Karin
Boye - Kallocaïne - Folio SF
Il y a soixante quinze
ans, à quelques jours près, Georges Orwell faisait paraître 1984. Cet
anniversaire coïncide avec la déclinaison en Folio SF de Kallocaïne un
roman de Karin Boye et - hors champ littéraire - la perspective prochaine d’un
inquiétant brunissement du ciel politique français. Un alignement de planètes
non prévu par les astronomes.
Le roman de cette poétesse
suédoise s’inscrit dans un carré dystopique constitué de Nous autres d’Evgueni
Zamiatine, du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley et de l’œuvre précitée
d’Orwell qu’il précède de neuf années. Le narrateur de Kallocaïne est un
chimiste travaillant dans une des cités souterraines d’un Etat despotique
inspiré du régime soviétique de Staline. Les aspirations individuelles sont balayées
au profit de la soumission inconditionnelle aux idéaux de la collectivité dictés
par une Autorité impitoyable et inquisitoriale. Un système de surveillance généralisé
se déploie au sein des usines et jusqu’au cœur des familles dont la vie intime est
régulée par des auxiliaires du Pouvoir et l’implantation de micros dans les
appartements. Qui ne dénonce pas son voisin, un collègue de travail, voir son
conjoint risque de l’être. Les enfants sont soustraits à leurs parents pour être
confiés à des organisations militaires.
Totalement dévoué à la
cause de l’Etat-Monde, Léo Kall franchit une étape supplémentaire dans la
néantisation des âmes et consciences en mettant au point un sérum de vérité la « Kallocaïne »
qui brise la coquille protectrice des rêves secrets des « suspects ».
Mais alors que le chimiste semble promis à un avancement, le développement de
sentiments paranoïaques à l’égard de sa femme, de son supérieur hiérarchique et
la découverte simultanée d’un mouvement de résistance dont les valeurs envahissent
ses songes, le déstabilise complètement.
Avant Orwell, Boye annonçait
l’irruption d’une Police de la Pensée. Désormais plus besoin de juges pour
évaluer et sanctionner un acte répréhensible, des psychologues, voir des
économistes apprécient la pureté ou non de l’intention du coupable pour rendre
un jugement axé sur l’utilitarisme, c'est-à-dire en fonction de l’intérêt de
la collectivité. On n’est pas très loin des « précogs » du Minority
Report de P. K. Dick. Les inquiétudes dystopiques hanteront par la suite d’autres
écrivains de science-fiction comme Robert Silverberg avec Les monades
urbaines ou Le temps des Changements dans lequel l’écrivain fera du « sérum
de vérité » une drogue libératrice.
Je pressentais un roman de ce genre...
RépondreSupprimerEn attendant, dans vos archives, sous le billet précédent, j'ai remis en lien le billet prémonitoire que vous aviez écrit à propos du dernier essai de Stefan Zweig : "Le monde d'hier".
Relire ce billet m'a donné envie de relire le livre.
Vous êtes passé avant vous !
Voilà ce que c'est de mettre en mémoire ces chroniques passionnantes !
Moi je suis allé l’oxygéner avec « La Solitude est un Cercueil de Verre, « de Bradbury selon la traduction française. Le titre américain serait plus tôt « la Mort est une chose privée. » Ce n’est pas de la SF. On retrouve là , on l’a vu entre autres dans La Foire des Ténèbres, l’ ado qui va apprendre ici en quelque sorte, à mener une enquête en séparant le vrai du faux. Ceci sur fond de fin de guerre - nous sommes en 1949. Et de démolition de Venice, USA. Autant dire un Autre Monde dont nul ne sait ce qu’il sera. Mais l’ancien Monde est encore là . Dire que cela inspire la mélancolie, non. C’est bien construit, et l’on y croit. Les dédicaces aux « maîtres de l’ auteur « , tels que le grand Ross mc Donald , ou Irish, sont affectives et ne dénotent pas de réelle influence. Le côté « Fais-moi peur « Bradburyien l’emportant d’emblée. Un beau livre, à ajouter aux autres, en e.o.
RépondreSupprimerOui un beau polar poétique, envoûtant. Nous en avions parlé et regardé longuement la couverture magnifique dans l'édition chez Denoël.
