Michel Jeury - may le monde -
Ailleurs & Demain Robert Laffont
Michel Jeury vient de décéder. En guise d’hommage à ce géant de la
littérature de science-fiction, j’ai ressorti du Cafard Cosmique un petit
article paru en 2010. Ce n’est pas grand-chose, mais je n’ai rien d’autre sous
la main pour l’instant. Comble de malheur, la disparition de l’écrivain coïncide avec une tragédie nationale. J’aurai
bien besoin d’un peu de chronolyse.
On le croyait définitivement
perdu pour les littératures de l’imaginaire, fort du succès – mérité – de ses
romans de terroir. Mais après une compilation de ses meilleures nouvelles dans
le recueil La Vallée du temps profond, paru en 2008 aux Moutons
Electriques sous la direction de Richard Comballot, voici que Michel Jeury
publie un nouveau roman de science-fiction, may le monde, dans la
collection « Ailleurs & demain ». Une œuvre onirique,
expérimentale, qui réjouira les uns et décontenancera les autres.
Auteur
d'un nombre considérable d’ouvrages depuis 50 ans (les premiers titres signés
sous le pseudonyme de Albert Higon datent de 1960) Michel Jeury a réservé à la
collection ailleurs et demain l'exclusivité de ses productions les plus
exigeantes. La première d'entre elles, Le temps incertain, bouscula le
petit monde de la science-fiction française des années 70 qui s'évertuait en
vain de tuer l'image du Père, c'est à dire Jules Verne dans l'esprit du grand
public. Dans ce premier volet d'une trilogie consacrée à la Chronolyse, Jeury
emboîtait -à sa manière- les pas de Dick
et transférait les matériaux conceptuels traditionnels de la
science-fiction (en l'occurrence le Temps) du territoire des sciences dures
vers celui des sciences humaines et des philosophes, se réappropriant le Temps
subjectif de la conscience, de Bergson et de Jankélévitch, au détriment du
Temps mesurable d'Einstein et Langevin.
Quelques
décennies plus tard, il opère avec may le monde un nouveau dynamitage de
la science fiction.
Qui
est May ? Une petite fille suivant une convalescence dans une vaste propriété
appartenant à son grand-père, la maison ronde située à l'orée d'une forêt. Elle
invente des jeux, des aventures imaginaires en compagnie d'autres
pensionnaires, dans l'attente d'un message de sa mère ou du résultat de ses
analyses médicales. Pour un peu, on se croirait dans un roman de la Comtesse de
Ségur, l'ombre de la Faucheuse en plus.
Car, le lecteur le découvre peu à peu, May agonise dans une chambre d'hôpital.
Mais il n'est pas dit que la Mort ait le dernier mot. En effet la petite fille
habite un univers parallèle au nôtre, le Monde 1 situé sur une autre brane
parmi une infinité d'autres peuplées de nos innombrables doubles (1). Et
certains ont trouvé le moyen de voyager entre les mondes…
Dans
ce roman Michel Jeury réactive un de ses thèmes de prédilection, les identités
multiples et l'applique à une vieille lune de la science-fiction : les univers
parallèles. Il rompt en quelque sorte le dogme de l'unicité de la conscience et
invente un concept : le Grand Lien. Chacun de nous est un autre sur un autre
monde et participe d'une Intelligence Universelle. "[…] tous les mondes
contiennent chacun de nous. Et chacun de nous contient tous les mondes."
Le lecteur suit ainsi, au travers de chapitres multiples comme autant de flashs
(près de 70 au total), les oscillations identitaires de quelques personnages
comme Judith et Mark, Mark à la fois physicien puis résident, et journaliste
d'opposition dans une Principauté. Un couple sans cesse reformé au gré des
mondes traversés, à l'image des protagoniste du roman de Priest, Le glamour.
Mais
peut être tout cela (la maison ronde, les personnages du roman, la pluralité
des mondes …) n'est il qu'un "mécanisme de défense" de May clouée par
la maladie, comme le remarque Dominique Warfa à propos des Singes du temps,
la recherche d'une "durée subjectivement éternelle offrant la capacité de
fuir cette douleur " (2)
L'auteur
du Temps incertain décevrait s'il ne s'attaquait à la matière même du
langage. Dans may le monde, il déclenche un feu d'artifice verbal façon Orange
mécanique ou L'écume des jours par la bouche de May tout en
déployant des jeux intra et intertextuels, par exemple les références aux
nouvelles "Elle, elle, elle" et "La fête du changement".
Par la multiplicité des chapitres, la répétition des situations et la
réplication des personnages il brise le temps interne du récit pour aboutir à l’éternité
subjective évoquée plus haut.
may
le monde s'inscrit dans le sillage
d’ouvrages un peu hors normes comme Surface de la planète ou La horde
du Contrevent. Une recherche formelle qui n'exclut pas l'humour et une
subtile gravité. On sort ému de la lecture de ce roman. Il est vrai que
présenté par Michel Jeury comme un livre testament, may le monde ouvre
plus de portes qu'il n'en referme.
(1) Wikipedia : Selon cette
théorie (l’univers branaire), notre univers serait situé sur une 3-brane (pour
des raisons de simplicité, nous dirons simplement brane). Toutes les Galaxies
que nous voyons, toute la lumière qui nous parvient fait partie de cette brane
et ne peut en sortir, hormis la gravitation qui elle voit toutes les dimensions
de l’espace-temps total. Notre brane, ou plus précisément, l’univers
constituant notre brane, flotterait paisiblement dans un super-univers
constitué d’immenses dimensions supplémentaires. Cela voudrait donc dire que
notre univers fait partie d’un ensemble plus vaste.
(2) Galaxies- nouvelle série no 9
Citation: "Une œuvre onirique, expérimentale, qui réjouira les uns et décontenancera les autres" >>> Tout à fait çà. Devant l'alternative binaire de ressenti je suis resté "OFF". Et diablement embêté puisque en SP l'ouvrage m'était venu. Basta, j'ai écrit ce que je pensais.
RépondreSupprimerN'empêche, Jeury ce fut un bon; nombre de ses réalisations me restent accrochées en mémoire, y compris celles incluses en FNA.
PS: la critique est tip top.