en résonnance avec le roman d'Alaa El Aswany. J'ai même lu de belles paroles sur Albert Cossery.
Terminé ce très beau roman "Au soir d'Alexandrie" d'Alaa El Aswany.
RépondreSupprimerLes 150 dernières pages se lisent sans arrêt possible. Tension, émotion. Un livre à lire, surtout en ce moment.