RépondreSupprimerhttps://www.denoel.fr/system/files?file=migrations/ouvrages/couvertures/B26810.jpg
RépondreSupprimerMais il faut pouvoir être poétique et envoûtant. C’est le cas des Chroniques jusqu’a la Solitude, Ce qu’on appelle un Maître…,
RépondreSupprimerGil Pressnitzer pour "Esprits Nomades" m'a permis de connaître un peu plus de la vie et de l'oeuvre de Karin Boye.
RépondreSupprimerJe découvre qu'en Suède elle est surtout célèbre pour son oeuvre poétique, assez mystique.
Oscillant entre ferveur païenne et mysticisme chrétien, sa vie semble avoir été un mélange d’émerveillement et d'accablement devant la profonde imperfection du monde .
Sa visite au Danemark occupé par les nazis l’affligera.
Gil Pressnitzer dit de ce roman, "Kalokaïne", qu'il décrit un monde terrifiant où le réel cogne et fait mal, qu'il est aussi "une apologie du féminisme contre la dictature des hommes, donc projection de ses combats personnels".
Elle se suicidera le 24 avril 1941, partie, avec dans son sac à dos une forte dose de somnifères qu’elle absorbera au milieu de la nature.
Une page d'Esprits Nomades qui complète bien votre chronique, Soleil vert :
https://www.espritsnomades.net/litterature/karin-boye-larbre-foudroye/
Bien vu !
RépondreSupprimerA venir SF et un peu de Modiano
Voilà une annonce source de joie !
RépondreSupprimerN'est-ce pas, de plus, un roman vu du point de vue du bourreau comme dans "Les bienveillantes" de Jonathan Litell ? Car le narrateur est bien celui qui a découvert et administré cette drogue redoutable qui peut mener à une oppression absolue.
RépondreSupprimerAh, mais c'est vous qui m'avez induit cette idée. C'est fou comme la lecture d'un billet s'enfonce dans l'inconscient comme un caillou lancé dans l'eau calme du étang. Puis des cercles concentriques naissent de l'impact et vont s'élargissant....
SupprimerDonc vous écrivez :
"A l’inverse de Georges Orwell, Karin Boye adopte le point de vue du bourreau, un procédé que l’on retrouve en littérature française, certes dans des thématiques tout à fait autres, sous la plume de Michel Tournier (Le Roi des Aulnes) ou celle de Jonathan Little (Les bienveillantes)."
C'est un dialogue en décalage très drôle. Merci d'y avoir pensé !
Je me contenterai de deux questions.Ce roman cauchemar a-t-il été traduit en anglais? Ou Orwell a-t-il pu le lire, si c’est le cas? MC
RépondreSupprimerPour MC,
RépondreSupprimerJ'aimais beaucoup le travail d'Alexandre Chemetoff...
https://topia.fr/2020/page/2/
Et de son fils Paul Chemetov dont vous faites mémoire sur la RdL.
RépondreSupprimerhttps://www.beauxarts.com/grand-format/larchitecte-paul-chemetov-amiral-du-paquebot-de-bercy-est-mort/
Le paquebot de Bercy est probablement ce qu’il y a de pire. Préférons les installations enterrées de Chatelet Les Halles. MC
RépondreSupprimerJe préfère l'univers de création du père.
RépondreSupprimerCela dit, il a marqué son temps pour le meilleur et pour le pire…
RépondreSupprimerTrop de béton... Nous en avions parlé sous le billet précédent ( La trilogie de béton ).
RépondreSupprimerIl se fait un peu oublier à Châtelet….(le béton !)
RépondreSupprimerOui, l'idée d'une ville engloutie... Il disait : "tout ce qui a disparu en surface, il faut le retrouver dans ce sous-sol".
RépondreSupprimerJe crois qu'il aurait choisi de sauver les Halles de Baltard détruites inutilement...
Lui est intervenu surtout pour la Place carrée, ce secteur où la lumière est aussi importante que le bâti ( le jardin tropical, la piscine, le forum des images....)
Toute une ville dans le sous-sol...
Construire, c'était peut-être pour lui, se projeter dans le futur, échapper à ce qui est détruit, à la finitude...
Ce dernier thème est très présent dans La trilogie de béton de JG. Ballard mais la mort reprend son oeuvre dans ces romans de science-fiction.
Je crois que la Grande galerie de l'évolution vaut le détour.
Et là je pense aux lithographies, gravures et dessins de Kreienbühl toujours un peu morbides comme le paquebot France qui rouille dans l'arrière-port du Havre ou le Musée d'Histoire naturelle à l'abandon, ou ces animaux morts... une œuvre hantée par ce qui doit disparaitre.
