Bernard
Wolfe - Limbo - Le Livre de Poche
« Nous avons
refusé ce que voulait en nous la bête, et nous voulons retrouver l’homme
partout où nous avons trouvé ce qui l’écrase. »
André Malraux - Les
Voix du Silence
« Attention au
rouleau compresseur. »
Bernard Wolfe – Limbo
Paru jadis chez Ailleurs
& Demain en 1971 après une première publication datée de 1955, le livre
culte (mais quel autre qualificatif lui attribuer ?) de Bernard Wolfe
ressort en Poche dans une traduction intégrale signée Patrick Dusoulier et doté
d’une nouvelle préface du docte Gérard Klein. C’est ainsi, le XXIè siècle est
l’époque des éditions augmentées et des tirages hélas diminués.
Comme d’autres, l’auteur
américain, à la biographie incertaine, disparu en 1985, restera l’homme d’un
seul livre Limbo, à côté de quelques
nouvelles et romans pornographiques alimentaires. Elément biographique beaucoup
plus intéressant, Bernard Wolfe fut le secrétaire de Léon Trotski à Mexico en
1937.
Limbo dresse l’état du monde dans la seconde moitié du
XXè siècle. Une troisième guerre mondiale éclate entre l’Est et L’Ouest,
conduite de part et d’autre par des ordinateurs, les EMSIAC, qui préfigurent le
Skynet de Terminator. Le narrateur, le docteur Martine, chirurgien
militaire, déserte les zones de combats en 1972 et se réfugie dans une île de
l’Océan indien au sud de Madagascar. Les habitants s’y livrent à de curieuses
pratiques. Fuyant des conflits africains, leurs ancêtres ont mis au point une
technique radicale pour expurger la violence et désarmer les esprits. Ils
pratiquent la lobotomie. Débarqué avec un avion médical, Martine perfectionne
le procédé, et vit une existence plutôt tranquille, quand dix-huit ans plus
tard ses compatriotes débarquent sur l’île. Fait troublant, ces soldats ont
remplacé leurs bras et jambes par des prothèses.
Comment qualifier ce pavé
de 700 pages, anti-utopie,
dystopie ? Il évoque aussi, comme
le remarque Jean-Pierre Andrevon, un roman sociologique à la Swift. C’est surtout
vrai pour la partie centrale du roman dans lequel Martine retrouve l’Amérique
désormais rebaptisée Hinterland. Le héros découvre au travers de nombreux
dialogues les hallucinants développements d' une idéologie ou théologie de
l’amputation. Une coexistence pacifique régente désormais les rapports entre
Hinterland et l’Union. Mais à quel prix ?
Limbo est le procès du XXè siècle, de ses idées dominantes et de l’Homme en
général. L’humour et le désespoir s’y succèdent. Après avoir vécu les horreurs de
plusieurs conflits, Martine, prophète involontaire du monde nouveau, dresse le
constat pitoyable du Pacifisme, un mouvement illustré dans l’entre deux guerre
par Gandhi et Romain Rolland qui conduit dans le présent texte les camps rivaux
à inventer une religion de la castration.
Puisant dans les
innombrables allégeances intellectuelles de Wolfe, on notera le cybernéticien
Norbert Wiener, inspirateur des prothèses mécaniques, l’auteur de Jean-Christophe (1), et ses
« hommes de bonne volonté », ainsi que William Reich dont semble-t-il La psychologie de masse du
fascisme trouve quelques échos dans le roman, en particulier la frustration
sexuelle érigée en dogme, la négation de la part d’animalité de l’homme. Il est
d’ailleurs révélateur que Helder, disciple de Martine ait détruit EMSIAC pour
ensuite imposer des extensions mécaniques au corps humain, renouvelant ainsi la
dépendance aux machines dénoncée par Reich. Comme le disciple de Freud,
l’auteur de Limbo explore
l’inconscient pour expliquer l’Histoire.
Ces considérations
profondes ne génèrent pas un texte monolithique, mais plutôt un récit à formes
multiples, mêlant carnets, dessins, à la poésie d’ Henri Michaud. Parent de 1984 et du Meilleur des Monde, ce roman extraordinairement riche est présenté comme
un précurseur de la tétralogie noire de John Brunner. Je lui vois personnellement deux prolongements,
l’œuvre de Ballard, d’une part, dans la façon d’interroger l’inconscient humain
dans ses productions totémiques et d’autre part dans une littérature de la
victimisation surtout russe dont Svetlana Alexievitch et
Volodine (2) sont les parangons actuels et dont Bernard Wolfe dans sa
postface situe l’origine dans Les carnets
du sous-sol de Dostoïevski. On peut y lire aussi plus simplement comme
Gérard Klein, les ruines de l’Utopie.
Pour aller dans le sens
d’André Malraux et de M de Lapalisse, le rouleau compresseur, c’est ce qui
écrase l’Homme, à savoir les machines et surtout les pulsions destructrices
issues de notre inconscient. Mais, comme le découvre un peu tard le docteur
Martine, elles font aussi partie de notre humanité.
Limbo est l’évènement littéraire de cette rentrée, tous genres confondus.
(2) Je citerai aussi Yama Loka Terminus - dernières nouvelles de Yirminadingrad de Léo
Henry et Jacques Mucchielli
Tout ça est bien vrai, mon bon Monsieur.
RépondreSupprimerEt merci pour ce splendide compte-rendu.
Gérard
De rien M'sieur.
RépondreSupprimerJe termine "Le problème à trois corps" de Liu Cixin qui aurait bien mérité une couverture argentée.