dimanche 23 août 2020

Le Rivage des Syrtes


Julien Gracq - Le Rivage des Syrtes - José Corti






Issu d’une famille de vieille noblesse d’Orsenna, le jeune Aldo se lasse d’une vie oisive et facile. A la faveur d’une rupture amoureuse, il obtient une affectation dans un vieux fort dominant le rivage des Syrtes. Cette lointaine région fait face au-delà du détroit éponyme à une terre, le Farghestan, peuplée par un ennemi héréditaire. Innombrables sont les légendes, récits et chants célébrant les hauts faits des conflits séculaires entre les deux nations. Envoyé en qualité d’Observateur le jeune homme découvre un univers austère fait de joncs, de landes, un château pompeusement dénommé l’Amirauté, en état de décrépitude, des troupes démilitarisées employées dans les fermes environnantes.


Publié en 1951 (la même année que Le hussard sur le toit de qui vous savez - enfin si vous lisez un peu ce blog) Le Rivage des Syrtes obtint le Prix Goncourt mais Julien Gracq le refusa pour les raisons invoquées dans son pamphlet La littérature à l’estomac. Impossible à la lecture de ce monument de ne pas évoquer Le désert des tartares de Dino Buzzati traduit deux ans auparavant en 1949. L’attente est au cœur des ouvrages précités, clairement objectivée dans le roman de l’écrivain italien comme l’enjeu assumé d’une vie, mais au départ vague rêverie chez le natif d’Orsenna. Le Farghestan n’existe que par les cartes, les volumes consacrés à ce territoire ayant été récupéré par le Capitaine Marino. Un ennemi invisible, un brouillard historique, factuel, cela aurait pu conduire le roman dans une autre direction. Mais alors qu’Aldo semble s’ensevelir dans la langueur du paysage, des mouvements d’opinion et l’activisme d’une jeune aristocrate vont changer la donne.


L’écriture magnifique dilue presque l’intrigue. Elle surfe sur des descriptions de campagnes et cités dont l’engourdissement gagne l’âme du héros, à l’image de Maremma, Venise imaginaire gagnée par les lagunes, sur les interrogations, les doutes des protagonistes… L’interaction des esprits et des lieux hérite du romantisme comme la thématique de l’attente formulée jadis par Alfred de Musset : « Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore ». Le Rivage des Syrtes est un texte onirique dont les personnages semblent constamment plongés dans un paysage intérieur : Marino vieux capitaine, casemate humaine aux épaules affaissées par les ans, Vanessa Aldobrandi amante d’Aldo, Ophélie en son palais, présente et absente en même temps, habitée par la folie meurtrière de son grand-père. Plus que la parole, l’omniprésence du regard exprime l’éloignement des êtres tout en ouvrant une fenêtre sur leurs abimes personnels jusqu'à la prunelle du redoutable patriarche Aldobrandi, fantôme dont les portraits essaiment les murs du palais de Vanessa. Au chapitre des regrets, Gracq laisse entrevoir le destin d'Orsenna par le truchement d'un Aldo s'exprimant a posteriori des évènements décrits dans le livre. Pourquoi n'avoir pas placé plus en amont ce passage dont on trouve en quelque sorte l'annonce dans le tableau cité plus haut ?


Moins abouti à mon avis dans son propos que le chef-d’œuvre de Buzzati, Le Rivage des Syrtes, par la grâce de son écriture, conduit néanmoins son lecteur dans des chemins de nuit inoubliables.


«Je quittais Belsenza et je m'enfonçais dans le dédale des rues pauvres du quartier des pêcheurs pour gagner le quai où m'attendait la barque. Si impatient que je fusse de retrouver Vanessa, je trouvais parfois un charme à m'attarder dans ces ruelles qui zigzaguaient entre les façades aveugles et les tristes jardinets conquis sur les sables, et où tombaient dès le début de l'après-midi de grands pans de fraîcheur. Il y avait là toute une banlieue morne et houleuse, basculée au hasard sur les vagues du bourrelet de dunes qui marquait le contour de la terre ferme, et dont l'abandon lépreux et l'ancienneté croulante étaient rendus plus désolés encore par la remise en marche des sables que la végétation des jardins brûlés ne fixait plus, et dont on voyait parfois, sous la poussée du vent de mer, les fines aigrettes lumineuses pleuvoir intarissables par-dessus le mur d'un enclos comblé et venir feutrer le pavé étroit, comme autant de cascades de silence ; mais si j'élevais la tête au-dessus du mur, la rumeur acharnée du large et les claquements du vent de mer venaient brusquement me gifler le visage. J'aimais ce silence menacé et ses replis d'ombre, comme suspendus sur une clameur profonde et énorme ; je faisais glisser dans mes doigts ce sable qu'avaient vanné tant de tempêtes, et qui maintenant bâillonnait la ville dans le sommeil ; je regardais Maremma s'ensevelir, et en même temps, les yeux blessés, giflé par le vent furieux qui mitraillait le sable, il me semblait sentir la vie même battre plus sauvagement à mes tempes et quelque chose se lever derrière cet ensevelissement. Parfois au détour d'une rue, une cruche ou un panier de poisson en équilibre sur la tête, apparaissait une femme de pêcheur sous les éternels voiles noirs qui font des groupes à Maremma autant de cortèges de deuil, et dont on ramène un pan sur la bouche pour se protéger de la grêle du sable : elle passait près de moi silencieusement comme un fantôme errant de la ville morte, m'apportant à la fois une odeur de mer et de désert, et toute pareille, ainsi surgie de cette nécropole inhabitable, à ces flammes errantes et funèbres qui s'élèvent et palpitent faiblement sur une terre trop gorgée de mort. La vie s'aventurait sur ces confins extrêmes plus vulnérable et plus nue, dressée sur l'horizon de sel et de sable comme un signe exténué, elle voletait par les rues effacées comme un lambeau de ténèbres oublié dans le plein jour. La lumière baissait déjà sur le large, et il me semblait sentir en moi qu'un désir montait, d'une fixité terrible, pour écourter encore ces journées rapides : le désir que les jours de la fin se lèvent et que monte l'heure du dernier combat douteux : les yeux grands ouverts sur le mur épaissi du large, la ville respirait avec moi dans le noir comme un guetteur sur qui l'ombre déferle, retenant son souffle, les yeux rivés au point de la nuit la plus profonde. »

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Oui on pourrait penser aussi à En attendant les barbares de Coetzee.

A Biancarelli.

Soleil vert a dit…

Je ne connais pas. Avec "Sur les falaises de marbre" de Ernst Jünger, on pourrait faire un dossier sur le thème.

MC a dit…

Il y a un profond jeu de miroir entre Aldo et Aldobrandi. Chef réel, chef virtuel, mais dont la présence va réveiller la Ville et lui donner un destin.
Le premier est le second plus jeune, et son envoi même est peut-être calculé. Le cote rêveur d'Aldo est intégré dans cette manipulation qu'Aldobrandi ne peut pas faire lui-même, et pour laquelle il se sert d'une sorte de héros délégué. Buzzati ne se place pas du tout dans cette perspective-là. Ici, dés le début le drame est joué, puisque le récit est écrit après les évènements. Cf " Quand je considère .. ma patrie détruite, vers le milieu du livre.