Il a écrit : "Avant de peindre, on ressent une tension au fond de soi, une pression, une agitation à la manière d'un animal qui cherche à échapper à sa cage.. cette chose veut se libérer et cherche une forme."
Ce qu'il fait avec une profonde mélancolie et une révolte à l'égard de notre siècle.
Mais là je quitte l'architecture pour revenir à l'écriture.
Kreienbuhl est plutôt , majoritairement, ( et heureusement!) le témoin d’une ruine passée. Encore qu il existe des tableaux narrant le présent, tels le Cimetiere de Puteaux, confronté aux tours de La Défense….ou son portrait de migrants sous une tente. ( j’aime moins ce trop grand format!)
RépondreSupprimerEncore une découverte que je vous dois, MC.
RépondreSupprimerParfois on manque de mots pour dire quelque chose d'important alors on permet aux autres mots de parler de littérature ou d'art.
RépondreSupprimerCes mots que je tais essaient de dire l'impossible : une si jeune adolescente de treize ans abîmée, violée, saccagée, humiliée par trois adolescents de son âge emplis de haine parce qu'elle était juive.
C'est tellement impossible, tellement vrai, hélas. Quelle barbarie dans la bouche des semeurs de haine adultes ont dévasté ces trois jeunes pour les transformer en bourreaux ?
L'Histoire sans cesse revient cherchant toujours le même bouc émissaire...
Quel courage il lui a fallu pour dire ce qu'on lui a fait subir malgré les menaces de mort. Je pense à Derrida, à Holderlin, leurs deux façons d'interpréter l'Apocalypse comme si à tout le Mal il fallait opposer un bien extrême pour que l'humain redevienne humain.
Ce soir, j'ai mal à mes amis juifs et je prie dans ma langue d'incroyante pour cette enfant si gravement blessée. Puisse l'amour des siens l'aider à reprendre pied dans la vie, dans ses projets. Que sa vie soit belle et longue et que cette haine fasse enfin place à la paix du cœur.
"Comme elle nage, la lumière !
RépondreSupprimerlégère et souple entre les dents
de dragons s'ébattant dans les gouffres
d'une Chine de l'âme inoubliée […]
et l'aile noire du pinceau
frôla le vent qui bouge à peine
les bambous sur le muet, muet papier de Chu Ta."
Lorand Gaspar
"Patmos".
Lorand Gaspar, une écriture qui met en lumière ce qui doit être vu. Relier deux mondes dépareillés, celui de la lumière et de l'aile noire du pinceau, celui du terrible dragon et celui de l'innocence... Papier et encre qui nous emportent jusqu'à la Chine millénaire... Jusqu'à l'Apocalypse...
Pour ces poètes, la nuit est double , car dans l’obscurité , au plus profond de la nuit , l’amour ne cesse d’être d'être à l'œuvre
RépondreSupprimer"Tout proche
Et difficile à saisir, le dieu !
Mais là où est le péril croît
Aussi ce qui sauve . "
Hölderlin
Pour Derrida, l’Apocalypse signifie, le dévoilement, le découvrement et non la catastrophe ou la destruction du monde.
RépondreSupprimerLe texte écrit par Jean de Patmos , l’Apocalypse, est une révélation qui annonce la fin du monde, oui, mais aussi l'éblouissement d'un nouveau monde, donnant un sens à l’existence de la vie dans sa finitude , qu’elle se termine ou pas... alors, la révélation de l’Apocalypse, serait le dévoilement de ce secret.
"Il n’y aurait plus de chance, fors la chance, pour une pensée du bien et du mal dont l’annonce viendrait se rassembler pour être avec elle-même dans une parole de révélation ; plus de chance, à moins d’une chance, l’unique, la chance même, pour un recueil de vérité, qui ne serait plus un dévoilement légendaire ; et plus de chance encore pour tel rassemblement du don, de l’envoi, du destin, pour la destination d’un « viens » (...)"
RépondreSupprimerJ.Derrida
Voilà, ce sera tout de ce partage pour accompagner le Shabbat de mes amis juifs.
Elle portait une croix…ce qui , si nous parlons de la même , n’est pas un signe absolu de judéité. Je crois plutot qu’elle a été insultée parce que le christianisme procède du Judaisme, et que les minus habens ne font pas la différence…
RépondreSupprimer"Le président du Consistoire central, Élie Korchia, a exprimé mardi soir dans un tweet son « soutien à cette jeune victime, de confession juive, qui a subi un viol et des agressions insupportables », déplorant « un crime sexuel sordide et ignoble qui nous émeut profondément"
RépondreSupprimerParlons-nous de la même, traitée de « Juive et de Chretienne? » à Alfortville?
RépondreSupprimerNon, appartement.
RépondreSupprimerCe viol atroce d'une enfant de douze ans s'est passé à Courbevoie et il ne fait aucun doute, par les injures qui ont accompagné le supplice que l'appartenance à la communauté juive était le mobile de ces trois assaillants. Elle reste terrorisée et a cru mourir.
apparemment
SupprimerPartant de l'œuvre d'Orwell, vous évoquez la "double pensée". Quel étrange concept qui passe par un dédoublement du moi... accepter deux pensées opposées, voire contradictoires, simultanément.
RépondreSupprimerComme dans le roman d'Orwell : "dire des mensonges délibérés et y croire sincèrement en même temps".
Cela fait penser aux discours de Poutine !
Ou, plus près de notre actualité, à certains discours politiques sensés convaincre les électeurs.
Par ricochet, ces électeurs ne seront-ils pas saisis de ce trouble devant la table où seront posés les bulletins de vote ?
C'est compliqué de penser sans douter, sans se contredire intimement, à moins de subir une omission inconsciente de certaines de nos pensées qui devraient nous mettre en alerte.
Dans vos billets, il y a toujours une frange de pensées qui déroulent leurs fils longtemps après avoir centré notre intérêt sur le livre présenté.
Ce matin dans l'émission "Le Masque et la Plume" fans les livres aimés des animateurs du débat, j'ai entendu grand bien de Trevanian dont vous aviez choisi de présenter "Shibumi". Cela m'a fait plaisir d'avoir lu ce livre grâce à vos chroniques. C'est vrai que c'est un auteur mystérieux qui aime l'humour du pastiche pour les romans policiers.
Ce personnage, Nicolas Hel, samouraï et tueur mais défenseur d'honnêtes gens, esthète, collectionneur, ne craignant pas la mort se glissait dans une sorte de parodie de James Bond avec lequel l'auteur aimait jouer. Voilà un petsonnage qui saccommodait bien de sa double pensée !
RépondreSupprimerpersonnage
SupprimerJ'écoute en ce moment une émission que j'aime beaucoup "Mauvais genre". Mais aujourd'hui, le thème, la science-fiction, les méga machines me parlent d'un univers et d'auteurs qui me sont incompréhensibles sauf pour les références cinéma.
RépondreSupprimerhttps://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/mauvais-genres/ergonomie-du-desastre-rencontre-avec-pierre-gilles-pelissier-2729530
Je n'ai rien compris à cette approche de la dystopie, de la science-fiction, de l'utopie, des anti-utopies...
Vous comprendrez j'en suis certaine ce qui m'a échappé... Peut-être même que vous vous régalerez....
Le mien eut lieu à Alfortville. Visait un ou une Chretienne .Il s’agissait d’intimidation musclée. Mais Korcia n’en a pas parlé …on défend son camp et rien que son camp…
RépondreSupprimerLà, à Courbevoie c'était plus qu'une intimidation musclée... Cette pauvre gamine a été violée au fond d'un bâtiment désaffecté d'une façon perverse et brutale. Ils li ont fait subir des supplices inimaginables et l'ont abandonnée en la menaçant de mort si elle parlait. Oui j'ai été très émue, révoltée, effrayée par tant de sadisme de la part de trois très jeunes ados, connus pour leur violence dans le quartier. Le meneur lui reprochait de ne pas avoir "avoué"... quelle était juive. Elle devenait alors une "chose" qu'ils ont pris plaisir à torturer, à humilier.
RépondreSupprimerÇa fait peur, vraiment, car ça rappelle une funeste époque... La guerre à Gaza légitime pour certains un comportement de prédateur féroce, sans limites....
>Je n'ai rien compris à cette approche de la dystopie, de la science-fiction, de l'utopie, des anti-utopies...
RépondreSupprimerVous comprendrez j'en suis certaine ce qui m'a échappé... Peut-être même que vous vous régalerez....
J'ai trouvé cela assez saoulant. Un résumé de 2/3 pages m'aurait suffi. Généralement je me borne au diptyque utopie/dystopie.
Vous résumez bien !
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